Le Grand Saccage
Derrière tout débat sur les banlieues se profile une présence incontournable: celle de l’architecture. L’équation banlieue irrécupérable - architecture moderne s’accompagne souvent d’une attaque en règle de conceptions urbanistiques et formelles décriées et que l’on voudrait pour toujours passées à la trappe de l’histoire. Se pose dès lors cette question lancinante: sont-ce de telles formes urbaines qui engendrent les problèmes de criminalité et d’insécurité, ou ces formes servent-elles seulement d’amplificateur à des phénomènes sociaux pré-existants? Ces différents facteurs sont si intimement liés qu’il est souvent difficile de distinguer les causes des effets. Désigner l’architecture comme la source fondamentale de toutes ces tracasseries présente donc de nombreux avantages, dont celui non négligeable de ne devoir y réfléchir trop longtemps.
Pour les pouvoirs publics, la réponse est claire et se traduit souvent par des actes d’abolition extrêmes, le dynamitage étant de loin la méthode la plus prisée, et un véritable business qui plus est. En effaçant toute trace de ces cités les problèmes qu’elles véhiculent et abritent devraient être en toute logique également éliminés. Croit-on sérieusement que le sous-emploi, la misère sociale, culturelle et affective, les tensions intercommunautaires, s’évanouiront comme par enchantement une fois les tours rasées et remplacées par d’avenants petits pavillons? Le dynamitage est certes un événement télégénique de premier ordre (avec son atmosphère d’exécution publique pour toute la famille et le rituel de mise à feu par une petite vieille au bord des larmes), mais qu’en est-il des processus essentiels qui permettront aux nouveaux lieux de fonctionner: l’inclusion sociale, le développement d’une nouvelle forme de citoyenneté et de solidarité, qui passent inévitablement par l’éducation et l’emploi? Était-on réllement sérieux en pensant que l’implosion de la barre Ravel des 4000 ou le rebadigeonnage fantaisie des façades de la Grande Borne allaient changer quoi que ce soit? C’est demander beaucoup aux architectes et surtout leur faire porter le fardeau d’une politique sociale catastrophique.
Certes les grands ensembles des Trente Glorieuses pêchaient de bien des façons et beaucoup présentaient des problèmes structurels très graves: éloignement des centres urbains et ségrégation géographique, d’où un sentiment de coupure et d’ostracisme par rapport à une vie sociale qui se déroulait ailleurs. De même la qualité souvent faible des systèmes de construction, à une époque où il fallait bâtir vite et en masse, entraînant une dégradation rapide de l'environnement architectural. Mais le coup de grâce est très certainement venu de l’incurie des pouvoirs publics et de leur politique sociale au rabais: investissements insuffisants en équipements collectifs, transports publics mal adaptés, manque d’entretien des immeubles et des parties communes - les cités étaient des projets architecturaux ambitieux et nécessitaient énormément de soins - mais surtout la concentration de populations fragilisées et une accumulation continuelle de misères en cercle fermé, d’où une intensification des problèmes proportionnelle à la densité de ces ensembles, transformés en énormes caisses de résonance.
Il y a fort à parier que les cités (du moins les mastodontes les plus emblématiques) disparaîtront une à une dans leur exécution programmée, et que le pays trouvera sa consolation dans le tout-pavillonnaire (comme il est effectivement encouragé à le faire). C’est toutefois ignorer le devenir des villes au niveau global et les impératifs écologiques auxquels celles-ci sont maintenant confrontées. Comme un nombre croissant d’architectes (dont Richard Rogers) le préconise, il est écologiquement plus viable de bâtir en hauteur et de façon compacte à des densités très élevées - donc tout l’inverse de l’étalement pavillonnaire à l’américaine et du gaspillage énergétique afférent. La question des tours divise encore beaucoup à Paris, mais à Londres - une ville aussi urbanistiquement traumatisée que Paris et tout aussi disposée au dynamitage - on repense à construire... des tours, mais seulement à certaines conditions: finis la pisse partout et les coins obscurs, tout ne sera que ventilation naturelle, luminosité et nouvelles technologies. Fini les indigents qui cassent tout, la population sera bien élevée et, bien qu’on la veuille toujours au départ suffisamment mixte, triée sur le volet. Luxe, calme et volupté mais seulement pour ceux qui sauront payer. Dès lors tous les moyens financiers seront mis en œuvre pour l’entretien des ces ensembles qui seront harmonieusement intégrés à leur environnement et profiteront pleinement de la vie urbaine. Quant aux vraiment pauvres, nul ne sait ce qu’il en adviendra. Les grands ensembles d’antan seront sûrement toujours là, mais sans les moyens financiers, sans les plaisirs de la ville, sans accès à une quelconque visibilité participative.
