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backRêverie Prolétaire | Main | Adieu Sweet Bahnhofforward

03 March 2006

Nuits noires, périphériques

Ière. Je vais à Créteil le dimanche, généralement à l’heure du déjeuner. Du métro on monte l'une des rues en pente qui traversent la cité de part en part. Celle-ci est organisée selon des principes perspectifs inspirés du classicisme français avec la pièce maîtresse couronnant le sommet de la butte, une esplanade immense agrémentée de grands bassins, de fontaines et de totems abstraits, et ordonnée symétriquement avec des tours sur pilotis aux quatre coins. Bien qu’elle ait subi une réhabilitation cosmétique dans les années quatre-vingt qui lui a fait perdre ses couleurs et éclat d’origine (un rose pâle générique et le pastel décliné dans toutes ses variantes ayant désastreusement remplacé ses tons fortement contrastés à base de noir brillant, d’azur et de blanc - gamme rehaussée de jaunes pâles et de mauves - qui produisaient des effets plastiques très puissants, surtout vus de loin de la route nationale au-delà de la forêt de pylones électriques), elle reste même sous une forme brouillée très semblable à ce qu’elle était dans mon enfance, étrangement paisible et verdoyante le long de ses axes. On croirait même se trouver par moment à Tativille avec son arsenal de panneaux de signalisation, de parterres proprets et de ronds-points. La grande place est généralement déserte, seulement hâtivement traversée de passants sporadiques. Au loin le clapotis des fontaines est continu et monte jusque dans les étages, le long des coursives d’accès aux blocs d’appartements articulés aux tours centrales. De là la vue d’ensemble est spectaculaire, la composition monumentale prenant alors tout son sens, et les échapées de perspectives laissent deviner dans la brume grise d’autres banlieues empilées sur d’autres coteaux, d’autres noms mythiques, d’autres jeunesses.

Ma tante y habite depuis quarante ans. L’appartement n’a jamais été réellement renové depuis, la dernière grande remise au goût du jour se situant quelque part aux alentours de 1975. Elle était arrivée là, dans cette cité tout juste achevée et flottant dans un immense terrain vague avec seulement la préfecture du nouveau département un peu plus loin dans la plaine, structure de verre fumé orange tout aussi isolée au milieu de la boue et des voies rapides. Ma tante, jeune femme récemment mariée à un homme qui l'abandonna peu après, y prenait possession de son premier logement loin d'une enfance de famille nombreuse en grande banlieue digne de La Pluie d’Été. Les formes pures des blocs alignés sur les axes, le blanc intense des façades, le bleu profond des balcons et celui, léger et pâle, des bassins pleins d’eau, avaient dans la lumière solaire quelque chose de féerique qui me captivait, une sorte d’été permanent dans un modernisme cool et sensuel que je ne connaissais pas dans ma propre ville. Il y avait aussi de temps à autre des incendies qui se déclenchaient dans les caves, et l'on voyait quelquefois des traînées informes d’un noir charbonneux, éclatant de fenêtres ou de soupiraux et défigurant de façon obscène les parois blanches. C’est ce sentiment de désastre imminent, de délitement d’un ordre social incarné dans la fragilité de l’architecture, qui finirait par s'insinuer et prendre le dessus à la fin de la décennie. Depuis le récit de la cité n’a plus été que celui d’une lente désintégration du corps social, d'une série ininterrompue de déprédations, d’incivilités et d’hostilité entre communautés. Ma tante parle de dégradation de la qualité de vie, d'un renfermement général, dit ne jamais s’y être réellement sentie chez elle à cause de l’échelle, du manque de rapports humains après la vie familiale connue dans l'enfance. Quarante ans d’une impossible appropriation.

À une certaine époque nous venions là tous les Noëls. Je rêvais à grands coups de Beethoven d’une ville radieuse et idéale, d’un ordre supra-humain que la cité de Créteil incarnait à mes yeux de la façon la plus formellement aboutie, le couronnement d’une épopée historique dont je voyais la dilution se produire de façon de plus en plus précise. Tout comme les Noëls chez ma tante entretenaient l'illusion d’une certaine harmonie familiale au sein de laquelle j’avais ma place naturelle et incontestable, la cité était le réceptacle d’une grande communauté humaine, d’enfances de nationalités éparses, d'une constellation de provenances au milieu desquelles j'avais grandi. Et de même que Noël finit par ne plus avoir lieu à la suite de rancœurs intestines dont je ne comprenais pas la cause, les relations sociales n’en finirent plus de s’effondrer sur fond de malaise, de ressentiment et de méfiance mutuelle. Ce n’est plus que cette tristesse indépassable qui imprègne les lieux, la douleur de l’irréconciliable, la consternation froide devant le gâchis humain et le mépris des politiques. Ce qui se déploie dans la succession des avenues menant à la station de métro, dans l’enchaînement continu des quartiers de la ville vus du train, c'est ma dépossession, la peine sans bornes des accords étranglés du violon d’Amy Flamer dans Les Mains Négatives de Duras, l’expression tragique de cet arrachement, le retour impossible vers mon rêve de cité céleste, la fin qui n’en finit plus d'arriver, la silhouette de ma tante assise dans l’appartement sombre et exigu, les façades recouvertes de couleurs terreuses et ternes, l'enfouissement d'un vieil espoir.

