Passage du Désir
Hier soir j'ai vu successivement Sonnenallee et Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, dans l'idée très recherchée de les mettre en perspective l'un avec l'autre. Bien qu'ils aient tous deux été d'immenses succès commerciaux dans leurs pays respectifs et surtout déjà vieux de plusieurs années, je ne les avais jamais vus. J'étais a priori hostile à Amélie, plus au fait du carnage critique par presse interposée que du film lui-même, sur lequel je me réservais le droit à la virulence sous prétexte qu'il avait mené à une commodifcation éhontée de Montmartre - comme si on pouvait lui faire porter la responsibilité d'un phénomène qui n'avait auparavant jamais eu besoin de lui - et qu'il présentait une vision enchantée et romantique d'une ville qui dans mon esprit était tout sauf cela. Il était au contraire du devoir d'un cinéaste de déconstruire et réduire à néant l'imposture de Paris et montrer au grand jour les processus de discrimination et de violence sur lequel son mythe repose - comme l'avait en particulier fait La Haine. Quant à Sonnenallee je pensais distraitement qu'il s'agissait de la rue du même nom qui traverse Neukölln sur des kilomètres et où j'étais allé il y a longtemps photographier d'immenses ensembles des années soixante-dix, tous de plastique jaune et de coursives à niveaux sur colonnes, et non pas le premier film à présenter de façon positive la vie quotidienne dans l'ancienne RDA, mettant ainsi en branle le phénomène culturel majeur - et infiniment complexe - d'Ostalgie qui frappa l'Allemagne il y a quelques années [1].
Ces deux films ont tous deux été sauvagement écorchés à leur sortie pour à peu près les mêmes raisons: l'un pour glorifier une image complaisante et un peu trop légère d'un régime meurtrier, les récriminations allant même jusqu'à le comparer à de la propagande nationale-socialiste; l'autre pour présenter dans une entreprise idéologique suspecte une vision asceptisée et réactionnaire d'un Paris purifié de ses indésirables ethnico-sexuels, faisant ainsi le jeu du Front National à la propagande duquel il était assimilé. Même si je considérais ces polémiques comme salvatrices et garantes d'exigences intellectuelles d'une implacable irréductibilité dont je me réclamais à mon tour, j'aurais maintenant tendance - ayant sans doute pris en légèreté au fil des années - à trouver de tels jugements incroyablement durs et d'une formidable arrogance dans leurs prétentions morales. Comme l'écrit Thomas Brussig - auteur de Helden wie wir et co-scénariste de Sonnenallee - dans la version littéraire du film, la nostalgie est une fonction nécessaire au développement social et permet de faire la paix avec un passé douloureux pour mieux aller de l'avant - même s'il s'agit d'exercer à son égard une critique constante et rester conscient de ce qu'elle recouvre [2]. De même les conséquences de la popularité d'Amélie (nouvelle étape dans la commodification irréversible de Montmartre, la ville comme simple extra DVD et parc d'attraction généré par le spectacle) ne sont-elles pas consubstantielles à un système qui a rendu possible la production et la diffusion du film même et qui donc lui échappent de loin? Doit-on condamner Amélie sous prétexte qu'il présente une image mièvre et toc de Paris et poursuit involontairement un processus entamé de longue date, au lieu de le prendre pour ce qu'il est, une simple entreprise de réenchantement du réel urbain tout comme Subway ou Les Amants du Pont Neuf, ces deux phares de retenue esthétique, l'avaient été dans les années quatre-vingt - ce que le spectateur a asez de discernement pour reconnaître. N'avais-je moi-même pas fait de même avec Beautiful Thing - un autre réenchantement d'une réalité potentiellement déprimante (faire son coming out en cité) - en allant me promener à Thamesmead dans le but de revivre un peu de ce 'conte de fées urbain' et ainsi retrouver quelque chose d'une jeunesse révolue?
Dans le cas d'Amélie ce n'est pas tant l'évocation d'un Montmartre mythique qui m'a touché - je n'ai jamais rien associé de particulier à ce quartier que je ne fréquentais jamais - que la mise en scène de la Gare de l'Est dont la teneur émotionnelle est revenue toute entière à la charge. Faisant pendant à une Gare du Nord transformée en immense puits de lumière - du moins c'est en ces termes que sa restructuration a été elle aussi réenchantée - et depuis starisée par sa vocation internationale, quand ce n'est pas par les batailles rangées entre police et usagers du rail exaspérés que l'on calme à coup de lacrymos, elle m'a toujours semblé plus provinciale, moins spectaculaire, bien plus vieux jeu dans ses destinations - Verdun et Strasbourg au lieu de Bruxelles ou Amsterdam. Dans ma jeunesse c'était une gare au creux du temps, plus gracile et lumineuse, là où je me trouvais dans des moments de perte et de solitude après mes nuits passées avec des rencontres de jardins publics. Un dimanche matin d'été j'étais venu accompagner l'un d'entre eux qui partait pour Venise par l'Orient Express, pour ensuite rentrer seul chez mes parents en banlieue. J'ai le souvenir de stations de métro et de tunnels désertés qui débouchaient aux abords des voies face aux longues rangées de facades austères comme des falaises qui les longeaient. C'était un Paris que je ne reconnaissais pas, pétrifié dans un temps presque immobile, et que je n'ai entrevu pendant toutes ces années que de façon fugace, une ville solaire et aérée, paisible et ouverte au désir, que je regrette de n'avoir davantage vécue.
