La Choucarde
Entre ma mère et ma pilosité c’est une longue histoire semée de joies et de bien plus mémorables peines. Doté tout d’abord d’improbables boucles blondes les quelques années suivant ma naissance, tout dégénéra inexplicablement dans les années soixante-dix où mes cheveux, en plus de se raidir, virèrent en une nuance sombre et légèrement cendrée que l’on disait très rare comme pour se consoler de cette première déconvenue. Le début de la décennie fut aussi ébranlé par le premier de nombreux scandales m’opposant à ma mère dans des confrontations aussi brutales que soudaines. À l'occasion des photos d'école annuelles (les portraits individuels comme les prises collectives avec la maîtresse) il m’était venu à l’esprit de me faire au dernier moment une raie au milieu, le photographe nous infligeant tous au préalable une frange standard avec son gros peigne institutionnel ignorant toute distinction de dandy. Non seulement cette fantaisie devait-elle différencier l'élément exceptionnel que j’étais aux yeux des professeurs, mais encore elle mettait selon moi mes traits bien mieux en valeur. Le cliché final était sans appel, tous les petits garçons arborant la même frange réglementaire alors que je rayonnais à leur côté dans ma métamorphose improvisée. Cette invention eut à la maison l’effet d’un test nucléaire sous-marin. À la vue de la photo brillant dans son cadre de carton à pseudo fioritures dorées, ma mère, dans un accès inattendu de rage, m’agrippa le bras et se mit à hurler qu’avec ma raie je ressemblais à une fille, et que si je regardais les autres garçons - que ce fût Laurent, Pascal ou Stéphane - aucun ne ressemblait à une fille comme moi puisque tous avaient gardé leur frange bien droite. Secoué par cet incident je m’arrangeais ensuite pour me faire une raie au milieu plus discrète, presque virtuelle. Une sorte de raie au milieu dans la tête contre l'égalitarisme et le nivellement imposés.
La question de ma coiffure était déjà érigée en affaire de famille de la plus grande urgence. Me voyant en extase devant la chevelure abondante et soyeuse de Sheila, ma mère avait recours au subterfuge de me laisser croire que me faire couper les cheveux régulièrement assurerait une repousse beaucoup plus rapide, ce qui promettait ultimement une ressemblance parfaite avec la chanteuse. Il me peine de dire que ça marchait à tous les coups et le rituel du dimanche après-midi était laissé au père en exécuteur sans états d’âme de la volonté maternelle. Perché sur le tabouret de formica je me laissais supplicier, les bévues et dérapages techniques n’étant pas rares (frange de travers, tempes rasées trop court - les cheveux coupés ras étant à l'époque l'apanage honteux des délinquants et des pouilleux). Mes cheveux n’atteignant jamais une longueur satisfaisante, je me résolus donc à porter le voile. Un foulard de soie blanche à gros pois peints confectionné à l’école me servait, une fois fixé par une sorte de gros élastique, de chevelure de substitution, et c’est ainsi que j’évoluais dans l’appartement avec moult démonstrations chorégraphiques et rejets d'un mouvement de la main de 'mèches' envahissantes. Cela me valut le sobriquet bizarre de ‘la choucarde’, terme apparemment issu du tzigane et ayant trouvé sa place dans l’argot parisien. Pour tous j’étais devenu la choucarde, aérienne et gracieuse dans ses voltigements impromptus, demandant à mon père s’il me trouvait belle... La créature a dû en tout cas laisser derrière elle un goût amer et une traînée de souffre tenace, comme en témoignèrent l’inquiétude et l’agressivité croissantes de ma mère au fil des années, ponctuées de visites désespérées chez le médecin et de références même plus voilées à mon anormalité. Elle n’en pouvait plus d’avoir honte lors de chaque visite familiale lorsque je me précipitais sur les poupées des cousines, jugées bien plus belles que les miteuses que l’on m'offrait.
