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11 March 2005

Place de l'Apocalypse

Grigny, La Grand Borne

L'arrivée des familles ouvrières des arrondissements du sud parisien s'était faite dès 1969 dans l'émerveillement d'un univers urbain étrange et coloré. Chaque secteur de La Grande Borne avait en effet son ambiance propre assortie d'une thématique de nature cosmique ou mythologique. Ils abritaient des places tranquilles ponctuées de folies et d'obélisques, tandis que leurs gammes chromatiques se déroulaient à perte de vue en modulations raffinées, car personne ne savait vraiment jusqu'où elle s'étendait, cette ville 'en forme de coquillage'. À l'époque ces familles faisaient figure de pionnières dans le projet global d'aménagement de la région parisienne. Elles prenaient possession d'une architecture inédite qui, par son pouvoir de suggestion, devait, selon son équipe de concepteurs placée sous la houlette d'Émile Aillaud, les mener à une conscience esthétique supérieure. Il y était surtout question de mettre l'enfant au centre de la production urbaine, et donc par extension de réveiller celui resté enfoui en chaque adulte par le biais d'un urbanisme stimulant et hautement ludique, le principe de base du projet étant d'injecter du rêve, de la fantaisie et du palatial dans le quotidien ouvrier. L'arsenal conceptuel, très années soixante, était empreint d'un onirisme vaporeux multipliant les références littéraires et plastiques, d'un appel à l'émerveillement perpétuel et d'un soupçon de drift situationniste. Plus prosaïquement ce n'était ni plus ni moins qu'un projet d'ingénierie sociale sous couvert d'esthétisme ayant pour mission la création hors les murs de Paris de l'ouvrier de demain, d'une génération d'enfants solaires en dérive dans un univers fantastique de couleurs et de formes, la formation d'une communauté futuriste de prolétaires éclairés.

La population était dans une certaine mesure appelée à contribuer directement à la grande création - du jamais vu en termes de démocratie participative -, comme en témoignent les mosaïques ornant les accès aux bâtiments, fruit des efforts de quelques ouvriers du chantier. Cette sorte de philanthropisme paternaliste, en invoquant l'image du travailleur ébloui par les formes nouvelles et se jetant à corps perdu dans l'exploration de ses désirs et de son milieu, paraît maintenant tristement naïf, sinon révélateur d'une absolue condescendance. Ces admirables idéaux n'ont en tout cas pas longtemps tenu la route face à la population réelle qui habitait là et les impératifs, pressions et besoins qui constituaient son quotidien. Se pose dès lors la question des disparités socioculturelles - cruciale dans les domaines de l'architecture et de l'art public - quand le système de référence culturel propre à une classe sociale entre en collision frontale avec celui d'une autre largement considérée comme inférieure. De quoi relève le projet de loger une population principalement ouvrière et en partie démunie dans l'extravagance baroque d'un rébus urbanistique? D'une entreprise d'édification et de libération par l'architecture, ou d'un mécanisme supplémentaire de contrôle? Il existe une anecdote selon laquelle un portrait représentant Rimbaud sur un pan de mur avait été pris par les habitants pour Alain Delon (un documentaire de l'époque produit pour l'ORTF montre une bande de jeunes bombardant la mosaïque de projectiles, le genre de scène outrageusement orchestrée qui ne fait que perpétuer des préjugés séculaires: les loulous de banlieue, intoxiqués de trash pop en proie à un lynchage en règle de la haute culture apollinienne de la Ville-Lumière).

