Das Schweigen
Collection de textes sur ma prise de possession de l'allemand lors de mes premiers mois à Berlin, ou comment l'intégration de son étrangeté fondamentale était la condition essentielle à mon insertion sociale dans cette ville.
Dans Persona de Bergman, l'actrice Elisabeth Vogler a renoncé à toute parole et jouit de la plus stupéfiante des libertés, celle de l'affranchissement du langage, l'ultime désir de ne plus devoir recourir à la sinistre mascarade. Comme pour dire que ce n'est plus la peine, qu'elle, Elisabeth, a compris plus que les autres que le mensonge devait finalement cesser. Elle se taît et semble par là sonder un mystère fondamental. Un bouleversement sans retour dont elle sortirait régénérée (ou peut-être pas) et dont la puissance de transfiguration me fait penser à une autre Elisabeth, que j'imagine physiquement très semblable - les longs cheveux bruns, le regard liquide, la silhouette gainée de noir, la tabagie - la Élisabeth Alione de Détruire, dit-elle, où les mêmes thèmes de dilution et d'interchangeabilité des êtres ("une masse de goudron") se trouvent aussi présents.
J'ai décidé d'apprendre à parler après six mois de silence en Allemagne. C'est une venue au monde qui devait finalement avoir lieu. Je m'élance dans les mots qui, dans leur passage en lentes nappes sonores, défilaient devant moi comme des poissons d'or et me traversaient dans leurs trajectoires sans fin. J'étais littéralement criblé de langage mais sans incidence sur lui. Les mots étaient tenus à distance et recelaient une puissance expressive rêvée, une structure sonore dont je tentais, ébahi, de saisir les mouvements et pulsions intrinsèques. Je voudrais me laisser mettre en forme, constituer par la langue, me laisser prendre dans les réseaux de sons enchevêtrés qui se répandent dans l'espace limpide. Il y a longtemps j'ai lu que c'est le langage qui nous parle et non l'inverse. C'était un livre sur Lacan pour débutants. J'avais trouvé cette idée merveilleuse.
L'allemand est une langue futuriste et étincelante d'odyssées interplanétaires, de vaisseaux spatiaux constitués de modules combinables à l'infini. De la signification est produite par les assemblages complexes d'éléments de bases dotés d'un sens ouvert et configurable à merci. C'est une langue à particules - séparables ou non - tels des dispositifs linguistiques miniaturisés mais terriblement puissants une fois accolés à d'autres vecteurs. Des préfixes tels que ver-, ent- ou zer- affectent en profondeur le verbe dans lequel elles viennent s'emboîter comme un module de pilotage. D'autres, comme empor-, entgegen- ou hintan-, sont rares et dans le mystère de leurs sonorités on se demande quelle pourrait être leur fonction transformatrice. Enfin l'allemand est plein d'une neige de particules infimes qui densifient l'air, ces ja, mal et doch qui ponctuent le discours et sont comme fermées sur elles-mêmes dans leur élémentarité et leur puissance nucléaire. Le Français n'a pas à mon sens cette flexibilité de structure démontable. Il est d'une grâce onctueuse, plus enrobé, plus 'constitué a priori '. Il n'a ni la gracilité cinglante de l'allemand, ni le caractère ludique d'un grand jeu de construction à partir duquel les structures les plus fantastiques se laissent créer rien que pour voir.
Je vivais ailleurs, dans les villes de mon passé que je revisitais en permanence. Berlin se présentait dans l'idée d'un avènement futur, une myriade de scénarios virtuels où ma vie aurait d'une façon ou d'une autre trouvé sa place. Les mots étaient marmoréens, des formes architecturales statiques baignées d'une lumière pâle et désincarnée. Après six mois je tombe dans le langage comme dans un temps qui s'emballerait brusquement. Je me prête en reflet aux nouvelles sonorités, les laisse retentir en moi, une caisse de résonance de sons étrangers sans volonté de mimétisme ou d'appropriation. À la différence de l'anglais que j'ai voulu posséder dans un désir forcené d'éradication de mon histoire, l'allemand marque un degré supplémentaire dans la disparition du sentiment d'appartenance nationale, le début de la fadeur géo-historique et l'acceptation de la multiplicité des passés. C'est pourquoi j'aurai de la langue une interprétation personnelle, un peu à la façon du Français parlé par Delphine Seyrig ou Anna Karina, l'étirement inhabituel de durées sonores recréées par elles seules. Au-delà de toute volonté d'occultation et de disparition dans la langue réside un pouvoir de transformation, d'affirmation et de renouvellement inouï.
