ELECTRONIC ESSAYS
 
FICTIONS
Section under Construction
Thematics
 
Library
Kontakt

backRépublique du Mépris | Main | We are the Pigsforward

12 November 2005

L'Enfer et son Double

Cité des 4000, La Courneuve - Centre commercial

Les périphéries occupent une place fondamentale dans la mythologie parisienne et incarnent l''envers abject' du centre radieux et apollinien du pouvoir politique. Hors les murs les actes les plus inqualifiables et extrêmes sont fantasmés par des habitants fortement titillés mais retranchés derrière un dispositif de protection visible ou plus diffus contre ces excès et débordements criminels (des fortifications démesurées de Thiers aux contingents de CRS détachés à la surveillance continuelle des espaces publics - présence policière ayant hier atteint son paroxysme paranoïaque lorsque l'état d'urgence fut décrété intra-muros par la Préfecture de Police, qui n'en est en la matière pas à son premier coup d'essai) [1]. Déjà au-delà du Mur des Fermiers Généraux s'étendait une zone incertaine autour des boulevards extérieurs où beuveries et prostitution attiraient toute une faune en quête de sensations. De même la 'zone' proliférant au pied de Fortifs désaffectés pour cause d'inutilité flagrante cristallisait toutes les frayeurs et les désirs de la ville bourgeoise dans son incarnation d'une brutalité authentique. Cette fascination pour l''authentique' ouvrier - plus c'est lumpen, mieux c'est - de l'Apache au Laskar en passant par les Blousons Noirs, est une constante de l'imaginaire et atteint aujourd'hui, notamment grâce à l'internet, des sommets libidinaux inégalés [2].

Car l'on attribue fantasmatiquement à la banlieue des qualités extrêmes: outre son caractère intrinsèquement criminogène elle est le site d'une sexualité monstrueuse et incontrôlée, porteuse de la destruction des valeurs d'ordre et de civilisation incarnées par Paris, de la prostitution autour des Fortifs aux tournantes dans les locaux à poubelles. Et c'est bien de cette terreur ultime qu'il est question, et que les événements récents portent à incandescence: la prise de Paris par la jeunesse, son viol et sa mise à sac, comme Constantinople brillant au milieu d'une mer de sauvagerie. C'est la sur-qualification de ces lieux qui - par rapport par exemple aux banlieues anglaises proprettes, qui, dans l'uniformité fade et mortifère de leur confort, souffriraient presque au contraire d'une sorte de sous-détermination, même si elles sont d'ailleurs elles aussi 'sexuellement fantasmées' - plus wife-swapping entre thé et petits gâteaux que gang-bang dans une cave pisseuse, c'est vrai - les rend uniques et en fait le réceptacle de craintes protéiformes - une sorte de refoulé peut-être, où terreurs de la marginalisation, du déclassement et du chaos qui nous menacent tous dans notre fragilité se projètent sur ces lieux - et sont à l'origine d'un rejet radical, d'une stigmatisation fatale dont la France ne se relèvera jamais sans un travail de fond considérable sur elle-même (à commencer par sa relation troublée avec son passé colonial), qui nécessiterait une impulsion et une vision inédites de la part du pouvoir et de la société civile en général, un peu à la manière des mouvements citoyens allemands qui ont à partir des années quatre-vingt permis une confrontation progressive au passé dans une sorte de Verarbeitung collective. Seulement, voyant le gouvernement actuel à l'œuvre, la tentation de faire du chiffre risque encore une fois de tout emporter dans un tout sécuritaire et un quadrillage policier plus exorbitants que jamais.

