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04 February 2005

Dimanche à Orly

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Toilettes de l'Aéroport d'Orly

Orly n'a presque pas été transformé. Les grands espaces publics ont gardé leur caractère épique, leurs baies vitrées immenses, leurs couronnes de lustres dorés aux arrivées. Le bleu de l'extérieur ponctué de stores jaunes ne s'est jamais affadi. Dans mon enfance Orly avait un air fantastique et puisamment futuriste. Le terminal enjambait la Route Nationale et était d'une élégance unique. On se retournait pour regarder le cube bleu s'éloigner à l'horizon. Il occupait une place primordiale dans la mythologie nationale, avant que Roissy n'usurpe le titre d'aéroport parisien en chef sans jamais parvenir au même statut fantasmatique. Il apparaît dans les premières secondes du Play Time de Tati (du moins sa reconstitution dans l'immensité de Tativille) et de nouveau à la fin au moment du départ des touristes, l'un des moments les plus émouvants du film. Godard y a aussi tourné Une Femme Mariée et la séquence centrale de La Jetée de Chris Marker est photographiée sur la terrasse d'observation où les foules s'amassaient le dimanche. Un jour ma mère m'a raconté ses moments de jeunesse passés là. Avec une amie d'école elle prenait le bus et investissait le grand cube bleu plein d'air pour se mesurer à cette modernité qui avait tout pour émerveiller. Elles grimpaient les escalators en riant et se faisaient tirer le portrait à n'en plus finir dans les photomatons. Parfois il y avait des mouvements de foule quand quelque célébrité débarquait là. C'était le grand aéroport de Paris, le seul, le magnifiquement bleu. Après une journée passée ainsi elles reprenaient le bus en sens inverse, vers sa ville vieillotte de meulière. La jeunesse de ma mère a pour équivalent la jeunesse de la modernité avec laquelle elle coîncide parfaitement. C'est l'image flottante d'une jeune fille blonde à l'aube de la vie riant aux éclats dans les grands salons de l'aéroport et courant dans les espaces en enfilades, une image fragile et solaire que personne - ni Tati, ni Godard - n'a filmée et que je suis seul à pouvoir imaginer.

Arriver à Orly me ramène à tous ces niveaux d'imaginaire, celui des films, celui de mon propre passé et celui du fantasme collectif. Et pourtant j'ai déjà envie de repartir. Je ne sais jamais vraiment pourquoi je viens à Paris. J'ai peur de ne plus savoir quoi y faire tant ma perception est incapable de régénération. Je voudrais tenir cinq jours les yeux grands ouverts sans faiblir, ce qui ne peut être encore possible que dans ses zones flottantes, la Petite Ceinture, le Périphérique, la Banlieue... Je rêve de recréer radicalement mon histoire en ces lieux, déterminée selon mes propres désirs et non plus tributaire d'un passé où ma position face à la ville était empreinte de victimisation et forgée par la certitude de l'invalidité même de mon être. Une telle vision nécessite l'abolition de tout ce qui pourrait continuer à m'embourber dans ce passé, la ré-émergence d'une mémoire revenant sans cesse sur elle-même dans un radotage stérile. Je voudrais raconter ces histoires à ceux qui ont grandi ici en mon absence, créer une seconde mémoire de Paris qui ne nierait pas la première mais la transcenderait dans son élan. Aujourd'hui je me suis lancé à la recherche du 'livre parfait', celui qui refléterait au mieux mes désirs du moment. C'est une habitude dès que j'arrive à Paris. J'en ai trouvé deux: le premier est un essai sous forme de flâneries sur le tracé du chemin de fer de Ceinture; l'autre un volume très sensuel sur les projets de mégastructures d'après-guerre (parmi lesquels New Babylon figure au premier plan). Les deux se complètent dans mon fantasme concentrique du Paris dont je veux posséder la vision, faute de l'avoir fait lors de mes années d'implosion au centre: la Petite Ceinture, le Périphérique, la Banlieue, là où commence l'immensité véritable.

Cité du Mont-Mesly, Créteil

Hôtel, Porte de Montreuil

Chats de la Petite Ceinture

Tour Saint-Blaise, Square Vitruve, Paris

Dimanche à Créteil. La nuit je rêve très souvent que je me lance à l'ascension de ses tours. Il se passe toujours des choses extraordinaires à leurs sommets. J'ai décidé de voir jusqu'où s'étendait la Cité Céleste, son versant opposé, l'envers de mon monde fantastique, chose que j'avais toujours eu peur d'entreprendre. J'ai donc vu sa fin, sa dilution dans la quiétude de la banalité pavillonnaire, le n'importe où de la banlieue parisienne. Elle est bien moins étendue que je ne l'avais pensé toutes ces années, quand on l'apercevait au loin, blanche et infinie dans ses étagements. À présent ses formes paraissaient peu différenciées et sans relief du fait du rose pâle uniforme dont les autorités municipales avaient tout recouvert dans un effort d'adoucicement visuel à fortes arrière-pensées idéologiques. On nage dedans et l'impact formel des origines est purement et simplement anéanti. En ayant entrevu les limites, en rêverai-je toujours autant?... Je suis parti très tard de chez ma tante, enhardi par l'alccol. La station de métro était déserte et au départ du train la cité s'est rapidement volatilisée, entièrement engloutie dans le noir épais d'un dimanche soir d'hiver. Il restait très peu à voir de ce lieu où je viens constamment chercher des bribes de ma propre histoire.

