République du Mépris
De nouveaux incidents violents se sont produits ces dernières semaines en banlieue parisienne. Le 11 octobre un immeuble vétuste situé passage du Gazomètre à Montreuil était évacué par la police. Ayant ensuite trouvé refuge dans une maison de quartier les familles ainsi que les personnes qui les soutenaient se sont vues expulsées de manière extrêmement violente par des CRS qui étaient venus dans leurs plus beaux effets - boucliers, jambières renforcées et tombas - avant de défoncer la porte d'entrée à coups de bélier et de procéder å un tabassage en règle de plusieurs membres du comité de soutien, dont l'écrivain Jean-Pierre Bastid, sévèrement battu et matraqué à plusieurs reprises. Comme cela s'est passé rue de la Fraternité au mois de septembre, les familles jetées à la rue se sont vues offertes l'hôtel (trois nuitées précisément) dans l'Essonne et la Seine-et-Marne, et à nouveau elles ont refusé, sachant bien que se retrouver dispersées en grande banlieue ne ferait qu'exacerber leur précarité et les affaiblirait encore davantage dans une isolation inévitable. On semble actuellement beaucoup tenir à envoyer les gens en Essonne. Seraient-ce ses grands espaces, la fadeur uniforme de ses steppes et son ambiance d'enlisement où tout se dilue dans une indistinction mortifère qui la rendent si attrayante aux autorités métropolitaines désespérées d'en finir avec la mauvaise publicité engendrée par les mal logés? On ne peut non plus s'empêcher de s'interroger sur le fondement juridique des descentes de police dans les taudis et sur le respect du droit dans les procédures d'évacuation. Comme d'habitude le soupçon d'une mise en scène sinistre à destination des médias plane lourdement sur cette nouvelle rafle
Le 25 octobre, décidé à refaire dans le Kärcher, Nicolas Sarkozy visite Argenteuil et sa célèbre dalle. Il est tard et bien entendu ce qu'on voulut qu'il arrivât à une heure pareille se produit sans faillir: la délégation officielle se fait injurier et bombarder de bouteilles en plastique par des hordes de jeunes assemblés au pied des tours. Les caméras tournent et le numéro se met en branle de lui-même avec une perfection théâtrale renforcée par la monumentalité du cadre architectural. Comme à La Courneuve il y a quelques mois certains résidents se trouvent involontairement impliqués dans le show lorsque de leurs fenêtres ils sont directement interpellés par le ministre lui-même qui use d'un langage jugé adapté au contexte culturel (cette bande de racailles). Ainsi chacun devient dans la jubilation de l'agitation artificiellement maintenue et dans une vague ambiance de catastrophe imminente le figurant d'une mise en scène qui aurait eu un impact tout autre - et à coup sûr bien moins cinégénique - à neuf heures du matin, et l'on finit par se demander s'il ne s'agit pas là du frisson subliminal du bourgeois s'aventurant tard la nuit dans les coupe-gorges de la périphérie. Les banlieues ont toujours fonctionné à fond dans l'imaginaire parisien - la zone encerclant les anciens Fortifs étant l'une des premières incarnations du phénomène - et l'attraction du 'monstrueux' social, culturel et sexuel qui y est fantasmé reste d'une puissance indestructible, la forte concentration de jeunes hommes désœuvrés qui y circulent renforçant le mythe d'exactions et d'exploits en tous genres. Ce climat délétère connaît un apogée cataclysmique dans la nuit du 28 octobre lorsqu'une bataille rangée d'une violence inouïe entre jeunes de Clichy-sous-Bois et CRS éclate en réaction à la mort accidentelle de deux adolescents réfugiés dans un transformateur EDF et à laquelle la police est soupçonnée d'avoir contribué, même si le cours des évènements reste encore confus. Les émeutes se poursuivent jusqu'à tard dans la nuit et gagnent une cité voisine dans une sorte d'immense catharsis collective. Les images sont terribles et choquantes: des groupes de CRS armés de mitrailleuses que l'on dirait tirées d'une série de science-fiction arpentent les rues et interpellent les habitant des immeubles qui se sont pressés aux fenêtres - dans un français qui laisse fortement à désirer sur la grammaire et d'une agressivité effarante. Là aussi l'architecture est 'théâtralisée' à l'extrême lorsque les façades sont balayées par les rayons lumineux de projecteurs à forte puissance, dans une esthétique carcérale d'état d'urgence si extrême que l'on vient à se demander si un tel déploiement technologique digne des forces américaines en Irak (et encore une fois une telle exacerbation théâtrale) est réellement de mise.
À travers ces incidents très rapprochés dans le temps et voués à se reproduire au gré des provocations médiatiques du pouvoir et d'une répression proportionnellement intensifiée se révèle dans toute sa clarté la seule réponse dont la France soit capable pour venir à bout du mal abyssal qui la ronge. Le traitement du soulèvement des banlieues n'est qu'un aspect parmi d'autres du régime policier mis en place par l'État et qui ne semble connaître aucun équivalent dans l'Union européenne, ni par sa violence et ni par le degré d'humiliation dont elle est capable, et à laquelle elle peut manifestement donner libre cours en toute impunité (Habib Souaïdia, refugié politique algérien, battu à la station Châtelet et humilié au poste des Halles le 17 septembre). Que l'on pense aux manifestations lycéennes du printemps, à la vague d'expulsions lancée cet été ou à une jeunesse réfractaire intégrant de son plein gré les 'Camps Deuxième Chance' où l'armée s'occupe de tout, c'est à un état généralisé de militarisation que l'on assiste et on ne voit pas comment dans les conditions présentes le processus pourrait s'enrayer et ne pas prendre des proportions proprement monstrueuses. Et comment peut-on dès lors tenir un discours cohérent sur le devenir de la ville quand la police française est dotée de pouvoirs si exorbitants - ce dont tous les précédents historiques devraient nous prémunir - et accumule les dérapages? Au Pavillon de l'Arsenal se tient actuellement une exposition sur le devenir de Paris et, nous dit-on, le parti pris résolument post-haussmannien des projets d'aménagement de la couronne extérieure. Le même discours audacieux préside aux plans d''harmonisation' de la capitale avec sa banlieue immédiate par l'enfouissement du Périphérique en divers points et l'émergence d'une entité urbaine moderne digne de son époque. Face à tant de délicieuse afféterie parisianisante, on aurait presque envie de crier (en riant un peu jaune): "Mais que fait la police?"
Comments