La Patrie reconnaissante
Ce soir sur ARTE, La Vie par les Bords, un documentaire sur l'apprentissage professionnel d'adolescents dans un lycée d'Argenteuil. Ici pas la moindre image spectaculaire de banlieues au bord du gouffre (on ne voit que sporadiquement le cadre urbain environnant) mais une lenteur inhabituelle et salvatrice dans l'exploration de la quotidienneté ordinaire et des espoirs de jeunes gens dont la vie est en train d'être détournée sous nos yeux. Dans la parole mise en forme par l'écriture ou livrée directement à la caméra c'est le cynisme d'un système de détermination sociale qui est mis à nu dans ce qu'il a de plus fruste et d'élémentaire. Parfois on croit rêver tant l'évidence des mécanismes révélés est foudroyante. Dans l'exposé de la vie en usine et de l'aliénation inhérente à la répétition infinie des mêmes tâches - la fatigue, les embouteillages matin et soir, la routine rendant impossible tout autre activité ou réflexion - il est clair que l'on n'a pratiquement pas avancé depuis le XIXème siècle. C'est ensuite la répartition des sexes par secteurs professionnels (la cantine et l'entretien pour les filles, la mécanique pour les p'tits mecs) et surtout l'inadéquation flagrante de ces formations avec les aspirations d'adolescents sur lesquels le monde est en train de se refermer. Le désir est encore fluctuant et indéterminé (à cet âge comme à d'autres), et beaucoup, très lucides sur l'aberration de l'apprentissage imposé (des titres ronflants, tel bac hygiène et environnement, qui ne recouvrent que les réalités les plus prosaïques - nettoyer les chiottes), ont encore l'espoir de se sortir de cette mauvaise farce et d'avoir la vie qu'ils savent mériter. Les sentiments fusent dans tous les sens - espoir, résignation, indignation, pugnacité - et dans leur collision désordonnée on voit la vie qui se débat encore et l'on se met à espérer de toutes ses forces qu'aucun ne se laissera berner. Mais combien seront coulés avant d'avoir atteint leur but et dans quelle mesure le système scolaire restera-t-il assez flexible pour leur permettre d'évoluer selon leurs propres désirs? La réponse est d'une triste évidence. Il y avait des moments de grande humanité dans ce documentaire, rendus très sensuels par la caméra qui s'attardait longuement sur les visages, par exemple lorsque un jeune stagiaire en maison de retraite essaie de trouver les mots justes - ses mots à lui - pour réconforter une vieille dame en sanglots à l'évocation de sa mère morte. C'est se trouver propulsé très jeune dans des situations émotionnelles extrêmes, là où la mort est présente en permanence. Aucun n'a flanché.
Dans cet autre documentaire auquel j'ai plusieurs fois fait allusion, L'Enfer du Décor - une étude sur les conditions de vie à La Grande Borne au début des années soixante-dix - on s'était livré au même exercice d'interview en classe et les propos des élèves (un peu plus jeunes) ne variaient pas fondamentalement, bien que d'une noirceur encore plus accablante. On y voyait les mêmes espoirs bafoués, les désirs informulés tués dans l'œuf avant leur émergence même, la résignation de devoir suivre la voie des parents sans espoir d'ascension sociale et l'intériorisation de cette réalité comme allant de soi. Des sociologues perchés au milieu des folies d'Émile Aillaud se livraient ensuite à une analyse des mécanismes sous-jacents à l'orientation scolaire et visaient à démontrer leur étroite imbrication avec les besoins en main d'œuvre du système capitaliste - en somme l'avenir des enfants de la cité était tout tracé malgré eux. Je me souviens avoir trouvé le raisonnement un peu trop déterministe et imprégné d'idéologie soixante-huitarde (le système ne pouvait sûrement pas être d'une telle perversité), mais force est de reconnaître que la vérité pourrait être aussi crue et effrayante que çà. Une preuve supplémentaire s'il en est besoin? À l'issue des émeutes du mois de novembre le gouvernement Villepin a rabaissé l'âge de l'apprentissage professionnel à quatorze ans, histoire d'occuper une jeunesse à la dérive et de lui donner des perspectives d'avenir. C'est d'une logique implacable et nul doute que la mesure contribuera à l'épanouissement personnel de toute une génération et ainsi au rayonnement moral, culturel et économique de la France.
