Au Bord du Trou
J'ai vu hier pour la première fois The Tenant de Polanski. Étant donné qu'il s'agit du troisième 'film d'appartement' s'inscrivant dans la lignée de Repulsion et Rosemary's Baby, je m'étonne de ne l'avoir découvert plus tôt. Je crois qu'il y a eu confusion au niveau des titres avec The Servant de Losey. J'avais toujours cru que Dirk Bogarde était le locataire en question... Très tôt dans le film on retrouve donc l'atmosphère trouble et légèrement délétère de Repulsion avec ses cages d'escalier cossues et les gammes de piano venant de quelque appartement perdu dans les étages. Il y a dans cet immeuble plus parisien que nature quelque chose de l'étouffement calfeutré des mansions edwardiennes de Kensington. Mais on se rend très vite compte que tout l'arsenal visuel et sonore qui avait fait de Repulsion quelque chose d'unique et d'absolument révolutionnaire est systématiquement réchauffé de façon pas toujours heureuse et parfois même exaspérante (les murs craquelés, le robinet qui fuit, les effets optiques de profondeur vertigineuse dans des couloirs suintants qui n'en finissent pas), si bien que l'on n'a pas tant le sentiment d'une synthèse que d'une accumulation dérivative de thèmes et d'idées superposés sans réelle cohérence. Il y a pourtant dans The Tenant quelques trouvailles qui ont encore le pouvoir de glacer le sang, comme les figures hiératiques et impassibles des locataires pétrifiés dans la fenêtre éclairée de l'autre côté de la cour, jusqu'à ce qu'il s'avère qu'ils lisent d'un air absorbé des hiéroglyphes inscrits sur le mur des cabinets - un thème sous-développé et mal connecté au reste du film, une resucée terriblement fade de l'omniprésence menaçante de l'occulte dans Rosemary.
Une part du problème est largement due au casting. Polanski, auto-mis en scène dans le rôle de Trelkovsky, peut avoir quelque chose de moite dans ses manières de vieux garçon-bibliothécaire et de très juste dans son désir d'effacement quand il prend possession de l'appartement et tente d'un air mielleux de ménager les sensibilités irritables des autres locataires. Ses observations cinglantes sur la méfiance qu'inspirent en France son accent et son nom étrangers auraient presque une portée universelle quand on connait un peu le pays. Et enfin cette raclée au môme du Jardin des Tuileries: sèche et jouissive comme il faut... Mais tout tourne très vite au grand déballage lorsqu'on nous apprend qu'il est en réalité fou. L'intégrale des procédés polanskiens est alors appelée à la rescousse et tout est bon pour rendre traduisible ce magma psychotique. Ce qui avait précédemment touché au génie dans une stricte économie de moyens et une rigueur inflexible se trouve mis à mal et invalidé dans une grandiloquence un rien surfaite (la scène d'autostrangulation, la mise à sac de l'appartement de Stella). Les scènes inutiles se multiplient (comme celle de l'accident) alors que les compétences de Polanski en tant que drag artist laissent fortement à désirer - le double saut périlleux final en déshabillé et culotte verte ne faisant que couronner cette surenchère constante. La comparaison avec Repulsion est ici inévitable. Alors que Deneuve portait triomphalement le film toute seule dans une agonie mortelle sans avoir l'air de faire grand-chose, on assiste dans The Tenant à une avalanche de gesticulations accompagnée d'une prolifération de personnages plus ou moins formés. Là où concision et sobriété laissaient pantelant et faisaient tourner à fond la machine à fantasmes, on est ici vite refroidi par l'éparpillement des situations et des thèmes qui même agités dans tous les sens ne produisent jamais rien de la violence rentrée, de la terreur froide ni de l'érotisme glauque de son prédécesseur.
La seconde grosse bévue concerne Adjani. Dans son rôle de la vaguement lesbienne Stella, elle est presque inexistante. Elle n'apparaît que très sporadiquement, et ce pour ne pas dire grand-chose, le doublage en Américain achevant d'annihiler ce qui restait de performance (Josiane Balasko et son accent de Kansas City touchent au comique). Nonobstant l'incroyable permanente de caniche et les grosses lunettes dont elle est affublée, on peine à lui trouver un quelconque intérêt dans le déroulement de l'action tant le personnage est mal ficelé et flotte on ne sait trop vers où, ce qui semble se refléter jusque dans son traitement cinématographique. Alors que Deneuve était longuement scrutée jusque dans ses moindres affaissements psychiques, la caméra reste étrangement imperméable à Adjani et semble comme l'éviter - ce qui est un comble pour quelqu'un dont le visage obsédera plus d'un cinéaste. Soit les lunettes et le maquillage dégueulant brouillent ses traits, soit elle est filmée de trop loin et on ne distingue rien. Dans les deux cas elle est frappée d'invisibilité, ce qui laisse une impression de terrible insipidité. Il y a pourtant deux scènes qui m'ont réellement ému. La première au moment où Stella et Trelkovsky longent le trou des Halles alors encore béant (c'était juste avant l'esclandre avec Bofill, l'odeur de frites de Chirac, les premiers punks de Paris et peut-être au moment des déconstructions 'anarchitecturales' de Matta-Clark). L'image d'Adjani marchant près du chantier comme au bord d'un désastre a quelque chose de presque iconique, tant le lieu a marqué l'imaginaire de cette période. La deuxième scène est celle du slow dans un appartement hypermoderne contrastant avec le trou sinistre de Trelkovsky, alors que le couple s'apprête à passer sa première nuit ensemble. La musique de Philippe Sarde, une sorte de rumba étrange et aérienne, a quelque chose de franchement bouleversant et m'a soudain fait replonger dans l'ambiance de ce milieu des années soixante-dix. Je ne sais pas pourquoi, mais cet air avait un pouvoir de suggestion immense et m'a fait penser aux retombées cataclysmiques de soixante-huit, à l'amour mal fait ou pas fait du tout pour cause d'ébriété, à la tristesse suivant ces nuits, au parfum poivré et nauséeux de ma mère dans la voiture les samedi après-midi, à ses grosses broches en plastique (Adjani en a une semblable), à ces jeunes femmes seules dans leurs petits appartements nichés sous les toits de Paris, un peu comme les héroïnes de Rohmer dans L'Amour l'Après-Midi ou La Femme de l'Aviateur.
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