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19 February 2005

Banlieue de la Mer

"Ici c'est S. Thala jusqu'à la rivière.
Et après la rivière c'est encore S. Thala."

(Marguerite Duras, L'Amour)

 

Saltdean Lido, Brighton

J'ai vu Muriel de Resnais pour la première fois sur grand écran à la Berlinale. C'est rare. Même à Paris je crois ne l'avoir jamais vu joué nulle part. Les yeux de Delphine Seyrig me paraissaient plus clairs et d'un bleu lumineux, saturé par endroits d'un vert profond. Les mosaïques du casino municipal étaient aussi uniformément bleues. Sa masse est une grande caisse vide illuminée de l'intérieur pour des fêtes intemporelles. On le voit par intermittences, son volume hermétique posé dans des jardins de rocaille surplombant le port. La banalité pluvieuse du Boulogne de Muriel est pour moi bien plus significative que la somptuosité impériale de Marienbad ou la symbolique historique de Hiroshima, sa portée émotionnelle bien plus vaste. C'est un film de bord de mer, de port bombardé et reconstruit à neuf dans un béton qui est le même que celui du Havre ou de Royan, station balnéaire elle aussi dotée d'un grand casino circulaire, aujourd'hui démoli. C'est une histoire perdue de deux amants dans une ville flottante, une mémoire enroulée sur elle-même, un accélération brusque du temps dans la fadeur généralisée.

La bande originale de Hans Werner Henze - aujourd'hui introuvable - est d'une beauté poignante. Elle ponctue d'un lyrisme effondré les déroulements de vies propulsées dans les rues de Boulogne , accompagne les égarements des couples autour du casino la nuit et clôt le film de façon déchirante lorsque Simone à la recherche de son ancien époux pénètre dans l'appartement déserté, après l'éparpillement soudain des vies qui l'occupaient. C'est cette symbiose entre la musique, l'impact esthétique de la nouvelle architecture et les destinées individuelles lancées dans des trajectoires sans fin qui donne au film sa puissance expressive unique. Cette conjonction entre composition sonore et formes architecturales est magistrale dans la scène de la dénonciation d'Alphonse par Ernest, où, dans une coïncicence parfaite des rythmes, les ébranlements percussifs ponctuent les plans de plus en plus serrés de la tour corbuséenne qu'habite Hélène. Nouvelles formes cinématographiques, musicales et architecturales se fondent dans Muriel et affirment son absolue modernité. Henze écrira vingt ans plus tard la musique de L'Amour à Mort. Elle n'interviendra que pendant des intermèdes sans images, juste emplis d'une neige de particules en suspension sur un fond d'azur.

C'est la musique d'un scénario inlassablement rejoué, où j'attendais dans cette ville de falaises que l'on vienne à moi et revivais le souvenir d'un événement ancien, un abandon que je pensais exemplaire mais déjà inaccessible dans la disparition de ses protagonistes. Mes étés dans les stations balnéaires du Sud de l'Angleterre étincelaient de l'imaginaire durassien, dans l'embourbement du temps et l'exaspération du désir. J'imaginais que toutes les villes de la côte avaient fusionné en un immense magma nommé T. Beach et rêvais que Henze avait écrit la musique du film de Lol V. Stein, jamais réalisé. Muriel est un film d'une élégance rare, et non moins élégantes la gestuelle et les intonations lancinantes de Delphine Seyrig. Duras, qui était d'un amour sans bornes pour ses actrices, a écrit merveilleusement sur sa voix dans un article de 1969 intitulé Delphine Seyrig, Inconnue célèbre, et repris dans Outside. Voir Seyrig se lancer dans les rues de Boulogne sur Mer et courir à perdre haleine le long du nouveau front de mer, c'est tout voir de la liberté des rues, de la perte de soi dans l'espace et du ravissement de l'être par des histoires illimitées.

 

fast forward Un essai sur la représentation du temps dans Hiroshima, Marienbad et Muriel, s'inspirant largement de l'image-temps deleuzienne: Sarah Leperchay, Alain Resnais, une Lecture typologique (Paris: L'Harmattan, 2000).

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