Plus Jamais France
Mercredi 19 est paru dans les pages Rebonds de Libération un texte de l’auteure Cécile Wajsbrot intitulé 'Nous sommes un pays perdu', à l'origine une intervention prononcée à la foire du livre de Leipzig au mois de mars. Il y était question de l’enlisement passéiste de la conscience nationale française et l’inexorable déliquescence de ses mythes fondateurs, de l’idée tenace de son insurpassable prestige dans l’épopée humaine et de sa vocation de donneuse de leçon au monde alors que sa propre histoire, reposant sur des certitudes fallacieuses et marquée par un refus obstiné de confronter ses pires errements, est par moments moins que reluisante, une fuite en avant que la situation sociale explosive de ces dernières années ne fait que rendre plus pathétique. C’est un sujet qui me taraude et qui m’est revenu au moment de la mobilisation de masse anti-CPE contre laquelle les officiels invoquaient une idée aussi périmée que décalée du destin national, car comment peut-on à ce point se cramponner à de vieilles gloires (certaines plus fantasmées que réelles comme le prouve le traitement officiel de la 'victoire' de 1945), à une image si caricaturalement héroïque de ses propres accomplissements lorsque histoires passée et récente ne font que mettre en relief des fractures et conflits phénoménaux au sein d’une même société régie par un soi-disant pacte républicain? Cécile Wajsbrot observe justement que la France se complaît dans l'illusion d'une continuité factice mêlée d'eschatologie toc alors que dans d'autres pays d'Europe c'est l'omniprésence des ruptures et cassures historiques qui est incontournable. On pense ici inévitablement à l’Allemagne qui dans l'impossibilité d'une quelconque fierté nationale a dû engager avec le passé un dialogue continu qui, même si le processus fut long et tortueux, et même si le pays n'est peut-être pas lui-même exempt de certaines nostalgies (pour par exemple la periode de prospérité et identitairement moins problématique d’avant la Wende), n'en fut pas moins salutaire pour la redéfinition pragmatique d'un sens collectif dans la construction européenne, et partant l'apprentissage d'une certaine humilité. La France, pétrie de principes aussi abstraits que baroques, donne au contraire le sentiment d’un pays assiégé et désemparé de voir sa stature mondiale s’effondrer, de devoir assister impuissante à la désintégration de son modèle social, dont on découvre effaré le naufrage sur fond de tensions raciales inextricables et d’hystérie sécuritaire, un climat à couper au couteau qui ne manque pas de frapper quiconque arrive à la Gare du Nord de l’étranger. La tension ambiante y est simplement insoutenable.
Dans une structure telle que ma famille, dont la conscience historique est d'une élémentarité abyssale, la fierté dans la grandeur de la France se résume à ses vins et fromages, voire à la beauté de ses paysages. On y est si bien que s’aventurer au-delà de ses frontières tient de la gageure, un acte aussi insensé et incertain qu’inepte puisque le besoin en est inexistant. Si bien qu’en douze ans à Londres mes parents n'y ont passé en ma compagnie que deux courtes journées (le billet avait été offert et le train bloqué en rase campagne), et Berlin tient encore moins la route quand on sait son alarmante proximité avec la frontière polonaise. Mais ce qui me fascine au point de devenir une fixation, c’est la situation de deux jeunes enfants actuellement détenus en région parisienne et que l’on nommera commodément 'les neveux virtuels'. Mon frère a rompu tout contact avec moi un jour de 1987 après que j’eus perdu sa bombe lacrymogène de poche, une possession qu’il chérissait par-dessus tout - la multiplication des agressions à mon encontre dans la Topographie de la Terreur m’avait obligé à avoir recours à ce procédé un rien sécuritaire. L'aîné des neveux virtuels est en primaire, l’autre est né il y deux ans. Avec un père militaire de vocation et une mère fleur de banlieue proprette rencontrée au lycée professionnel d’une commune voisine, je sais que la cause est d’avance perdue, mais je voudrais tout de même bien savoir ce qu’on leur met dans le crâne au moment du dîner, et si cela dépasse en ineptie ce à quoi j’ai moi-même été exposé tout au long de mon enfance. Sur les immigrés, les noirs et les arabes, les pédés. Qu’est-ce qu'ils sauront donc des pédés, des étrangers (désignés sous de doux noms que l'on imagine moins obligeants), et surtout que sauront-ils de leur pays, de son passé historique, et quelle conscience auront-ils d’y appartenir, quels sentiment cela leur inspirera-t-il dejà dans leur jeune âge? Les têtes sont sans doute déjà pleines à rabord de vérités inaliénables telles que: Je suis français. Je suis un petit Français de Seine-et-Marne. Dans mon quartier il n’y a que des Français... Quels dégâts ces notions ont déjà causés et avec quel naturel elles ont réussi à faire leur chemin dans un univers à la normalité rassurante (la force inflexible de la loi incarnée par le père, la douceur bienveillante et sagement effacée de la mère), je ne peux que le supposer vu que le danger moral et corrupteur que je représente me les rend à jamais inaccessibles. Je ne puis que faire l’hypothèse d’une répétition sinistre, d’une invariabilité de la connerie au fil des générations, de la banalisation d’un discours à ce point asséné au fil des ans qu’il en devient évident. Ce que j’ai entendu ils l’entendront, et sans doute en pire au vu de l’inglorieux marasme de haines que la France est entre temps devenue. De cette continuité spirituelle comme de cette filiation biologique je ne veux pas. De cette appartenance nationale illusoire encore moins.
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