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19 February 2006

Rêverie Prolétaire

Hier à la Berlinale on présentait Place de la République de Louis Malle, un film prenant la seule rue pour cadre et tourné en 1974 avec un minimum de moyens, caméra sur l’épaule et magnéto en bandoulière. En une sorte de micro-trottoir continu et ouvert à tous les aléas, l’équipe de tounage abordait des badauds autour de la place et sans questions préformulées les laissait deviser d’eux-mêmes, de la vie en général, de leur histoire personnelle, dans la confiance instaurée par un réalisateur à l'écoute et profondément empathique. Les réactions variaient sensiblement d'une personne à l'autre, entre l’inconfort mi-indigné mi-flatté de la vendeuse de billets de lotterie, la bonhomie méridionale d’une perruquière mentionnant ses clients de chez Madame Arthur pour parler à mots couverts des pédés qui venaient se fournir chez elle, aux divagations quasi surréalistes d’une petite vieille obsédée par l’idée de passer clandestinement en Allemagne. Il se produisit même un basculement inattendu vers la fin du film, où une jeune femme blonde séduisante, les joues couvertes de fausses taches de rousseur dessinées au crayon - ma mère avait une copine nommée Annie qui habitait l’immeuble d’en face et arborait les mêmes gros points, rendus avec plus ou moins de bonheur selon les jours - se retrouva après plusieurs passages de l’autre côté de la caméra avec le reste de la bande et entreprit de parler avec d’autres femmes rencontrées sur la place de baise et d’homosexualité féminine. C’était un très beau retournement, une démonstration élégante de la porosité du monde, la pulvérisation du clivage intervieweur-interviewé, acteur-spectateur (qu’est-ce qui fait qu’un film commence à être un film? - sûrement pas le professionnalisme supposé des acteurs, comme on le comprend dès l'ouverture), la fin des spécialisations et le rêve d’une coïncidence retrouvée entre art et vie, préoccupations évidemment omniprésentes à l’époque.

Une des personnes abordées m'a particulièrement intrigué. Il s'agissait d'une jeune femme brune au regard clair et direct, le visage un peu dur rehaussé de pommettes saillantes et de cette coiffure à guiches recouvrant les oreilles qui faisait alors fureur de Ziggy à Annie Girardot. Un ciré brillant noir achevait de lui donner un air très contemporain, une jeune étudiante, pensai-je, en prise avec son temps et encore galvanisée par l’épopée de soixante-huit. Le choc fut d'autant plus violent lorsque son discours - sans doute le plus sidérant de tout le film - se révéla être un fatras de tout ce que la société d’alors - et plus sinistrement celle d’aujourd’hui - pouvait véhiculer de préjugés réactionnaires. D’une voix de 'commère’ (comme disait le père qui méprisait ce genre de femmes) elle se lança sans se faire prier dans une diatribe anti-urbaine et profondément raciste ("il y a trop de Noirs et d'Arabes et ils amènent toutes sortes de maladies" - pour résumer), propos en tous points semblables aux déferlements d'horreurs entendues dans mon enfance. À l’écouter, toute raide d’indignation et certaine de son fait, c’était un peu comme si rien ne s’était passé en France dans la foulée des bouleversements culturels récents, que ce soit sur la question de la condition féminine (il était selon elle du devoir d’une femme de trouver un homme pour la soutenir financièrement) ou tout simplement la réinvention des rapports humains tentée dans l'entreprise révolutionnaire. Là encore j’ai dû penser à mes parents, qui, jeune famille ouvrière vivant en grande banlieue, n’a rien vécu de soixante-huit si ce n’est le contrecoup des pénuries et des grèves. Pour eux comme pour la demoiselle de la République, c’est le refus d’interaction avec la société dans sa complexité politique et de ses confrontations plus ou moins aisées qui s’affirme de façon catégorique dans la méfiance envers et finalement le rejet de Paris. Je l’imaginais dix ans plus tard sans ses guiches et son beau ciré, quelque part dans un trou de l’Essonne, péremptoire, amère et déjà pleine de regrets aux côtés de son homme-providence.

Le même exercice d'extrapolation s'avéra bien plus amer dans le cas des nombreux ouvriers rencontrés tout au long du film, des femmes de ménage à quelques années de leur retraite (certaines ressemblait à ma mémé Madeleine, avec leurs 'lunettes de loup' et leurs robes aux imprimés joyeux), des chômeurs en rade entre logement de fortune et liaisons alcooliques aux ouvriers de la voirie ’montés à Paris’ pour trouver du travail. Pensant à l’hécatombe qui allait suivre sous les effets combinés du chômage de masse et de l’impuissance des gouvernements successifs - 1974 faisant encore plutôt penser aux folies architecturales pompidoliennes et à un RER égayé des compositions ultra-futuristes de Vasarely - on éprouvait un malaise évident dans l'anticipation de ce qui restait encore à venir. C’était une impression de grande vulnérabilité qui se dégageait de ces scènes, d'immense précarité pour user d'un mot passe-partout qui a ces dernières années envahi le discours public. On se mettait à avoir peur pour eux et leur rêves fragiles, à penser à la décimation organisée de la classe ouvrière, aux HLM lépreux où ils auraient échoué entre temps avec tous les miséreux du monde, à leur vieillesse moins paisibles dans un coin de paradis moins idyllique. On pensait à tout le chemin parcouru depuis ces années jusqu’au pouvoir actuel, aussi dénué de vision que de valeurs humanistes, frauduleusement détourné par les ambitions personnelles de ceux qui l’exercent et prétendant remédier au malaise collectif (avec les banlieues en ligne de mire) à coups de mesures cache-misère minables et intrinsèquement discriminatoires. Les souffrances, multiples solitudes et délaissements, la lassitude, l’ennui, la maladie rencontrés autour de la Place de la République par Louis Malle se retrouveraient aujourd’hui intacts et exacerbés, l’espoir en moins. Qu’est-ce que donnerait un projet cinématographique similaire au même endroit trente-cinq ans après? La même chose probablement, mais avec une électricité autrement plus instable. Aujourd’hui encore plus qu’alors ce serait l’image d’un monde que l’on n’aurait pas réussi à changer, d’une société allant droit dans le mur.

Bd Macdonald, Paris XIXe

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