L'avancée pionnière de la Région Parisienne se poursuivit jusque dans les champs de betteraves de la grande couronne. Grigny s'est posée dans ce nulle part informe telle une cité merveilleuse et mythique, prête à accueillir les prolétaires de Paris et leurs petits enfants. Il existe un documentaire fascinant sur la vie à la Grande Borne quelques années tout juste après son inauguration: L'Enfer du Décor (1973), une production de l'ORTF à forte approche sociologisante et imprégnée des théories très à gauche alors en vogue. Aillaud lui-même y apparaît dans son rôle de démiurge à la carrure de vieux lion fourbu, intervention contrastée avec une jeunesse en gros ceinturons cloutés et coiffure à la Ringo qui déplore déjà l'ennui assommant de l'endroit et l'ingratitude du cadre urbain, malgré sa grande charge onirique voulue par l'architecte. On y voit aussi des mères évoquant leurs tentatives de suicide ratées dans le lac de Viry et quelques jeunes gens 'spontanément' mis en scène dans des accès de rage anti-architecturale et faisant part de la discrimination à l'empoi dont ils sont les victimes. Devant la télé où Cloclo passe au même moment, l'un des ces jeunes raconte comment une place de manutentionnaire lui a été refusée au supermarché de Grigny 2 (un autre quartier transfiguré par le fameux '2' - le top du futurisme dans les années soixante-dix et sans doute aussi la plus haute marque de standing, cet ensemble gigantesque était destiné à une population plus 'aisée' et était ainsi doté d'un grand centre commercial et d'une connection au réseau ferré) à la simple évocation de son lieu de résidence. Ça fait froid dans le dos et l'on finit par se questionner sur le pourquoi d'une stigmatisation aussi forte des lieux dont la France semble avoir la spécialité. Ce qui est encore plus choquant c'est que cela se passait en 1973, donc bien avant les effets du choc pétrolier et les phénomènes de chômage de masse qui quelques années plus tard allaient décimer ces quartiers. Ce qui laisse penser que la disqualification et la mise en orbite dans les périphéries urbaines des franges sociales les plus vulnérables est endémique et systématique, consubstantielle même à la société française et à la vision de ses élites.

Il existait aussi des rumeurs de prostitution dans les caves, ce qui évoque Deux ou trois Choses que je sais d'elle de Godard et son articulation des ségrégations urbaines à la commodification omniprésente de la sexualité féminine. Dans une de ces caves se déroule une autre scène de L'Enfer du Décor, qui est à la fois choquante et extraordinaire de virulence par la colère et le ressentiment qui s'en dégagent 'déjà en 1973'. Une rangée d'adolescents exhibent sur leurs avant-bras de gros tatouages baveux façon centrale de Fleury et entre deux slows (la musique est déchirante) avec des jeunes filles à l'air triste se lancent dans une diatribe violente contre le cynisme d'une société qui les maintient dans une misère ignoble et le cadre urbain qu'ils sont condamnés à occuper. Aillaud en prend plein son grade, lui qui, errant seul dans sa cité, semble par ailleurs commencer à comprendre que son œuvre est vouée au naufrage. Dans la danse les couples s'agrippent, prélude à l'amour qu'ils iront faire plus tard dans un des blocs en courbe au nom de phénomène cosmique, traversant les pelouses désertes et plongées dans le noir, à des années-lumières de Paris qui irradie au loin. Avant le désastre qui allait frapper, le mépris intolérable du pouvoir, les réhabilitations tape-à-l'œil, l'abandon final des années quatre-vingt. Car que la droite giscardienne se fût lavé les mains de lieux et de populations qu'elle infantilisait n'a rien d'étonnant - c'était dans sa nature même. Mais que la gauche, si longtemps restée au pouvoir et sous le règne de laquelle la misère sociale s'est considérablement aggravée, ait si ouvertement perpétué le scandale est un constat impardonnable qui devrait  aujourd'hui forcer ses ténors à la plus grande humilité.

 

[1] Sur la débauche des périphéries et les migrations de la turpitude: Nicholas Hewitt, 'Shifting Cultural Centres in Twentieth-Century Paris', in Michael Sheringham (ed.), Parisian Fields (London: Reaktion Books, 1996).

[2] Sur les différentes incarnations des limites de Paris et une évocation détaillée de la 'zone' des Fortifs, le tout enrichi de très belles cartes: Jean-Louis Cohen & André Lortie, Des Fortifs au Périf. Paris, les Seuils de la Ville (Paris: Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1991).

Comments

The comments to this entry are closed.