Hier soir j'ai voulu rester là, dans les environs de la Gare de l'Est, cette ouverture sur un monde mythique de grandes villes étrangères, d'Allemagne, de Russie, de départs tristes et la nostalgie d'amants délaissés pour des raisons graves, grandioses ou bien mesquines et inconséquentes. J'ai poursuivi dans la nuit avec La Femme de l'Aviateur de Rohmer [3]. Le début et la fin du film, dont l'action se déroule en moins de vingt-quatre heures, se passent là, dans la salle des pas perdus d'une gare sale et obscure comme elles l'étaient toutes à l'époque avant leurs transformations successives en centres commerciaux étincelants de lumière et de désir, à l'image du Paris d'alors, aux façades dégoulinantes de crasse et encore ponctué de nombreux 'îlots'. Ce film m'a toujours beaucoup touché, plus peut-être que L'Ami de mon Amie, plus séduisant dans sa légèreté radieuse de Région Parisienne transfigurée par ses villes nouvelles. Dans l'Aviateur c'est un Paris très banal et terne qui est présenté en quelques scènes juxpaposées et d'une force extraordinaire. Les lieux y sont limités en nombre, la Gare de l'Est servant de plaque tournante à des trajets aléatoires conduisant à des rencontres flottantes et éphémères, comme celle avec l'étudiante du Parc des Buttes Chaumont, dont le caractère fantastique est amplifié par le manque de sommeil. Dans la déformation de la conscience la ville devient alors le territoire de toutes les possibilités et des confrontations humaines les plus mémorables.
C'est aussi un peu un Paris d'adieu, en équilibre précaire entre la fin d'une décennie et l'avènement progressif d'une autre, la fin de la 'France sous Giscard' et de tout ce que cette période peut véhiculer de vaguement provincial et de presque infantilisant avant les bouleversements profonds et les incertitudes qui ont suivi, une décennie implacable dans sa rutilance, la séduction de ses surfaces, pleine de bruit et de peurs nouvelles, et surtout l'énormité de la misère sociale et la déstabilisation finale des périphéries. Pour moi ce fut une césure aussi brutale, la sortie violente de l'enfance et la descente d'une chape de plomb qui devait tout recouvrir pendant plus de dix ans. Tard dans la nuit c'est ce que j'éprouvais en voyant ces personnages suspendus à un monde en plein basculement, un naufrage à venir, une ville devenue plus cruelle, plus criarde et intolérante, de nuits inhospitalières et prédatrices. La fin du film est sans doute l'instant le plus déchirant où au petit matin retentit sous les verrières de la Gare de l'Est une rengaine surannée - Paris m'a séduit chantée par Arielle Dombasle - où dans la pénombre des quais les voyageurs se pressent ou attendent leur train de banlieue après une nuit de travail. C'est la dernière image d'un monde qui se referme et sombrera corps et biens dans le malaise à venir, l'envers d'un espoir qui avait pourtant été immense. Cette fin me rappelle celle du Muriel de Resnais, tragique et brutale dans la découverte d'une disparition face à la désertion de l'appartement.
C'est donc dans une nuit pleine de films que j'ai sans en avoir eu l'intention commencé à définir l'archéologie de ma propre nostalgie, ses points de fixation, drames et ruptures. La séparation obsédante se situe là, autour de ces années d'histoire en chute libre. Tout ce qui les précède part à la dérive dans des films-vaisseaux, frêles et nocturnes. J'ai terminé la nuit par Les Mains Négatives et Aurélia Steiner (Melbourne) de Duras. La remontée lente des boulevards et de la Seine ont quelque chose de fantomatique et de terminal, une longue mélopée autour du manque et de la disparition. C'était une période de dénuement extrême pour Duras qui a ainsi clos la décennie de ces quelques films chétifs faits de chutes sous-exposées, avant de devenir quelques années plus tard la pythie surmédiatisée et incantatoire de la branchitude. Les Mains Négatives montrent Paris à l'aube, à cette heure où ses populations se croisent sans se voir, les garants du fonctionnement économique pleins de la certitude de leur statut remplaçant les balayeurs de rues africains assignés à la bonne tenue d'un réseau infini et proliférant de puits de lumière, monde inaccessible qui les relègue dans ses marges invisibles [4]. C'est eux que l'on voit au lever du jour dans le hall des départs de la Gare de l'Est, impassibles sous l'éclairage blême, au milieu des mégots et des papiers gras. Ils rentrent dans les villes éloignées aux noms doux et assassins. Comme la mienne, comme toutes celles qui constellent l'envers de Paris.
[1] Le roman correspondant - Thomas Brussig, Am kürzeren Ende der Sonnenallee (Berlin: Volk&Welt, 1999) - fait l'objet d'une analyse poussée dans une étude remarquable des représentations artistiques et médiatiques de l'ex-RDA et notamment du phénomène d'Ostalgie: Paul Cooke, From Colonization to Nostalgia. Representing East Germany since Unification (Oxford: Berg, 2005).
[2] Ibid, 118.
[3] Scénario de La Femme de l'Aviateur: Eric Rohmer, Comédies et Proverbes. Tome 1 (Paris: Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1999).
[4] Pour une critique particulièrement pointue (et décapante) de l'élément postcolonial et de la notion d'altérité radicale dans Les Mains Négatives de Duras: James Williams, 'The Point of no Return: chiastic Adventures between Self and Other in Les Mains Négatives and Au-delà des Pages', in Catherine Rodgers & Raynalle Udris (eds.), Duras, Lectures plurielles (Amsterdam: Rodopi, 1998).
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