Les Lacets blancs
Le soir venait de descendre. Un soir de Paris, d'été, d'air stagnant et de douceur rance venant des bouches de métro. J'étais sorti dans un état de légèreté que je ne connaissais que rarement en ces années. L'achat d'un disque - une nouvelle sortie qui ne pouvait attendre - était un prétexte comme un autre pour sentir mon corps en mouvement dans la ville calme, la regarder et peut-être recommencer à l'aimer. Je remontai la rue Monge et descendai vers la Seine en direction de la Faculté de Jussieu, que je longeai jusqu'à la station de métro. Le campus était désert. De la rue on entrevoyait l'enchaînement infini des cours et des modules d'accès. Le plan originel d'Édouard Albert prévoyait une exposition permanente d'art contemporain dans les espaces extérieurs, des fresques de Braque dans la tour principale et une ouverture totale sur la ville. À part la Forêt Pétrifiée de Stahly, le Paralum de Vasarely, crevé à coup de pierres lancées des fenêtres et quelques autres, aucun de ces projets ne vit le jour et le chantier fut achevé dans la confusion générale tant l'endroit après soixante-huit terrifiait. Ce soir là il n'y avait personne à part quelques promeneurs attablés aux terrasses des cafés.
Puis soudain il y eut un détachement, une perturbation indistincte à l'une des terrasses. Des hommes, deux ou trois, s'étaient mis à courir vers moi en hurlant. J'en sus d'emblée la raison, celle qui avait motivé toutes les attaques précédentes. Ce devait être un groupe extrémiste quelconque, de ceux que l'on voyait graviter le dimanche autour de l'église intégriste de la rue Monge, là où l'on se faisait tabasser derrière la sacristie sous le regard indifférent de belles dévotes. C'est ainsi que le manque de surprise et une vague résignation à devoir une nouvelle fois en passer par là accélérèrent considérablement les choses. Je fus précipité avec force du haut des marches de la station et je ne sais plus si ma chute s'est arrêtée à mi-chemin ou si j'ai continué mon embardée jusqu'en bas. J'ai en tout cas calmement continué ma route et ai trouvé mon disque (un single de Morrissey). Puis, insensible à la douleur, je suis entré dans un bar, sans être conscient du sang qui couvrait ma figure éclatée. C'était un samedi soir, la nuit était douce et agréable, les rues pleines de vie. Je crois que ce fut la dernière fois avant mon départ pour l'Angleterre. Tout a achevé d'être soufflé en une seule nuit. Je ne reviendrai plus vivre à Paris.
À ce propos je viens incidemment de tomber sur un communiqué des Panthères Roses qui faisait part d'une marche d'associations catholiques pro-vie à Paris et à laquelle elles avaient opposé un petit happening (Plus de Jouissance, Moins de Naissance, dixit la banderole déployée du haut d'un immeuble). Il est à constater que les groupes ultra et familialistes n'ont avec les années rien perdu de leur virulence. Sous couvert de festivités et de glorification de la vie c'est une violence inouïe qui éclate sous le vernis de cette société respectable. Car c'est en marge de ce type de défilés en l'honneur des Mômes, du Christ-Roi, de la Maison de France et de l'Hétérosexisme Suprême que l'action véritable se déroule, là où l'on traque le déviant - comme on le faisait déjà au Moyen-Âge, admirable continuité - et à qui on le fait payer cher.
Autour des cortèges gravitent des milices informelles et auto-proclamées de "maintien de l'ordre", à qui incombe la mission de purification sexuelle et ethnique que les troupes du Seigneur Triomphant appellent de tous leurs vœux mais qu'au nom de la bienséance elles n'oseraient mettre elles-mêmes à exécution. C'est ainsi qu'au moment de l'office on se fait allègrement courser et rouer de coups aux abords des lieux de culte intégristes sous l'œil approbateur des familles et des scouts venus honorer leur Dieu d'Amour (le seul bureau de tabac ouvert le dimanche dans mon quartier se trouvait à quelques mètres - manque de chance). C'est ainsi également qu'un jour de mai 1995 Brahim Bouarram fut traqué sous le Pont du Carroussel et jeté à la Seine - une tradition à Paris - par un détachement de sympathisants du FN, qui manifestait dans les environs. La nébuleuse ultra-conservatrice est protéiforme mais les buts qu'elle poursuit et les pratiques criminelles qui s'opèrent dans ses marges sont d'une constance indéniable. Sous la triade Catholicisme-Nationalisme-Familialisme et la célébration apparente de la vie sur terre, sa diversité et son exubérance, se profile quelque chose d'infiniment plus sinistre et mortifère.
It was a summer night in Paris, a night full of the pungent smells of the metro, mild and sweet. I felt strangely elated and light-hearted, which in those years was a rare event. I had a CD to buy - a new release which couldn't wait - and that was as good an excuse as anything else to be going out. Maybe I'd even end up sleeping with someone, it could be one of those nights. I liked the feeling of my body in motion in the empty streets, which I'd come to look at and maybe start loving again. Up the rue Monge, and then back towards the river, I walked along the complex of the Jussieu Faculty of Science. The campus was deserted and from the street I could see its endless perspectives of open spaces and 'access modules'. The original project included a permanent display of contemporary pieces by the celebrities of the day, a Braque fresco in the central tower, total openness and interaction with the existing city. Apart from a shattered Vasarely composition in one of the overgrown courtyards - smashed with stones thrown from the lecture rooms above- very little was actually carried out and in total confusion the project was brought to a premature end. The cataclysm of Sixty-Eight was still fresh in everyone's memory and further extension was ruled out. That evening there was no one on the streets except a group of drinkers sitting outside a bar.
Then suddenly there was a slight commotion at one of the tables and from the corner of my eye I just had the time to see a group of men - maybe two or three of them - running towards me, shouting abuse. Intuitively I immediately knew what was happening, the latest occurrence in a string of similar attacks. It was an extremist group of some kind, one of those moving in fundamentalist ultra-catholic circles, the epicentre of which was a church just down the road. It wasn't uncommon to find oneself dragged and bashed behind the sacristy before the very eyes of indifferent worshippers. So my total lack of surprise and vague resignation to what was taking place turned the proceedings into a very swift affair. I was pushed down the steps of the metro station and even though I can't remember whether I stopped halfway down or carried on rolling all the way to the entrance, I walked on regardless through the tunnels, took the train and went to the music-store to get my Morrissey single. Then, still feeling numb and dazed, unaware of the horrific state of my face, I went into a bar as I still wanted to enjoy the bustle and pleasures of the city, and believe that the night belonged to me. I think it was the last time until I moved to England. Everything finally blew up that night. I'll never live in Paris again.
Comments