La Ville-Archipel
Qu'est-ce que le nom de Breslau éveillerait aujourd'hui à Wroclaw? Sa simple prononciation susciterait-elle le dégoût, la condamnation ou une incompréhension muette? À travers son histoire, la ville a assumé un certain nombre d'identités suivant l'origine du pouvoir en place. Son nom latin était Vratislavia. Avant même qu'un nom lui fût donné on parlait d'une ville insulaire, une constellation d'îlots, un archipel en flotaison sur les eaux froides d'une terre inconue. Un changement de nom est toujours violent et radical. C'est probablement l'acte le plus extrême d'effacement et de réappropriation.
Le passage de Breslau à Wroclaw fut fulgurant de brutalité. C'était le résultat final d'une des entreprises staliniennes de purification ethnique les plus systématiquement menées. Après la défaite nazie la communauté allemande séculaire fut forcée de quitter la Silésie et de regagner une Allemagne ravagée et géographiquement remaniée. Des milliers périrent dans ces déracinements et migrations gigantesques avant comme après le siège de la Forteresse-Breslau par l'Armée Rouge. En même temps les provinces de l'Est de la Pologne tombaient sous le coup d'une politique soviétique de déportation semblable et les populations furent menées de force vers Breslau, qu'elles étaient vouées à occuper. La plupart venaient de Lvov en Ukraine.
Les convois arrivèrent par les chemins de fer dans une région hostile et inhospitalière, la Silésie, qui venait d'être rattachée å la Pologne réincarnée. Les formes architecturales de la ville incendiée étaient étrangères à leur vue. Les réfugiés s'établirent dans les vieux immeubles de pierre grise calcinés et les familles allemandes encore présentes, si elles n'avaient pas été expulsées d'emblée, devaient parfois cohabiter avec les arrivants. Le processus de dégermanisation et de 'reconfiguration' culturelle était total et frappait l'ensemble du passé allemand. De façon très symbolique de nombreux édifices encore intacts après les combats furent démantelés pour aider à la reconstruction de la Vieille Ville de Varsovie.
À la vue de Wroclaw, des idés et sentiment très diffus gravitant autour des notions de mémoire et d'appartenance s'engouffrent dans les interstices de la ville et la gagnent dans sa totalité. On ne peut s'empêcher de penser à la jeunesse du passé de la population face à l'ancienneté des rues. C'est comme si la ville était une conque vide que l'on aurait repeuplée de mémoires multiples venues d'une terre étrangère, une membrane translucide et étrange où seraient prises les présences immatérielles de populations depuis longtemps disparues. Wroclaw est architecturalement une ville allemande - les environs de la vieille Kaiserstrasse (Plac Grunwaldzki) ressemblent à Kreuzberg avec leurs rangées de hauts immeubles lourdement ornés. Les surfaces architecturales renvoient constamment à des souvenirs de dépossession, de déracinement et de catastrophe historique.
De façon plus fondamentale la mémoire ultime de la population de Wroclaw semble trouver son origine autre part, comme un point excentré qui serait étranger à la ville présente. Peut-être Lvov ou une ville baltique, mais pas Breslau. Si bien que l'on a l'impression que la ville est peuplée d'habitants sans longue mémoire d'elle, flottant dans un espace pas encore totalement possédé, dans une sorte de non-coîncidence des histoires - celle de la ville physique et celle de la population - qui constituent le lieu, un télescopage de plaques mémorielles d'origines différentes. Au moment des grandes innondations de 1997 personne ne s'attendait à un tel désastre car personne ne savait. La mémoire des anciens débordements de l'Oder s'était éteinte avec les populations allemandes qui la véhiculaient.
