Danger! Lino toxique
Dans l'aile arrière de mon immeuble, à laquelle on accède par une cour (une configuration typiquement berlinoise), il y a un homme qui apparaît régulièrement à sa fenêtre du premier étage et y passe des heures. Il ne regarde rien en particulier et semble guetter en permanence la porte d'entrée qui lui fait face. Il est échevelé, porte la plupart du temps un pyjama rayé et des lunettes carrées à épaisses montures noires en provenance directe de la RDA. Il semble ne jamais sortir, sa seule activité étant d'invectiver quiconque s'engage dans la cour pour venir déposer ses ordures. Il a une idée bien arrêtée sur la façon dont cela doit se faire et ne se prive pas de hurler sur tout malheureux contrevenant. On passe en rasant les murs et il arrive qu'il ne dise rien, auquel cas on sort soulagé d'avoir bien fait son travail; d'autres fois c'est un tonnerre insensé qui se répercute sur les parois blanches de l'immeuble. À présent je ne vais plus vider mes poubelles sans avoir vérifié de mon dernier étage que le champ est libre, souvent en vain car au moindre bruit il sort au quart de tour. Je ne comprends pas tout ce qu'il me dit et me suis mis à imaginer qu'il avait dû au temps de l'ancien régime faire partie de la Stasi et rapporté aux autorités tout traitement déviant du local à poubelles. Je ne l'imagine pas fonctionnaire du ministère, mais plutôt comme l'un des innombrables collaborateurs informels (Inoffizielle Mitarbeiter) qui se laisaient recruter pour tenir à l'œil famille, amis et collègues.
Je me demande toujours ce qui serait advenu de la RDA sans les bouleversements de 1989. Sachant que leur définition du crime d'antagonisme à l'État ne cessait de se complexifier et de s'étendre, il y a fort à parier que la quasi-totalité de la population aurait finie fichée à la Sûreté. Et qu'en serait-il des villes, de l'architecture, de tout ce qui constitue l'identité visuelle d'un lieu? Quand je vois à quel degré de non-expression et de systématisation l'architecture a été réduite ici (malgré quelques clowneries historicisantes dans les années quatre-vingt) on reste songeur sur ce que l'avenir aurait pu réserver. Les anciens locaux de la Stasi à Lichtenberg sont un sommet du genre et sans doute n'existe-t-il pas ensemble plus terrifiant. Je pense surtout à l'atmosphère régnant aux alentours d'une telle forteresse, aux matins d'hiver frigorifiques et nauséeux d'un alcool encore ennivrant quand les fonctionnaires réintégraient leur cellules, à la longueur interminable des après-midi dans ce quartier excentré, à la brise qu'on laissait peut-être entrer dans les bureaux au printemps, aux vendredis soirs à la veille de week-ends à mourir dans une ville où il n'y avait rien à faire, et surtout à la ringardisation terminale de Berlin et du petit pays dont elle avait été prononcée capitale. La preuve n'est nulle part plus criante que dans les quartiers mêmes du ministre, Erich Mielke, dans l'aile centrale du complexe dont l'apparence se rattache au stalinisme architectural des premiers temps. Là tout s'embourbe quelque part dans les années soixante-dix - l'ameublement, les téléphones des secrétaires, les coussins au crochet sur le lit du boss et surtout les variétés infinies de linoléum auxquelles aucune surface ne semblait devoir échapper.
Anna Funder décrit formidablement le lieu dans Stasiland et c'est sans doute l'un des meilleurs passages du livre. L'impression d'ensemble est celle de low-tech technologique (les échantillons olfactifs en bocaux), d'un manque fondamental de style en tous domaines, de la fadeur généralisée de la vie et de l'omniprésence du crime sous les apparences de la banalité la plus mièvre, telle la camionnette de transport de prisonniers politiques reconstituée dans le hall d'entrée, à laquelle on avait donné l'apparence de camping-car avec petits rideaux à froufrous à la fenêtre, une petite touche nauséeuse et cynique masquant la rangée de cellules minuscules et obscures du convoi. On retrouve des superpositions complexes de rideaux dans l'appartement particulier de Mielke et on les imagine perpétuellement tirés sur l'extérieur, à toute heure et en toutes saisons. La lumière d'été filtrant au-travers du nylon marron avait cette couleur dorée d'intérieur jamais aéré où se terrerait un dépressif terminal - tel mon voisin d'en face - ou encore de ces films soft-porn des années soixante-dix qui semblaient se dérouler dans un été indien éternel. Dans son roman Anna Funder parle de l'odeur des vieillards qui avait tout imprégné depuis si longtemps qu'aucune femme de ménage ne pouvait en venir à bout. La RDA était avant tout une gérontocratie - d'où le caractère peu sexy de l'affaire - et dans un couloir du deuxième étage il m'a semblé saisir une odeur singulière que je pensais immédiatement être celle de ces hommes, mêlée à celles du lino, de la plomberie défaillante, des vapeurs graisseuses de la cantine, de la sueur qui suintait de partout, ce petit cocktail entêtant de folie en cercle fermé et la cage aux rats d'une petite ville froide dont toute sensualité avait été, autre forme de torture, méticuleusement et technocratiquement évacuée.