Créteil, Cité du Mont-MeslyNoël en famille - Créteil, Cité du Mont-Mesly

Il faudrait enfin pouvoir raconter cette épopée. Duras s’était toujours intéressée à ces lieux periphériques et investis d’une infinité de fantasmes, dans ses articles pour France-Observateur (Horreur à Choisy-le-Roi) ou ses pièces de théâtre comme Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Mais c’est à mon sens vers la fin des années soixante-dix dans des œuvres comme Le Camion que cette vision de la banlieue se fait la plus poignante, l’isolement social et affectif de Duras à cette époque ayant pour écho les images de cités HLM sillonnées en semi-remorque les soirs de milieu de semaine, de galeries marchandes déclassées, de matins de givre le long des routes nationales. Dans son entretien avec Michelle Porte paru en appendice du script elle donne une vision totalisante des cités de Trappes traversées par le camion, parle d'immeubles mortuaires et de parquage concentrationnaire pour populations déracinées auxquels elle avoue préférer les bidonvilles à cause du sens communautaire puissant qui y régnait. Sa vison du travailleur immigré n'est pas sans rappeler dans sa transcendance la destinée littéraire d'autres héros antérieurs (les Juifs, les fous), cette confrontation à une altérité aussi radicale qu'irréductible trouvant son expression la plus ténue et la plus déchirante dans Les Mains Négatives, longue mélopée adressée aux invisibles de la France post-coloniale, aux cohortes de balayeurs des rues qui s'entassent dans les trains de banlieue à l'aube. Cest là que la voix fut inaudible au point de s'effondrer sur elle-même, asymptote au point de rupture, le désir d’amour le plus effarant, la destitution la plus universelle.

Quelques années plus tard, dans le RER pour Paris, je cherchai incidemment du regard la cité de ma tante qui apparaissait quelques secondes sur l’horizon à un moment précis du trajet, mais curieusement les formes ne se détachaient plus avec la même netteté et semblaient comme se diluer dans le ciel. Je ne la reconnaissais plus et ce n'est que bien plus tard, à la faveur d'un court passage en métro un après-midi lourd et pluvieux, que je découvrai qu'elle avait été recouverte par la municipalité d’un badigeon jaunâtre uniforme, dans une entreprise de remise au goût du jour qui faisait partout office de politique de la ville. Au même moment la voix de Duras avait gagné en suffisance et en emphase, en concordance intime avec l’esprit d'une époque tonitruante et tape-à-l'œil, méconnaissable dans cet conflagration de gloire médiatique qui la rendait intouchable dans ses sentences de pythie péremptoire. France Culture vient de diffuser à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort les entretiens qu’elle avait menés avec Mitterand en 1985-86 pour L’Autre Journal. La rencontre de ces deux titans de l’histoire du XXème siècle était à la fois fascinante et pénible à entendre. Mitterand s’en sort relativement bien et fait même preuve d’une grande subtilité de pensée, ce qui semble n'avoir aucune prise sur une Duras dechaînée et à fond dans la provoc, à la voix gouailleuse à la limite du vulgaire, aux petits ricanements de poule accueillant les réparties glaciales (et glaçantes) de son interlocuteur, une voix qui avait perdu tout pouvoir de stupéfaction et était devenue l'organe hâbleur d'un égo gonflé à l'hélium. Mais c’est surtout la faillite fondamentale de la gauche française qui se profile en filigrane derrière ce dialogue échoué, cette non-rencontre à ce point criante qu'elle en est insupportable, dans l'impuissance du politique à changer le monde, le cynisme établi en principe fondamental du pouvoir. Les banlieues poursuivaient alors leur descente inexorable. Leur odyssée reste à écrire.

 