Tout cela n’était pourtant qu’une répétition générale en vue de l’entreprise de démolition qui suivit. Une période de transition un peu trouble marqua le début d’une nouvelle ère, une prise de conscience confuse de quelque chose que mes parents, dans leur infinie intelligence pédagogique, avait omis de mentionner: un jour ou l’autre les poils me pousseraient un peu partout et dans les endroits les plus insolites. Ce serait d’abord surprenant, je ne pourrais plus jamais aspirer à devenir cette présentatrice vedette en robe à paillettes échancrée, mais rien que de très normal. Non, tout se fit dans une angoisse innommable et des accès de panique à répétition. Je dus d’abord interdire à ma mère l’accès à la salle de bains - celle-ci m'ayant assisté dans mes ablutions jusqu’à une date très avancée en commentant en direct les transformations dont elle était le témoin. Dans les vestiaires de la piscine ils en étaient tous couverts, sur les jambes, le ventre, autour de la queue, c'était noir et épais, des corps débiles en pleine mutation. J’attendais dans l’anxiété le moment où j’y succomberais moi aussi, ce qui advint dans l’hilarité générale, celle de la famille comme des voisins. Un léger duvet brun au-dessus de la lèvre supérieure déclencha l’hystérie incontrôlée du frère et les insinuations lourdaudes du père. Ma mère, qui devait depuis longtemps attendre son moment, eut alors la présence d’esprit magistrale de s’emparer d’un instant qui ne se reproduirait plus pour asseoir durablement son triomphe. Elle me mena dans la salle de bains, ferma la porte derrière elle et à l’aide d’un rasoir Bic dont elle devait se servir pour ses aisselles rasa ma moustache morte-née dans un silence de cathédrale. Son expression était fermée et revêche, les lèvres serrées, le geste machinal et précis, rapide et sans émotion. Elle tenait ce qu’elle n’avait eu de cesse de vouloir, ma soumission totale, la revanche sur les raies au milieu des jeunes années et parties de dînette entre cousines.
Les étés au bord de la mer se suivaient dans un malaise grandissant. Mon corps entier était devenu le support d'une dérision déchaînée, si bien que je le couvrais entièrement à l’exception des bras, même les jours de grande chaleur. J’allais seul lire sur les rochers à l’écart de la plage où tous continuaient à s’étaler et ne rentrais que tard à la location de vacances où il était devenu de bon ton de faire la gueule autour du dîner. Les coiffures changeaient aussi à un rythme effréné et tout ce que les années quatre-vingt ont pu inventer de manipulations chimiques et d’audaces stylistiques trouvaient en moi un adepte avide. Tout d’abord il y eut la mèche balayée, légèrement aristo et d’une blondeur de prince des sables à ravir ma mère, le Bowie période Serious Moonlight qu’elle adulait. Puis l’année suivante vit l’apparition de l’eau oxygénée dans ses effets les plus pervers, dont une couleur de pisse assez affligeante. Une longue mèche décolorée me tombait le long du visage et c’est ce nouvel abscès de fixation qui conduisit à notre seconde confrontation à huis clos. Ma mère disait souffrir de l’attention incessante 'des gens' que cette mèche suscitait lors de nos promenades du soir sur le front de mer. Cela lui faisait honte et c’est à ce moment-là qu’elle évoqua pour la première fois la possibilité de se séparer de moi pour le reste des vacances. Il y eut ainsi un ultime acte de violence à mon encontre, à nouveau commis dans la salle de bains alors que les deux autres s’étaient absentés. Elle me faisait face avec le même air dur et fermé que durant la cérémonie du rasage quelques années auparavant et s’affairait avec la même détermination forcenée. Il me semble qu’elle teignit la mèche d’une couleur plus neutre - je crois encore la voir frotter comme une folle avec ses gants en plastique – ce à quoi elle s’appliqua avec un zèle terrifiant, une sorte d’intimité malsaine dans un acte de déni, d’acharnement ultimement vain puisque les promenades communes cessèrent de toute façon.
L’année suivante fut ainsi bel et bien la dernière que nous passâmes ensemble. La tension avait entre-temps atteint une intensité insoutenable et dans la même location aux papiers peints défraîchis et meubles vieillots, le père se joignit à l’ancestrale obsession. Ma coupe à la The Cure devait y être pour quelque chose même si dans les embruns celle-ci retombait toujours comme un misérable soufflé. De ces dernières vacances c’est un sentiment de solitude permanente que je retiens, de rêves d’hommes, d’amour, de corps en liberté, de promenades en costume le soir sur la plage alors que la famille purgée devait continuer à parader sur le grand boulevard, les apparences sauves et forte de sa respectabilité retrouvée face 'aux gens'. Dès l’été suivant j'étais livré à moi-même et allais baiser à Paris, ramenant parfois des mecs dans l’appartement de banlieue caverneux aux volets fermés. Les quelques années qui suivirent furent enfin marquées, jusqu'à mon départ pour l'Angleterre, par une guerilla larvée et une forme de chantage affectif qui crispaient par moments nos rapports dans des éruptions de rancœur toujours laissées sans suites. Pendant ce temps nul doute qu'elle continuait à impressionner son entourage avec ses airs de mère jeune et dans le coup, ouverte à toutes les excentricités d’une pop britannique qui après tant s’années la tenait toujours autant en haleine sur les pistes. Entre deux roucoulades sur les derniers ladyboys du hit-parade, il n’est pas rare qu’elle me complimente encore maintenant sur ma coiffure, pourtant assez anachronique à bien des égards. "T’es bien comme ça" est l’appréciation finale, l’adoubement d’une femme qui a beaucoup souffert de par le passé, celle qui sait ce que le 'bien', décent et honnête, signifie.
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