Capitale de la Douleur
"Les paroles ont l'air vulgaires et violentes mais c'est tout le contraire. On l'utilise surtout quand on est ému (...) Il faut être très fort en mots pour briller avec ça."
('La banlieue par la bande', Libération, 7 janvier 2004)
Juste au moment d'écrire le texte précédent L'Esquive d'Abdelattif Kechiche sortait à Berlin. Un film radieux qui consiste largement en un enchaînement continu de plans rapprochés sur les visages, une action simple dans un lieu unique, un cadre architectural silencieux en arrière-fond - les Francs Moisin de Saint-Denis et les 4000 de La Courneuve - la sobriété rigoureuse de la scénographie et la beauté du 'prétexte' dramatique: Le Jeu de l'Amour et du Hasard à monter. C'est le tour de force de ce film que d'allier la légèreté du badinage marivaudien à la dureté des rapports de force entre les instances du pouvoir et ceux qu'elles occultent, rapports reproduits à l'échelle des relations entre les sexes. Certaines scènes sont à cet égard d'une puissance terrible. Le contrôle de police, filmé en plan serré à ras de capot - et dont j'imagine qu'il met en scène la célèbre Brigade Anti-Criminalité, créée de toutes pièces par les autorités pour venir à bout du désordre des banlieues - est insoutenable par l'insistance de la caméra sur les visages contorsionnés et en pleurs, la durée pénible de la scène portée à son paroxysme lorsque Frida se fait tabasser avec le Marivaux découvert dans sa poche par la seule flic de l'unité, hurlante et inconsolable qu'on ait pu lui cacher ça. L'humiliation était insupportable, sa réalité pourtant quotidienne, l'évidence du mépris des autorités sans appel.
La même violence fondamentale se manifeste à un autre niveau dans les invectives de la professeure de Français contre Krimo et ses tentatives désastreuses d'incarner Arlequin. Sa frustration, voilée au départ mais de plus en plus déclarée au fur et à mesure de répétitions ratées, explose dans ses exhortations furieuses à sortir de soi, de sa langue, de sa classe, et si possible de le faire avec le sourire et dans la jubilation de la subversion des rôles. La consternation lisible sur le visage de l'adolescent résume tout: il ne comprend pas ce qu'on lui dit. Jouer avec les conventions de classe, langagières ou sexuelles ne veut rien dire pour lui. Il ne voit qu'une autre forme de violence dirigée à son encontre. La rencontre avec Marivaux n'aura pas lieu dans ce choc frontal avec la culture officielle et l'impossibilité de dépasser cette différence. À la fin du beau spectacle joué à la salle des fêtes et auquel tous les parents avaient été conviés on peut se demander quels changements de trajectoire dans la vie des spectateurs comme dans celle des acteurs la représentation de Marivaux a pu provoquer. Est-ce une expérience qui aura changé la vie ou un événement contingent sur lequel le silence retombera finalement? Le film s'achève de façon elliptique sur cette impossibilité de savoir quel chemin chacune de ces destinées prendra après l'événement flottant et hors du temps de la représentation.
Une autre dimension de la violence globale et constamment présente dans le film se manifeste dans la détérioration du rapport entre les sexes - un contrepoint poignant à la légèreté irréelle du badinage style Louis XV - la pression à laquelle sont soumises les jeunes femmes et le contrôle continu dont elles font l'objet, les codes d'honneur qui déterminent l'ensemble des rapports interpersonnels et la résurgence du religieux hypermasculinisé qui, quelle qu'en soit la provenance, est basé sur le mépris absolu des femmes - sur le courage et l'énergie desquelles repose pourtant une grande partie de la cohésion sociale. Leur condition s'est considérablement dégradée dans un contexte plus large de marginalisation des couches les plus vulnérables de la société, leur statut finissant par se reduire à leur simple commodification (valeur marchande dans les rivalités de bandes, monnaie d'échange, la pornographie comme seul rapport possible à la femme, à son corps et à la sexualité en général). Le passage à tabac de Frida, les réputations de pute qui collent pour un rien aux unes ou aux autres relèvent du même mécanisme et représentent le stade ultime d'une chaîne ininterrompue de petites violences s'exerçant à tous les échelons, le lieu final où tout vient s'engluer: Les Francs Moisin, Les 4000, La Grande Borne.
In the midst of my perpetual reflections on and recollections of my past in the Paris Region, a radiant film by Abdelattif Kechiche, L'Esquive, came out here in Berlin. The film, whose infinitely elegant staging is as stripped as a theatre production, consists of a simple plot (a nascent love story intertwined with the rehearsal of a Marivaux play for an end-of-term performance) and is full of long, sensual close-ups of the young actors' faces. The architectural setting is also discreetly present in the background, far removed from the pyrotechnics of usual media representations of the French banlieues. This lightness of touch contrasts sharply with the bitterness of the confrontation between youths from the peripheral zones and the authorities. The educational system first of all, where social differences are laid bare and shown in their harsh unsuperability. During a cringe-inducing classroom scene the literature teacher, at the end of her tether, lashes out and exhorts Krimo, a teenager with a poor understanding of the transcendent potential of acting, to go beyond himself, class and language, and play with the codes and conventions of social constructs.
And then there is the police, which only appears in one particularly unbearable scene. The ID control - carried out by officers from the infamous Brigade Anti-Criminalité, a special unit set up to crack down on antisocial behaviours in troublesome areas - is a devastating piece of cinema as the camera insistently zooms in on the teenagers' faces, contorted with pain and fear as they are flung against the car bonnet to be searched and showered with abuse. The terribly long scene reaches its climax as one of the officers - the only woman in the crew - discovers a copy of the Marivaux play on one of the girls and lashes out, bashing her around the head with the book in a fit of rage and power frenzy. The scene, in its unrelenting humiliation and seething anger is a bare, unmitigated indictment of a system that repeatedly resorts to arbitrary force to quench social unrest. In the Sixties the no less infamous Brigade Z was created with the same intention of intimidating and brutalising the marginalised populations of the shantytowns which at the time were still ringing Paris. Only the light, cheerful voices of the young actors rehearsing their Marivaux intermittently resound and run a luminous thread throughout the film.
But maybe the most striking element is the terminal degradation of men-women relations - a poignant counterpoint to the ethereal, slightly surreal banter of the 18th-century play being staged. It pervades all aspects of life from the pressure and accountability to which young women are constantly exposed and the unending mechanisms of control preying on their lives, to the rules of a code of honour and the instrumentalisation of a set of debased religious concepts rooted in the glorification of the male and the sheer contempt of women - thanks to whose courage and strength the social life of those areas is kept afloat in the first place. Their condition has significantly deteriorated as part of a wider process of social marginalisation, their status ending up amounting to little more than their own commodification (as bait and pawn in inter-gang feuds, with pornography as the only possible way to relate to the female body and to sexuality in general). In L'Esquive the intimidation, the beatings and the all-pervasive fear of being branded a whore reveal the all-consuming alienation and breakdown of a society whose intrinsic violence and obscene injustice are brought to incandescence in the liminal zones of the Ville-Lumière.
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