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backPatrick mon Chéri | Main | The Beautiful Onesforward

30 July 2005

Nocturnal me

Train Berlin-Wroclaw

Dans le train Berlin-Wroclaw j'ai retranscrit de la façon la plus détaillée possible un cauchemard que j'avais eu au sujet de ma mère juste après le Nouvel An. Il était censé constituer le premier texte de 'Nébulose Mécanique'.

 

Tout a commencé avec de vieilles cartes postales de The Cure du temps de mon adolescence. Je venais de les voir à la télé le soir de la St Sylvestre et me disais qu'après avoir si longtemps disparu de ma vie ils avaient tout de même réussi à gagner l'estime et le respect du monde musical britannique après une carrière passée dans une relative marginalisation. L'une de ces cartes que j'affectionnais particulièrement était sortie au moment de The Top, longtemps mon album préféré et pour moi l'époque du Robert à l'élégance implacable auquel j'avais tenté pour un temps de ressembler, bien que Seventeen Seconds fût plus apte à décrire l'ambiance mortifère de la ville où ma famille était sagement venue se terrer. J'étais dans mon lit, la chambre était plongée dans le noir complet. J'ignore quelle heure il était. Sous les draps et à l'aide d'un petit miroir de poche j'avais commencé à m'appliquer du rouge à lèvres dans le style de Robert, c'est-à-dire en débordant légèrement des coins. Ça ne se faisait pas n'importe comment et j'étais à la fin parvenu à une dextérité stupéfiante. Le rouge était d'une tonalité très atténuée - rien du rouge pétant d'alors - et les débordement labiaires parfaitement exécutés.

C'est alors que ma mère entra dans ma chambre comme une trombe et sans un mot se précipita sur moi pour procéder à une inspection en règle, son visage démesuré et fermé flottant au-dessus de moi dans la pénombre. Ses gestes étaient précis, nets et violents, ceux d'une experte qui sait ce qu'elle cherche: débusquer le ladyboy. Mon nez, qu'elle avait agrippé, me faisait mal. Je serrais les lèvres pour ne pas qu'elle s'aperçoive de ma petite transformation cosmétique mais - j'en avais conscience - en vain, puisque c'est bien ce qui avait motivé son opération nocturne. Du coin de l'œil je voyais même que le rouge avait viré au rose-fluo et qu'en aucun cas elle ne manquerait de le remarquer. L'intervention impromptue ne fut que de courte durée puisque je me souviens lui avoir aussitôt gueulé dessus avec une force incroyable, un peu comme Isabelle Huppert quand elle sort de ses gonds dans Loulou. J'ai toujours rêvé de pouvoir crier de façon cinématographique, avec une clarté et une puissance surhumaines qui m'auraient permis de venir à bout de n'importe qui, les loulous du supermarché, les caïds de parkings, tout le monde. Ce fut en tout cas suffisant pour faire fuir l'intruse.

La scène suivante se joue dans la cuisine illuminée de l'appartement de mon enfance, où pour une raison inconnue ma mère s'affaire au beau milieu de la nuit. Je lui dis sans ménagement que me couvrir de rouge comme Robert est un des rares plaisirs qui me restent et que cela me renvoit à mes jeunes années. Ce à quoi elle me rétorque qu'elle est déprimée et que ça n'a pas l'air de me faire le moindre effet. Je réponds sèchement que c'est comme ça et qu'elle n'a pas voix au chapitre, et me rends vite compte de l'inutile cruauté de ma remarque. Avant même que j'aie pu corriger le tir elle s'est déjà engouffrée dans l'obscurité du couloir. De retour au lit diverses pensées prennent forme dans mon esprit. Je l'imagine remettre une lettre à mon frère où elle déclare souffrir, procédé qui entraîne une nouvelle confrontation violente. Je me dis encore une fois que la manière directe n'est pas pour moi et qu'il n'y a vraiment qu'au cinéma que ce genre de choses a de l'allure, pas dans cette famille déliquescente.

L'obscurité est autour de moi toujours aussi dense. J'entrevois le papier peint aux motifs géométriques de rosaces bleues, le seul jamais posé dans cette chambre depuis la fin des années soixante-dix. La porte me fait face, et soudain, dans une scène toute entière sortie de Repulsion, ma mère refait irruption mais tout en se gardant cette fois-ci de franchir le pas de la porte. Elle reste dans l'ouverture, brouillée d'obscurité, et hurle quelque chose d'indistinct. Je ne vois qu'une vague forme à la place du haut du corps et ce qu'elle semble vouloir me dire me bouleverse, même dans son inarticulation. Puis elle repart, et c'est comme si la nuit n'en finissait pas, qu'une nouvelle incursion pouvait se produire à tout moment, comme avec cette harpie de Girardot qui revient sans cesse à la charge dans La Pianiste. J'ai crié exactement trois fois, de cette voix de sourd extérieure à soi qui retentit dans un espace sans écho que l'on sait être celui du rêve, en décalage avec l'autre cri, clair et physique, qui entraîne le réveil. C'est comme le même cri suivait deux trajectoires différentes et approximativement superposées - un peu à la façon des cris en couches décalées que Deneuve pousse devant le corps inerte de l'amant dans Repulsion. L'un, qui continue à l'infini dans un monde insondable, le sarcophage de la chambre au papier peint démodé et couvert d'immenses taches de moisissure, l'autre dans la nuit limpide et aérienne de Berlin, frémissante de vie et toute pleine de petites lumières clignotantes. Quelques heures plus tard j'avais un train à prendre pour Wroclaw, ex-Breslau. J'ai raconté cette histoire pour m'occuper le temps du voyage.

The Cure

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