Silence Logique Sécurité Prudence
"Some day a historian of the future will discuss our age as one of the most obscene ones in world history: that of the capsular civilisation. Why? Because the level of technology and production stands out sharper than ever against the systematic, uncompromising exclusion of a major, and still increasing, part of mankind. The full awareness of this fact is shattering. 'We did not know', we will say to the historian of the future, but s/he will condemn us."
(Lieven de Cauter, The Capsular City, in The Hieroglyphics of Space (London: Routledge, 2002)
Le mois dernier, au journal télévisé de France 2, un reportage de même pas deux minutes sur la situation des SDF pendant les grandes vacances à Paris, et ce constat implacable: 'Contrairement aux idées reçues', ils ne sont pas mieux lotis l'été que l'hiver. La majorité d'entre nous semble donc penser que l'été est une partie de plaisir pour ceux dont la vie a chuté dix mille lieues en-deçà de l'humainement supportable. La voix de la commentatrice, qui essaie comme elle le peut de se donner un ton de circonstance et pense vraiment pouvoir parler de 'ça', nous fait découvrir comment ces gens sont livrés à eux-mêmes quand tout le monde part à la mer et nous révèle qu'ils peuvent par cette chaleur souffrir de déshydratation. Je me dis que cette voix est tellement crispante dans son timbre, ses intonations faussement respectueuses, son débit continu et la multiplication de petites formules creuses et convenues ('Belle et difficile saison') que le sujet en est purement et simplement invalidé. Au milieu de tout ce bruit, même pas deux minutes pour ne rien dire avant de passer à autre chose, des histoires de famille justement, des papys et des mammys qui font sourire et nous rassurent sur la bonté du monde. Je me demande aussi ce qu'il faudrait pour que ce scandale cesse. Ce qui aurait assez de force pour ébranler le pouvoir face à une déchéance sociale qui ne fait qu'englober de plus en plus de monde. Être réduit à leur proposer de vivre une semaine à la façon de leurs concitoyens les plus destitués, comme un reality-show de la télévision britannique avait lancé l'idée il y a quelque temps? À peine deux minutes et une voix sucrée qui neutralise, dissout le sens, rend l'insupportable acceptable, perpétue le mépris normalisé. De l'horreur de la grande pauvreté le silence et l'écriture peuvent commencer à en révéler quelque chose. C'est en lisant un texte comme Le Coupeur d'Eau de Duras, quelques paragraphes cinglants et vertigineux qui ne souffrent plus rien dans leur sillage, aucune parole non considérée, aucun reportage banal à pleurer et oublié sitôt diffusé, rien. Rien jusqu'à l'action humaine et radicale qui mettra un terme à cette obscénité inimaginable, à laquelle toute réponse ne peut être qu'inconditionnelle [1].
C'était dans la chambre d'une pension d'Amsterdam. J'y avais pensé aux conditions de vie des mal-logés à Paris, aux squats et hôtels borgnes où s'entassent des familles entières dans un espace aussi restreint que cette chambre, à l'incroyable inadaptation des politiques publiques en matière de logement. Des incendies meurtriers ont éclaté tout l'été, entraînant un déchaînement médiatique en une période de l'année généralement ronflante. Cet intérêt soudain a immédiatement été exploité par le ministère de l'Intérieur qui, alors que les caméras tournaient encore (les télévisions s'avèrant parfois en savoir plus que les habitants eux-mêmes), s'est empressé de procéder à l'évacuation spectaculaire de plusieurs immeubles déclarés insalubres (ou pas nécessairement, quand il s'agit pour certains propriétaires de faire un carton). C'est toujours au petit matin, lorsque les patrouilles de CRS en tenue futuriste et platform boots vérouillent le quartier, que les enfants hurlent de terreur devant les armes, que les possessions sont jetées à la hâte dans des sacs poubelles tout comme les êtres désemparés le sont à la rue, leurs vies démantelées en quelques secondes à la suite d'un ordre donné d'un beau salon à boiseries. Dans cette agitation il est difficile de savoir ce qu'il advient des expulsés, qui, volatilisés et ballottés d'hôtels en hôtels autour du Périphérique se voient très vite à nouveau délaissés par les administrations une fois l'indignation dissipée et le calme revenu.
Il s'est pourtant passé quelque chose à la suite d'une de ces descentes (rue de la Fraternité, le jour de la rentrée scolaire). Des familles africaines expulsées s'étaient fermement opposés aux plans d'hébergement de la préfecture qui les auraient disséminés dans différents hôtels de l'Essonne. Ils ont préféré installer un campement de fortune dans un square du quartier, un secteur résidentiel et hautement désirable du XIXème arrondissement. La crainte de la dispersion familiale et donc d'une vulnérabilité accrue ont été les ressorts premiers de ce refus. Pourtant j'irais même jusqu'à penser que d'une certaine manière ils savaient tous que l'Essonne représentait le début de la fin et que dès lors il n'y aurait plus aucune limite au processus de déplacement et de dis-location qui les entraînerait de plus en plus loin dans les régions périphériques jusqu'à leur disparition pure et simple sans espoir de retour au-delà de la nébuleuse urbaine, le néant qui l'encercle, les champs et les forêts. Alors ils s'accrochent à Paris comme à l'espoir de l'intégration au sens le plus fort, l'envers duquel est incarné par ce joli nom de rivière, l'Essonne, qu'ils ne connaissent sûrement pas mais qui à sa simple évocation a éveillé des terreurs bien réelles.
Tant que Paris jouera à Paris aucune solution n'est concevable. C'est quand Paris cessera d'être ce qu'elle se complaît à rester, le pays enchanté d'Amélie Poulain pour le plus grand ravissement des touristes et des spéculateurs, un Disneyland disposant d'une force répressive comparable à celles des parcs d'attraction dont elle sert de modèle, et qu'elle décidera à remettre profondément en cause certains principes identitaires et structurels produits par son histoire (notamment en ce qui concerne les dynamiques et interactions complexes qu'elle entretient avec sa propre banlieue), en somme qu'elle acceptera de grandir et de re-devenir, qu'un début de réponse au désastre du logement pourra être apporté [2]. Faute de quoi l'éternelle dialectique centre-périphérie et les relations de pouvoir qui en découlent, les mécanismes de ségrégation sociale, culturelle et économique, les phénomènes d'appropriation de l'espace urbain par une frange sociale de plus en plus restreinte et excluante et toute la gamme d'injustices afférentes se perpétueront dans la même constellation de drames et de lamentables mises en scènes politico-médiatiques [3].
[1] Marguerite Duras, Le Coupeur d’Eau, in La Vie matérielle (Paris: P.O.L, 1987).
[2] Sur un possible avenir synergique entre Paris et sa banlieue: Tomato Architectes, Paris. La Ville du Périphérique. (Paris: Le Moniteur, 2003). Quelques réflexions cinglantes et très pertinentes sur le retranchement de Paris derrière son Périphérique dans: Nicolas Chaudun, Le Promeneur de la Petite Ceinture. Paris: Actes Sud, 2003.
[3] Pour une analyse des mécanismes sous-jacents à la crise du logement: Didier Desponds, La mixité sociale, leurre français, in Libération, Rebonds du 6 septembre 2005.
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