IIème. On commémore le dixième anniversaire de la disparition de Marguerite Duras. France Culture y consacre deux semaines de rediffusions d'archives, dont ses entretiens avec Mitterand de 1985-86, qui viennent à l'occasion d'être republiés par Gallimard. Duras était à l'époque l'objet d'une adoration universelle paroxystique, une icône surmédiatisée et mise à contribution dans tous les grands débats publics après son explosion stratosphérique consécutive à L'Amant. C'était le temps de 'Duras' - plus tard muée en elliptique 'M.D.' - créature oraculaire contre laquelle on allait même jusqu'à se branler dans les réceptions mondaines et dont 'l'uniforme', ensemble col roulé-jupe plissée-bottines fourrées existant en différents coloris, inspira fortement Jean-Paul Gaultier. Celle qui se prononcera en faveur du bombardement de la Libye par Reagan, interviewera Platini pour Libé et provoquera un tollé phénoménal après la publication par le même journal de son ahurissant Sublime, forcément sublime Christine V., s'étourdit du pouvoir de sa propre parole (l'écoute des enregistrements radiophoniques la restitue dans toute sa force hypnotique et son timbre unique, même si par moments on s'énerve un peu de l'adoration qu'elle semble se vouer toute seule) et sait s'entourer d'une cohorte de jolis jeunes gens pâles et maladifs, gardiens du culte hiérarchiquement organisés et tétanisés d'amour - ce dont Dominique Noguez fait état de façon assez drôle et grinçante dans Duras, Marguerite, le journal de sa relation longtemps (puis, à mesure que la gloire se fait de plus en plus enivrante, un peu moins) privilégiée avec la divinité. Mais c'est à la faveur des entretiens avec Mitterand que l'esprit de cette époque d'emphase tape-à-l'œil me semble incarné de la façon la plus stupéfiante, dans la collision de deux égos narcissiques fascinés par le génie supposé de l'autre, de deux titans modelés par les soubresauts de l'Histoire, certaines énormités proférées étant d'une envergure tout aussi héroïque. C'est aussi la rencontre de deux figures emblématique de l'épopée de la gauche qui ironiquement incarne le naufrage définitif de ses idéaux dans une décennie qui restera dans maints esprits marquée par l'exercice cynique du pouvoir au plus haut niveau, l'essor exorbitant du tout-médiatique, la suprématie consolidée des forces de l'argent concomitante à l'abandon des classes populaires à leur sort. Et comme Duras réduite à l'état de 'marqueur visuel' aisément identifiable, Mitterand lui-même (dont il n'est plus de mots pour en évoquer la grandeur dans la fascination collective et légèrement amnésique qu'il inspire) est devenu iconique, à tel point que certains dirigeants du parti socialiste ont cru bon de se déguiser en lui (feutre à larges bords, écharpe et long manteau noir) au moment des récentes commémorations.

Hôtel des Roches Noires, Trouville

Parallèlement à ces égarements, coups médiatiques et enflures égotistes, la voix durassienne, quand elle se retire sur un registre intime pour exprimer l'injustice humaine, est capable de véritables miracles, comme dans Le Coupeur d'Eau (publié dans La Vie Matérielle en 1987), une tragédie fulgurante et implacable, peut-être l'un des textes les plus bouleversants qu'elle ait écrits. C'est l'isolement et la désespérance face au monde que l'on trouvait déjà dans Le Camion et les Aurélia Steiner, créés à la fin des années soixante-dix dans un état de solitude et de délaissement extrêmes, ces 'films maigres' et denses où s'engouffre le tout, la nuit, l'air et la lumière (ce qu'elle a tenté de montrer dans le film du Navire Night), dans une déperdition d'être répondant aux errances de la Dame du Camion, en somme l'antithèse du cirque médiatique qui devait quelques années plus tard la transformer en pythie péremptoire des rédactions parisiennes. C'est bien plutôt dans les lieux marginaux, 'déclassés' et périphériques - toutes les banlieues de la terre, donc - que la voix et le regard se font souvent les plus justes et la poésie la plus déchirante, Le Camion étant sans soute à cet égard l'un de ses films les plus aboutis. Outre son audace conceptuelle et formelle ses longs plans sur la banlieue sont poignants et emprunts d'une tristesse diffuse, dans la lumière décolorée des routes nationales et des voies de chemins de fer entrevues de la cabine du semi-remorque (semblable à celui du père où je grimpais avec fierté), les cités des Yvelines dans la pénombre et leurs supermarchés attenants, l'ennui fade des week-ends de mon enfance. La banlieue, lieu fondamental (archaïque, dirait-elle) où l'altérité vient se penser, est très présente d'un bout à l'autre de son œuvre (du fait divers des Viaducs de la Seine-et-Oise aux articles de presse compilés dans Outside (1984) - Horreur à Choisy-le-Roi - et à l'éblouissement de fin de vie qu'est La Pluie d'Été avec sa famille nombreuse de Vitry). J'aime ce côté 'banlieue' de Duras, avec ses histoires de nuits passées à divaguer dans les troquets. Cela nous rapproche d'une façon impensable il y a quinze ans, alors que je commençais une fois établi à Londres mon long dialogue avec elle. Il existe une très belle photo prise quelques années avant sa mort au bord du Lac de Créteil. C'est un après-midi d'hiver, Yann Andréa la tient serrée contre lui et tous deux regardent à gauche en direction de l'eau. Tout autour les familles vaquent à leurs occupations et en arrière-plan les nouveaux quartiers résidentiels du Front de Lac ferment la scène. Ils viennent regarder le monde car c'est là qu'il se laisse voir, là que le dehors submerge, dans une confrontation à l'altérité qui s'est poursuivie toute une vie et a atteint son ultime beauté dans une poignée de road movies faits de rien. Je ne viens jamais en France sans une virée chez ma tante à Créteil. L'approche de la ville en métro a la même qualité cinématographique sublime et triste, alors que dans ma tête le violon écorché des Mains Négatives s'effile en longues traînées.

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