In Bergman's Persona the actress Elisabeth Vogler renounces language and enjoys the boundless freedom brought by the enfranchisement from words, as in a sudden realisation of their intrinsic uselessness and grim vanity. She did away with the farce and before everybody else put an end to the pathetic lie of human intercourse. She remains silent throughout the film and her still, clad-in-black, doe-eyed presence seems to plumb the depths of an unknowable mystery. It is an irrevocable act from which she was to re-emerge transfigured (or maybe not). She experiences the final dilution and the interchangeability of beings, stripped of all personality and the illusion of power that language gives, even letting a stranger speak for her.
I decided to resume speaking after six months of silence in Germany. This descent into the world was eventually meant to happen. I was dreaming of hurling myself into words which were gliding past me like glittering particles in slow-moving layers. I was riddled with language but without any effect on their endless trajectories. Words were kept at a distance and were full of the dreams of expressive power, sound micro-structures whose inner energy and pulsations I was trying to absorb, mesmerised. I wanted to be given shape to, fashioned by language, immersed in a denseness of sounds shooting through the luminiferous ether. I read a while ago that it's language that speaks us and not the other way around. I think it was an introduction book to Lacan. I found the idea wonderful.
German is a futuristic, gleaming language of interstellar odysseys, of spaceships made of infinitely combinable parts. Meaning is produced through the complex assembling of basic, modular elements whose generic content is open to endless reconfigurations. It's a language of separable (or not) particles akin to tiny linguistic devices which become extremely powerful when affixed to other vectors. Prefixes such as ver-, ent- or zer- deeply affect the meaning of the verb they dock themselves to like a detachable capsule. Others, like empor-, entgegen- or hintan- are very rare and from their mysterious tones one wonders what kind of transformative function they fulfil. German is also full of a dense snow of minute particles that fill the air of those ja, mal and doch that dot speech and seem closed on themselves in the elementariness of their nuclear force. In my opinion French doesn't offer such a structural flexibility. It has a smooth, slightly unctuous grace and a kind of 'fully-formedness' or 'finite constitutedness'. Neither has it the sharp slenderness of German, nor the playfulness of a gigantic construction set with which fantastic structures and combinations are tried out just for the sake of sheer experimentation.
I was living somewhere else, in the cities of my past which I kept revisiting. Berlin was seen in its potential incarnations, a myriad different scenarios into which my life was somehow to fit in an indefinite future. Words were marmoreal like static architectural forms caught in a pale, abstract light. After six months I'm falling into language as into a suddenly racing time. My body is a blank surface echoing strange sounds, a resonance chamber in which they vibrate and glow. Unlike the English language which I'd try to claim for myself and own in a frenzied attempt to eradicate my history, German opens a new stage in the slow obliteration of national belonging, the start of a time of geo-historical blandness and the acceptance of my multiple pasts. I will interpret the language in a unique way with its own set of inflexions and durations, colours and rhythms. Within the shell of an empty linguistic structure blazes a transforming, self-affirming power and the celebration of my irreducible alienness.
"Je suis venue à Berlin pour découvrir que je ne savais plus respirer. Ni respirer et ni tout le reste. Respirer est la chose la plus difficile. Et le réapprendre est ce qui dure le plus longtemps. Et sans respirer on ne peut pas faire la cuisine. Et encore moins parler. S'exprimer. Et si on ne peut pas s'exprimer, alors il ne sert à rien d'être d'être venu à Berlin. Même Paris ne peut être d'aucune aide."
(Carmen-Francesca Banciu, 'Berlin est mon Paris',
in Les Temps Modernes n° 625, août-novembre 2003)
Mon attitude face à l’allemand vacille entre un désir intense d’intégration et un sentiment d’aliénation récurrent. Le passage de l’un à l’autre, déclenché par des événements microscopiques (un mot mal infléchi, une confusion d’article) est soudain et violent. Le rapport à la langue a des implications qui transcendent le cadre de la simple performance linguistique pour affecter mon être même, mon sentiment d'appartenance dans ce pays. C’est comme naître à une forme de sensualité neuve, au plaisir d’articulations inconnues et de structures fantastiques, et se trouver soudain propulsé du domaine du plaisir même, terrifié par l’étrangeté incontrôlable de ce qui se dérobe et ne livrera jamais totalement son sens. La peine de se sentir flotter autour de quelque chose de désirable, qui rutile sans s’ouvrir, l’idée que l’on ne sera jamais vraiment chez soi dans la langue, le sentiment d’un re-commencement perpétuel, trouvent pour corrélat la jouissance du dévoilement des mots, du mystère entêtant des constructions, des déclinaisons - autant d’incarnations d’un mot liquéfié et reformé, les particules dont l’air est saturé et qui strient l'espace dans leur puissance atomique.