Le vieil Hôtel Monopol est au centre de Wroclaw. C'est une pièce montée de l'époque impériale prussienne, mais d'une taille assez modeste pour lui donner un air vaguement intime. Ses longs couloirs aux tapis rouges, ses colonnes et escaliers monumentaux témoignent des fastes de l'époque mais un certain sens de la cérémonie survit dans le silence écrasant de ses étages. Le temps en est comme décéléré, embourbé dans la lenteur générale qui a gagné l'endroit par tous ses interstices. Le vieux luxe figé par des années de pénurie. Les chambres aux plafonds hauts ont été divisées et réaménagées de façon aléatoire, une démocratisation par les bruits de salles de bain d'un espace jadis exclusif. La vue donne sur l'opéra, qui paraît desert et en chantier pour une durée infinie. C'était là, dans la pénombre des fins d'après-midis d'hiver, que l'esprit de Breslau/Wroclaw se laissait voir dans toute son intensité. C'était là que j'ai lu son histoire.
Sur la complexité historique de Breslau/Wroclaw: Norman Davies & Roger Moorhouse, Microcosm: Portrait of a Central European City (London: Pimlico, 2003).
What would the name 'Breslau' mean in today's Wroclaw? Would its utterance be frowned upon, condemned or would it simply not conjure anything up to the city's inhabitants? The place assumed many identities throughout its history, depending on who was ruling the area at the time. Its Latin name was Vratislavia. Before any name was ever given it was known as the Island City, a constellation of islets, an archipelago floating on the cold waters of a faraway land. A change of name is something violent and radical, probably the most extreme act of erasure and re-appropriation.
The transition between Breslau and Wroclaw was harrowing in its brutality and the result of one of Stalin's most thorough operations of ethnic engineering. After the Nazi defeat the century-old ethnic German community was forced to flee and resettle in a much reduced motherland. Thousands lost their lives in those gigantic displacements, before as well as after the siege by the Red Army. Concurrently the eastern reaches of Poland were being ethnically cleansed by the Soviets and the expelled natives resettled in Breslau. Most came from Lvov in the Ukraine.
The new populations came to a hostile, inhospitable Silesia, which had by then been integrated into the new Polish state. The architectural forms of the charred city were alien in their strangeness. The refugees took possession of deserted blocks of flats and German families would sometimes co-exist with newcomers until their eventual departure, unless they had been forcibly expelled in the first place. The process of de-germanisation and 're-culturation' was total and indiscriminate. In a very symbolic act a number of relatively unscathed buildings were torn down in order to supply building material for the reconstruction of Warsaw's old centre.
Walking through today's Wroclaw ideas and feelings around the issues of memory and place surge into the physical fabric of the city. One can't help thinking that the community is far younger than the place it inhabits. It is as if the city were an empty vessel that had been repopulated with memories from another land, a strange, alien envelope full of the traces of its invisible, previous dwellers. Visually Wroclaw is unmistakably German - the surroundings of the former Kaiserstraße (Plac Grunwaldzki) look like Kreuzberg with their rows of tall, ornate Mietskasernen. Architectural surfaces are a constant reminder of stories of dispossession, displacement and historical rupture.
More fundamentally Wroclaw's ultimate memory must originate somewhere else, in Lvov or the Baltic lands, but not in Breslau itself, so that one has the vague feeling of a city inhabited by people who have no actual far-reaching memory of it, who are historically 'floating' in it, so complex is the configuration of the strata of successive pasts, between the physical city and its people, the collision of trajectories of radically different origins. When the floods happened in 1997 no one was prepared for the devastation that ensued as no one knew what the Oder had wreaked earlier in the century. The knowledge of former catastrophes had long gone with the city's German population.
The old Monopol Hotel stands in the centre of Wroclaw. It is an extravagant, Wilhelmine affair but is small enough to feel intimate. Its long, carpeted corridors, columns, pilasters and sweeping staircase testify to its past grandeur but it has the tranquillity and genteel air of a place where time is coiled upon itself after the slow descent of silence in the recesses of its history, in the muted memory of old luxury and celebrations. The small converted, flimsily partitioned bedrooms look out onto the old Opera House, which looks empty and in the throes of an endless renovation project. It was there, in the twilight of premature winter evenings, and nowhere else, that the spirit of Breslau/Wroclaw was flickering at its most intense. It was there that I read its story.
On the complexity of Breslau/Wroclaw's history: Norman Davies & Roger Moorhouse, Microcosm: Portrait of a Central European City (London: Pimlico, 2003).
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