Across the inner courtyard of my block there is a man who spends hours looking out of his window. He stares at the entrance opposite and casts an ominous figure over the hapless residents crossing the yard back to their flats. He's dishevelled, wears striped pyjamas and big, square glasses with a dark frame which must be dating back to his GDR days. He doesn't seem to be going out much and his sole activity consists in barking at whoever is venturing as far as the rubbish bins. He has a clear idea as to how refuse should be dumped and never hesitates to voice his discontent if annoyed with the disposal method. I tend to keep a low profile and sometimes he would just say nothing, which is a real relief as I leg it to the door, or on the contrary he'd start to scream the building down and his voice would reverberate from all four corners of the yard. I always check his whereabouts whenever I've got to go down there, which is pointless as he rushes to his window at the smallest hint of a human presence. I don't understand everything he says and have tried to imagine his previous life under the old regime. It's become clear to me that the man was once part of the Stasi and must have reported on any wrongdoing taking place in the wheelie-bin corner. I think he was no kind of official, but much rather one of the numerous informal collaborators (Inoffizielle Mitarbeiter, as they were chastely called) whose responsibility was to spy on family, friends and colleagues.
I sometimes wonder what would've happened to the GDR if 1989 hadn't happened. Considering that the regime's definition of crime against the State kept stretching ad infinitum it's not unreasonable to assume that in the end every single citizen would've been reported on to the Ministry. And what about the cities, the architecture, all the visual elements that make up the identity of a place? When I see the degree of inexpressiveness and systematisation architecture had been reduced to - despite a bit of historicist nonsense towards the end of the eighties - I can't help feeling perplexed at the thought of further developments. The gigantic complex of Lichtenberg is the purest expression of the architectural language the GDR devised for itself along the universal priciple of one-size-fits-all and there's certainly nothing nearly as frightening in the whole world as this. In the quiet little museum that has opened in its oldest wing - more indebted to fifties Stalinism than the rest of the place, much more flimsy and system-built looking - I wondered what the atmosphere must have been like in the vicinity, as such a building could only dramatically affect its surroundings for miles around. What of the freezing, damp early mornings as bureaucrats, still nauseous with the booze of the previous night, would make it back to their desks, the endless afternoons in this remote and largely rebuilt area of East Berlin, the breeze gently blowing through the curtains in spring, the Fridays after work, wondering what the deadly weekend would bring in a city where there was nothing left to do? And what of the terminal shabbiness of Berlin itself which had been declared Hauptstadt of such a tiny, dreary country? There is no more obvious visual evidence than Erich Mielke's quarters on the first floor. In the long row of assembly rooms and private antechambers time imploded sometime in the mid-seventies as the Leatherette furniture, the secretaries' telephones, the cute crocheted multicoloured cushions on the boss's bed and the infinite variety of linoleum floorings covering every available corner testify.
Anna Funder very sharply describes the building in Stasiland, and it's certainly one of the best parts of the novel. The overall impression is that of technological low-tech (the smell samples in glass jars being a high point), of endemic tackiness in every area of life, the blandness of existence and the omnipresence of crime under the most benign appearances, as exemplified by the reconstructed paddy waggon in the main hall, in which political prisoners were driven around between prisons and law courts and which paraded as bakery or camper vans. The delightful frilly curtains at the window act as a particularly sinister counterpoint to the row of dark, tiny cells. Curtain arrangements are also bewilderingly complex in Mielke's rooms and it looks like layer upon layer of them were perpetually drawn on the outside world, whatever the time of day or the season. The summer light filtering through the layers of brown patterned nylon gives off a sickly golden glow which lingers in the airless, stifling interior of the recluse - a bit like my neighbour across the courtyard - and is somehow reminiscent of those eternal summers in seventies soft-porn flicks. In her novel Anna Funder talks of the smell of old men which had pervaded everything to such an extent that no cleaning-lady had ever been able to get rid of it. The GDR was first and foremost a gerontocracy - hence the irredeemable unsexiness of the enterprise - and in one of the corridors I had the impression I could smell something peculiar which could have been the smell of those men, tinged maybe with lino detergent, fumes from the canteen, sweat oozing out of every wall, the heady cocktail of madness in closed circuit and the rat-cage of a small, frozen city out of which sensuality and beauty had been, as another form of visual torture, systematically and surgically removed.
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