Lundi matin, gueule bouffée d'herpès: je décide de suivre le tracé de la Petite Ceinture de St Blaise à la Place des Fêtes, deux pôles baroques de l'hyper-modernité à la française. Elle est élusive et se laisse facilement perdre de vue, émergeant par intermittences sur des viaducs à colonnes ou profondément enchâssée dans des tranchées. À ce stade de son itinéraire elle se trouve bien au-delà de la limite territoriale de Paris, si bien qu'on ne sait jamais de quel côté la chercher. Je l'ai perdue juste avant mon entrée dans Belleville. J'ai continué jusqu'à la Place des Fêtes, où au milieu des tours amoncelées se tenait un marché, là où j'avais imaginé mes parents venir danser dans leur jeunesse sous les guirlandes d'ampoules... Puis ébranlé l'après-midi par Garçon Stupide du réalisateur suisse Lionel Baier, ses longs plans fixes sur un sourire de jeune homme plein d'un désir émerveillé, l'apprentissage de la dureté de nuits passées à marcher seul, les successions de corps dans les bars crasseux, les voitures stationnées tous feux éteints, les appartements anonymes. J'ai été jeune à Paris, j'y reviens plein du regret de ce que je n'y ai pas vécu, me surprends à l'espérer encore dans le regard des jeunes mecs croisés, eux qui ont pendant toutes ces années pris possession de ses rues. Ma ville, celle où je serais resté si j'en avais eu la force. Face à leur magnifique assurance et la facilité de leur présence, je me sens illégitime.

Dîner au Train Bleu juste pour perpétuer le fantasme d'un départ de cinéma. Je me dis qu'il n'existe rien de semblable dans aucune autre ville européenne. Les termini de Berlin ont été détruits, ceux de Vienne reconstruits, ceux de Londres abaissés à un fonctionnalisme minimal. Les gares parisiennes ont une présence énorme dans la trame de ma jeunesse. Je me souviens d'amants quittés sur les quais des jours ensoleillés et de mon retour seul en banlieue dans l'appartement abandonné pendant les vacances. Les tunnels interminables de la Gare de l'Est débouchaient sur une ville désertée et inondée de lumière blanche, les enchaînements d'immeubles le long des voies, les immenses viaducs en treillis, la désorientation de se sentir arrivé autre part l'espace de quelques secondes. C'est de Paris que toutes les grandes capitales européennes se profilent de loin en loin. C'est de là que naissent les désirs surhumains de simultanéité des mémoires, d'ubiquïté urbaine. J'ai voulu que ma vie soit vécue à cette échelle. Un romantisme un peu désuet de chambres d'hôtel, d'élégance immuable, d'histoires d'été devenues amères et de voyages interminables au coeur de l'Europe fantasmée.

 

Orly, Siebzehn Uhr

 

"Orly in its first year - was it 1963? - with its gleaming high steel-blue outline, pure and clean, standing alone at the end of the motorway rushing towards it, into it, under it; he used to finish work at midnight and drive from the centre of Paris to Orly; the inside of the airport was huge and brilliantly lit, the echoes crystal-clear (...)"

(François Maspero, Roissy Express: A Journey through the Paris Suburbs)

 

Aéroport de Paris-Orly

A five-day exploration of the concentric outer zones of Paris and the demise of the relationships of my youth. Orly airport has regained the transparency of its early years. The great public spaces have kept their epic quality with their tall plate-glass windows and rows of golden, modernist chandeliers in the arrival hall. The outside blue cladding, set off by bright yellow blinds, is still as I remember it. In my childhood Orly exuded something fantastic and otherworldly. The main terminal building spanned the highway and had a structural elegance that was unique and immediately identifiable. We couldn't help looking back to see the blue glass box vanishing into the distance. In a rare moment of heightened coincidence between architectural experimentation, collective self-representation and historical awareness Orly captured the imagination of the entire nation as soon as it was completed. It would take more than another decade for  Roissy to usurp the title of premier Paris airport, but without the mythical, fantasy-inducing status of its forerunner.

The airport was a prime location in French cinema as new ways of seeing film-making would seize on the mythical power of the place, either as a locus of the dynamism and optimism of the times and a cipher of modernity, or as the recipient of a sharper critique of modernism's worst technocratic excesses. The building appears in the opening scenes of Tati's Play Time (at least its reconstruction in the gigantic set of Tativille) and again at the end in one of the most moving scenes of the film, when the busload of tourists leave Paris. Godard also filmed parts of A Married Woman there. The central sequence of Chris Marker's The Jetty was photographed on the observation deck where plane spotters would gather in their hundreds on Sundays, picnic sets and families in tow. Being in Orly sets me at the confluence of different strands of imagination, the one informing films, the one from my own past and the one of collective myth-making.

Before my flight back my mother incidentally recalled the time she'd spent there in her youth. With a schoolfriend she used to take the bus to the newly-completed airport. She took possession of the blue cube full of air and transparence to absorb the allure of the emerging modernity of Paris. They climbed up and down the escalators laughing and kept on pulling faces in the photo booths. Occasionally there was a commotion due to the imminent arrival of some celebrity or other. It was the great airport of Paris, the only one in its blue magnificence. In late afternoon they would get the bus back towards the peripheric towns they inhabited. My mother's youth is equivalent to the youth of modernity, with which it perfectly coincides. It is the fragile, fleeting image of a young, blond woman on the cusp of adulthood, bursting into laughter along the concourses and running exultingly through the great spaces of a radiating futurity. It is a recurring, dazzling image that no one filmed - either Godard or Tati - and to which I am alone to give shape.

 

fast forward A compelling account of Orly's cultural significance in: David Pascoe, Airspaces (London: Reaktion Books, 2001).

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