Cité des Enfants Rouges
Cela m'est revenu une nuit, brutal et entier. C'était un mercredi après-midi pluvieux juste après l'école. Ma mère nous avait envoyés, mon frère et moi, voir le nouveau film de Goldorak qui passait au cinéma local. C'était un événement rare, que pareille nouvelle nous parvienne au point que quelqu'un se fût donné la peine de vérifier l'heure du spectacle. En chemin nous étions passés chercher une amie de classe qui habitait au centre de la cité, là où commençait l'enchaînement des esplanades. Celles-ci étaient disposées à angle droit et bordées de boutiques, chacune ponctuée d'aimables folies multicolores et autres structures oniriques destinées à stimuler le pouvoir créatif et le désir de dérive urbaine des ouvriers logés là. Il fallait toutes les traverser pour arriver au cinéma, qui se trouvait à l'autre extrémité de la dalle commerçante. C'était une sorte de bunker en colimaçon aux parois de béton cannelé bâti au-dessus d'un parking souterrain. Il avait été construit après-coup, car auparavant il n'existait rien dans la cité interplanétaire où les familles déshéritées des taudis parisiens avaient été déplacées par milliers quelques années plus tôt. Pas même une église. Un désir de sociabilité permanente devait supplanter les besoins d'un autre âge.
Nous attendions le début de la séance à l'extérieur du cinéma. Des deux côtés, les dégagements des esplanades où la population était invitée à se rencontrer dans des échanges jouissifs et infinis. Soudain quelques garçons que je ne connaissais pas sont venus de loin et une fois arrivés à notre hauteur m'ont agoni d'injures. Devant mon frère et l'amie d'école la terreur et la honte m'ont achevé. J'ignore s'ils passaient par là ou si comme nous ils venaient voir Goldorak-Le Film, qui ne devait d'ailleurs être qu'une version distillée du dessin animé. S'imagine-t-on seulement ça? Un film DE Goldorak. Nous n'allions jamais nulle part et notre seule concession à l'essor de l'industrie cinématographique était d'aller voir Goldorak. Nous remontions les places les unes après les autres en sens inverse. Il n'y avait toujours personne. C'était un mercredi après-midi maussade et les ensembles monumentaux semblaient dégradés par les traînées noires de pluie, une sorte de composition lugubre à la de Chirico de chaque recoin de laquelle émanait une âcre odeur de pisse. Nous laissions l'amie en route et je me retrouvais seul avec le frère, un peu plus changé, un peu plus tremblant. Nous sommes rentrés rapidement vers la mère qui attendait. Juste à temps pour Candy.
Cela encore m'est revenu il y a quelques jours à la descente du train. Quand j'étais enfant j'avais une bicyclette rouge. Je ne sais plus à quel âge on me l'avait offerte mais je sais que je l'ai gardée longtemps. Mon frère avait la même en bleu. Alors que j'approchais de l'adolescence nous avons déménagé vers une banlieue soporifique du sud de Paris. Mon nouveau collège se trouvant à environ une demi-heure de marche nous avions pensé qu'un vélo serait le bienvenu. Comme dans ma famille rien ne se perd, le petit vélo rouge a donc repris du service. Mais à quatorze ans cela paraissait un peu incongru de circuler sur une bicyclette visiblement conçue pour un enfant de six. La chose n'a échappé à personne et le vélo, d'un rouge de plus très vif, est vite devenu une célébrité. Il avait 'Miniped' inscrit en grosses lettres blanches et argent sur le cadre, ce qui d'emblée mit la puce à l'oreille de certains. Mes jeunes voisins, deux beaux gosses dont le sens fraternel nous faisaient envie, à mon frère et moi, s'en gaussaient ouvertement: imaginez-vous, un gamin un brin efféminé juché sur un vélo nommé 'Miniped'. L'ironie me semblait aussi cruelle que brillante.
Parfois, lorsque la pause du déjeuner était trop courte pour faire l'aller-retour à pied, ma mère venait me chercher sur 'Miniped' - dont elle devait avoir elle aussi besoin. Je m'installais donc sur le porte-bagages et nous nous frayions tous deux un passage au milieu des groupes d'écoliers qui n'en perdaient pas une miette et parfois même nous invectivaient: la pédale et sa mère dans leur numéro hebdomadaire d'équilibristes sur le 'Miniped'. Un 'nouveau' vélo a par la suite fait son apparition d'on ne sait où. Il était blanc, un peu plus grand que l'autre mais tout aussi pourri, et encore une fois fait de toute évidence pour un gosse. Comme mon lycée se trouvait encore plus loin je pus disposer du vélo blanc, qui pour un élève de seconde faisait un peu anachronique. Il ne resta pas longtemps dans la famille puisqu'un mercredi on me le ravit. C'était à l'un des gymnases municipaux qui faisaient partie du complexe de terreur sportif de la ville. Je sais qu'il n'a jamais été véritablement volé et qu'il ne s'agissait que de rigoler un peu aux dépens du propriétaire d'un si petit vélo. Je rentrai en tout cas à pied ce jour-là, écœuré de la méchanceté des hommes. Ma mère en fut elle aussi dégoûtée.
Plus tard elle acheta un grand vélo noir, dit "Hollandais" - ou du moins une approximation de l'original qui à l'époque faisait fureur. Il faisait nettement plus adulte et je pus en disposer après avoir décroché un job d'été au centre de tri de la poste. La distribution du courrier était ardue et le deuxième ou troisième jour "Hollandais" le pensa aussi quand, sous le poids de sacoches remplies à rabord et mal fixées il se démantela purement et simplement sous moi, me laissant à terre avec tout le courrier du quartier éparpillé sur la route. Après avoir donné l'alerte du pavillon d'en face ma mère arriva à la vitesse de la lumière et nous achevâmes ensemble la distribution du courrier en voiture avec le reste de la famille. Ce fut le dernier jour à la poste, le dernier vélo et peu après tout le monde partit en vacances sans moi. J'étais seul dans l'été. J'allais à Paris faire l'amour avec des hommes rencontrés sur les berges de la Seine. Parfois j'en amenais même à l'appartement barricadé dans l'ombre. Comme ils l'avaient tous si finement prédit, l'enfant-Miniped était bien l'un d'eux.
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