Le dynamitage d’une architecture honnie et méprisée trouve aussi au niveau du langage son corrélat tout aussi violent. Les politiques ont récemment fait montre d'audace à cet égard, en usant d'un langage démagogique et volontiers transgressif - je pense bien entendu aux promesses de "nettoyage" faites par le Ministre de l'Intérieur à La Courneuve. C’est comme si l’architecture (et par extension ceux qui l’occupent) était si infâme, si répugnante, si au-delà du pensable, que l’on se sent autorisé à prendre des libertés inconcevables dans le beau Paris haussmannien. Que l’on manque à ce point de respect pour ces lieux - où l’on vit, grandit, apprend, travaille comme partout ailleurs - est d'un histrionisme crasse, une insulte impardonnable de la part d’une classe politique en pleine décomposition qui y perd encore plus de sa crédibilité. En entendant ça j’ai eu le sentiment que c’était un peu de ma vie et de ma mémoire que l’on voulait passer au Kärcher.
In France architecture looms large over any debate on the future of the banlieues. The equation "doomed suburbs - modern architecture" has become a cliché and justifies sustained attacks on discredited architectural models that are assumed to have been dumped on the scrapheap of history. But a question lingers on: are these urban forms responsible for the social meltdown that blights them, or do they simply amplify pre-existing conditions? So many factors are so inextricably linked that it is difficult to have a clear appreciation of the issue. One thing is certain however: architecture is the ideal scapegoat thanks to which a complex problematics is reduced to a few easy sound bites, thus subverting the chance of an informed, in-depth reflection.
For the authorities the answer is clear and finds its expression in extreme acts of destruction, the dynamiting of buildings being by far the most popular method - and a successful business too. By erasing all traces of these places the problems they generate and perpetuate should logically disappear too. Can we really believe that chronic under-employment, social, cultural, emotional, sexual poverty and racial tensions can vanish as if by magic after the dismantlement of a few tower-blocks and their replacement with cute, neo-vernacular detached houses? Blowing up a high-rise is of course a very strong symbolic, media-friendly act, a family event with an unnerving atmosphere of public execution, face paint workshops for the children and the obligatory weeping old dear at the detonator. But what of the vital processes that would make the place resume a normal life, what of social inclusion, the development of a new form of citizenship and solidarity which can only stem from education and access to employment? Can we really seriously consider destruction or cosmetic window-dressing as the panacea for social regeneration? That's a tall order and a huge demand to make on architects, whose achievements act as a smoke-screen and bear the consequences of a disastrous social policy.
It has to be said that many of the labyrinthine estates of the Post-War period suffered from the same structural problems that were to precipitate their downfall. First, their isolation and geographical segregation from urban centres, generating a feeling of ostracism and rejection from mainstream social life; then, more often than not, the shabby quality of building components at a time when the pressure was high to pile them up as fast and cheaply as possible, causing an alarmingly rapid deterioration of the structures. However the deathblow came from the authorities and the senseless social policy they implemented decade after decade: absurdly low investments in communal facilities, deficient public transport, lack of maintenance of the buildings and the collective parts - these were large-scale, ambitious projects which required considerable care - and above all the concentration of deprived communities in densely populated areas, which were turned into enormous resonance chambers of alienation and misery.
We can reasonably assume that most of these places (at least the most emblematic ones) will be wiped out one after the other in a big collective drive towards a detached dream of home-ownership and shopping malls - and the French government shows every sign of encouraging such a vision, which blatantly goes against the only ecologically viable alternative for sustainable cities: high-rise, high density and tightly-knit compact neighbourhoods (as formulated in Richard Rogers' Cities for a small Planet, for instance), the perfect antithesis to the American suburban, energy guzzling megasprawls. The issue of high-rise buildings is still a far too sensitive one in Paris, but in London - equally traumatised in the sixties and with the same penchant for dynamiting - the likelihood is that towers will be built again and allowed to once again transform the skyline. However the new communities will be quite distinct from the old ones: no more piss-drenched hallways and dark corners, all will be renewable energy, optimal exposure to light and new technologies. No downtrodden families from sink estates, but well-mannered dwellers forming an attractive social mix - which always sounds very ambitious but is usually far less so in reality - harmoniously integrated in the urban fabric and enjoying bustling metropolitan life. As for the poorest, most vulnerable elements in society no one can really tell where they will go. The old monstrosities will probably still be standing but without the financial viability, the pleasures of city life or any hope of social visibility.
The destruction of a despised, universally loathed form of architecture finds its most appropriate and equally violent correlation in the declarations of high-ranking politicians who feel free to use the most outrageous language to demagogic effects (the Kärcher clean-up of La Courneuve promised by Sarkozy, for starters). It's as if the architecture (and by extension those living in it) were so repellent, so disgusting, so beyond the realm of representation that one feels entitled to take liberties that would be inconceivable in more respectable areas, and certainly not in the rarefied, refined social circles of Paris. To lack the most elementary respect for these places - where people live, grow up, learn, work like everywhere else - amounts to nothing more than crass histrionics for the benefit of a discredited French political class. It also painfully feels as if a part of my life and personal memory were relentlessly trampled underfoot.
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