Les étés se succédaient ainsi sur les collines cernées aux quatre coins de blocs onduleux, leurs herbes brûlées et aussi sèches que de la paille. Nous dévalions les pentes à toute vitesse et parfois je tombais et me blessais les genoux sur le dallage d'ardoise de l’axe central qui menait à un grand hémicycle de béton. La nuit tombait tard. Nous devions pourtant rentrer tôt quand d’autres avaient encore la permission de jouer. Du haut de ma chambre je les voyais qui continuaient sans moi dans la promesse et la douceur du soir alors que le soleil transperçait encore les volets. Ma mère était seule dans sa chambre meublée de plastique blanc et d’armoires à miroirs, la modernité de masse, la dernière mode des catalogues. En l'absence presque permanente du père, je crois qu’elle s’endormait en écoutant à la radio les chansons, les nouvelles d'une décennie violente ou les programmes destinés aux chauffeurs routiers. Le jour, les stratégies improvisées d'appropriation de la cité par ses habitants (avant tout les femmes et les enfants, les hommes ne faisant que la traverser du fait de leur éloignement quotidien par le travail) réactivaient des liens sociaux et satisfaisaient des besoins fondamentaux, tant matériels qu'affectifs ou culturels, ce qui semble ne pas avoir toujours coïncidé avec les visions personnelles de l'architecte, qui rêvait d'harmonie et d'édification - donc de tout sauf de bandes de jeunes colonisant les cages d'escaliers et réservant le local à vélos à l'amour. On peut alors se demander qui cette énorme mise en scène devait véritablement servir. Curieusement la monumentalité épique et classicisante du projet est en contraste marqué avec les franges les plus avant-gardistes de l'époque qui questionnaient le principe même d'architecture et tendaient à la faire disparaître, antithèse de cette affirmation optimale du geste architectural et de sa pléthore de références à tiroirs.

Les violences à venir serait aussi une réaction contre l'infantilisation flagrante à laquelle le projet réduisait ses habitants. Car la cité, repliée sur elle-même autour d'un désert de pelouses pelées, sans structures à même de soutenir une quelconque vie sociale, étaient composée de familles nombreuses et modestes prises en étau entre les vieilles certitudes et principes inébranlables de la vie ouvrière et l'angoisse grandissante du chômage et de la destitution dont le spectre commençait à prendre forme dans des discours élémentairement racistes. Il serait bientôt trop tard pour eux car trop vieux ou trop jeunes, trop sous-qualifiés, trop couverts de méchants tatouages, trop zonards, trop de là-bas. La politique sociale irresponsable menée alors et la concentration extrême de populations délaissées, doublées d'un mépris inné des élites s'arrogeant le droit de jouir de Paris ont eu des conséquences catastrophiques. La dégradation rapide du climat social dès la seconde moitié des années soixante-dix, où une population déjà fragilisée s'est vue propulsée dans le vide, s'est manifestée de façon très visible sur l'enveloppe extérieure du rêve de l'architecte - le démiurge et le père. En plus de défauts structurels graves qui exposaient les appartements à de constantes infiltrations d'eau, les minuscules carreaux de pâte de verre translucide avaient perdu de leur éclat et des inscriptions de plus en plus visibles se multipliaient partout sur les murs. Il y était beaucoup question de puissance financière et d'héroïsme pornographique. Des bittes ou des dollars on ne sait lesquels l'emportaient.

L'effondrement des relations sociales a eu pour premier effet une attaque forcenée de l'architecture et de l'esthétique qui lui avait donné forme, expressions en dernier ressort du système de domination socioculturelle qui les sous-tendait. Cette atteinte à l'architecture a été pour moi l'événement le plus choquant de mon enfance - et en a marqué prématurément la fin. La tension était dans les dernières années devenue insoutenable comme dans le dénouement douloureux des Werckmeister Harmoniak de Béla Tarr, alors que l'atmosphère s'est dégradée à un point tel après l'arrivée du Prince que les habitants se livrent aveuglément à la destruction systématique de leur ville - la scène du saccage de l'hôpital et du massacre des malades est d'autant plus insupportable qu'elle se déroule dans le plus complet silence. Dans la cité des incendies se déclenchaient un peu partout, dans les caves, les écoles maternelles, le peu d'équipements publics qu'on y avait bâtis. L'accélération de la descente se poursuivra de façon effrénée dans les émeutes de la décennie suivante. La famille est rapidement partie, oblitérant pour toujours le souvenir de ce qui n'était devenu ni plus ni moins que la zone à laquelle on n'aurait jamais supporté d'être identifié, et me privant de visions de couleurs intenses, de formes futures, de lumières et d'ambiances étranges aux antipodes de l'ignoble cauchemard pavillonaire dans lequel nous nous trouvions désormais. Je ne puis pardonner au pouvoir en place, surtout lorsqu'il se prétendait de gauche, d'avoir dévasté mon rêve, de ne s'être laissé guider que par l'arrogance qu'il avait en commun avec le reste de la classe dominante. Vingt-cinq ans plus tard, la trahison est consommée et le désastre définitif.

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