Autre tentative de remise au pas, le site Défense Deuxième Chance, inauguré en septembre dernier par le Premier Ministre de la République Française, dispositif d'insertion professionnelle à l'intention des jeunes gens en situation d'échec scolaire et de marginalisation sociale imminente, le premier en son genre dans le pays. L'organisation comme l'habillage d'ensemble sont d'inspiration délibérément paramilitaire. On y chante La Marseillaise au saut du lit dans l'espoir de régénérer la fibre patriotique d'une jeunesse en déshérence, l'encadrement étant assuré par des soldats à la retraite, même si l'on insiste bien sur le caractère civil de l'affaire. Donc c'est encore un peu 'pour de rire' et aimablement parodique même si tout, absolument tout, y donne l'impression d'une milice en exercice, des entraînements physiques en plein air à l'inoculation du respect de l'ordre - une formation comportementale, selon les autorités. Le militaire, c'est le recours absolu et final, là où l'école, le suivi social, voire la psychothérapie, domaines soft et sûrement inconsciemment considérés comme trop féminins - à l'envers de la symbolique spectaculaire et quasi cinématographique dont jouit l'armée - ont échoué. On nous dit aussi que les jeunes recrues se sont prêtées volontiers à cette forme inédite d'ingénierie sociale et que l'opération n'a vraiment rien eu de coercitif. L'armée nationale tient là une source d'effectifs inespérée et a vraiment dû faire la belle dans son rôle retrouvé de sauveuse d'un système en faillite. À l'instar de la Russie, où des mères désemparées envoient leurs enfants à une armée ragaillardie et friante de jeune chair pâle, les camps sont la nouvelle réponse apportée par la France à la désaffection des jeunes hommes des classes inférieures, ces agents de panique permanents, des apaches aux zonards, des blousons noirs à la caillera.
On avoue sans rougir que certains secteurs économiques ont désespérément besoin de bras et que cette main d'œuvre pourra ainsi servir à combler ce déficit chronique. Par un heureux hasard elle semble avide de discipline et sera prête à l'emploi en un rien de temps. Ce ne sera pourtant pas faute d'avoir essayé, de leur avoir donné toutes les chances possibles dans la grande tradition d'égalité républicaine. Ce camp 'Défense Deuxième Chance' se situe en Seine-et-Marne, tout près d'Eurodisney. Le Premier Ministre est lui-même venu inaugurer les nouvelles installations. Un autre est prévu plus tard dans l'Essonne, loin dans les zones rurales, dans l'indistinction d'étendues monochromes, mornes et sans qualités particulières si ce n'est leur tristesse à hurler, ces régions du meurtre de l'esprit, les grandes banlieues parcourues dans Le Camion de Duras. Il est dit que le gouvernement compte en bâtir une quarantaine, tous calqués sur le même modèle, certains même aménagés dans d'anciens complexes militaires. Je doute pourtant que le Champ de Mars ait été retenu pour l'un d'eux. De Paris, blanche, aristocratique et sublime de beauté, un gouvernement étourdi de sa propre audace observe du haut de l'aréopage la dérive militariste d'une fraction de la jeunesse française - processus qui ne peut que se durcir une fois le principe de base bien établi et rodé, apportant à des dysfonctionnements de la société civile des réponses jusqu'à maintenant impensables: le recours à la machine de guerre. À la sortie du camp certains deviendront maçons, boulangers ou chauffeurs routiers, un destin choisi par d'autres en fonction des impératifs économiques et statistiques de l'État. Ils vivront dans des villes-mouroirs au-delà des couronnes successives auréolant la capitale qui demeure plus que jamais une ville vérouillée. On aura alors peut-être réussi à repousser un peu plus la catastrophe longtemps redoutée, un phantasme très ancien, l'assaut et la dévastation de Paris par cette jeunesse même.
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