Mes passages au bureau de poste de la Chausseestraße sont révélateurs de mon statut socio-linguistique dans ce pays et de mon rapport émotionnel à la langue - une ontologie de l'appartenance. C'est là que mes premières 'victoires' ont été remportées. Des victoires infinitésimales dans ma confrontation à l'étrangeté de nouvelles sonorités concrètes - comme il existe une musique 'concrète'. Le fait de se trouver dans un pays dont la langue demeure un mystère inextricable - que l'on désirerait ardemment éclaircir et réduire raisonablement pour pouvoir fonctionner socialement - est une situation inédite. Ainsi ces visites me donnent-elles l'occasion de me sentir dans la langue en situation 'réelle'. Dans la plupart des cas je m'en sors sans l'obligation de communiquer avec quiconque. Seul un remerciement suffit. Je me souviens de mes premiers remerciements. Ils se réverbéraient dans l'air et atteignaient mon interlocuteur dans une netteté, un accent d'origine indiscernable, une articulation précise et appuyée. Ce sentiment m'avait inspiré une joie immense. C'est par là que la possession de la langue devait commencer et le reste découlerait tout naturellement de cet événement fondateur, ce bonheur dans les rues, celui d'avoir parlé là, avec les mots et les intonations de cette culture que j'avais toujours contemplée de l'extérieur et à laquelle je pouvais prétendre commencer à appartenir. Comme une promesse de révélation, un accès possible dans l'intériorité de ce qui semblait toujours devoir se dérober, peut-être une vision furtive de l'âme au cœur de laquelle viser.
L'allemand ne se laisse pas aisément investir, peut-être parce que je n'ai jamais eu de rapport émotionnel à lui et que longtemps il n'a eu qu'une valeur purement académique sans influence sur le cours de ma vie. Avec les années de lycée discréditées comme toutes les années de banlieue, l'enseignement que j'en ai reçu n'a pas survécu au carnage général. Tout au plus restait-il un intérêt pour sa grammaire et ses sonorités qui se trouvait réactivé par intermittences sous l'influence de certains films. Un devenir diamétralement opposé à l'anglais qui m'avait laissé glisser en lui de façon fluide et continue, puisque c'est dans cette langue que tous mes malheurs et désirs frustrés étaient véhiculés, d'où le grand pouvoir de séduction de son immédiateté et de sa compacité. Rien de tel avec l'allemand, qui faisait l'effet d'une construction lointaine, haute et translucide, que l'on pensait approcher de nouveau un jour comme une connaissance brièvement cotoyée mais perdue de vue dans le regret de ne pas l'avoir mieux cernée. La confrontation attendue a donc bien eu lieu après mon départ d'Angleterre et celle-ci reste polie, emprunte d'une certaine timidité ricanante et d'une maladresse nées d'un manque de familiarité - que je n'ai même jamais eue même durant mes études. Donc l'espoir de prendre cette langue à bras le corps, de la faire mienne comme les autres est bien réel, mais nul ne sait quand je me sentirai vraiment investi, possédé par elle. À quel signe le saurai-je? Y a-t-il un sentiment particulier pour cela? Une chaleur soudaine dans la corporéalité trouvée?
Et si cela était la leçon fondamentale, l'anti-Angleterre de ma vie, l'abandon de toute prétention à une quelconque appartenance nationale dans le dévoilement de mon étrangeté et la curieuse sérénité qui vient de la certitude d'une alienness qui n'a aucune raison de prendre fin. Cela passe par l'affirmation d'une altérité déjà avérée et un certain degré de performance dans le rôle de l'Européen doté d'un accent sans origine connue. La légèreté qui naît du sentiment d'être culturellement non-identifiable est très neuve dans ma vie. À Londres on ne m'aurait jamais pris en flagrant délit d'erreur syntaxique, mais ici se produit quelque chose d'inattendu et de troublant, une dilution des certitudes identitaires, l'inévitabilité avec laquelle ces notions sont frappées de fadeur, leur inutilité fondamentale face au bonheur du flottement et de l'indétermination - le droit à l'erreur. Et si l'Allemagne devait justement marquer la fin des vieilles frayeurs d'être confondu dans mon étrangeté. Mon besoin d'appartenance était inconditionnel alors qu'ici il pourrait bien devenir aussi irréel que caduque, une aberration appartenant à un autre temps. Ne subsiste que l'amour absolu que j'ai pour cette ville et ses connexions au-delà des frontières du pays dont elle est le haut lieu symbolique. Au devant de moi s'étendent toutes ces autres villes d'Europe Centrale dont je suis aussi, par le pouvoir de l'imaginaire, partie intégrante.
"Je suis une partie de Berlin. Je ne suis pas encore moi. Je me mesure à moi-même et au monde. Je laisse des traces. Elles sont aussi une partie de Berlin. Du Berlin qui va devenir Berlin. Berlin qui n'est pas encore Berlin. Ce lieu imparfait ne peut pas se passer de moi. Berlin est mon Paris." (ibid.)
First published as Particules Lumineuses, 2005.
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