Samedi est à Vous
Ce samedi après-midi est sombre vu du train qui traverse la Westphalie. Il est identique à tous ceux de mon enfance, qui se retrouvent en lui. Lourd et presque menaçant comme une vague promesse de cataclysme. La possibilité d'une catastrophe était alors très prégnante à ce moment particulier, dans la frénésie consumériste des centres commerciaux, les autoroutes autour de Paris, l’exacerbation d’un désir jamais assouvi, l’abrutissement général plus manifeste en fin de semaine, l’éclatement de l’aliénation. Dans ma famille, le samedi aprés-midi, l’aliénation et l’innomable des sentiments poussaient tout le monde à faire la gueule. Dans la voiture régnait un silence de mort rendu encore plus intense par le parfum lourd et épicé que portait ma mère et qui me donnait la nausée. On n’osait bien sûr rien dire de peur de faire dégénérer l’atmosphère un peu plus. Les trajets était balisés et leurs étapes déterminées de façon presque immémoriale. La banque, Prisunic, puis la tournée des grands-mères toujours dans le même ordre, l’impériale tout d’abord, la miséreuse ensuite. La mésentente grandissante de mes parents avait fini par instaurer un climat délétère qui avait atteint son paroxysme lors de vacances ratées en Bretagne durant lesquelles on n'était presque jamais sortis à cause du mauvais temps. La tension régnant dans la petite location était simplement insoutenable. Comme si elles concentraient toutes les haines et ressentiments accumulés en semaine, les visites du samedi étaient ainsi devenues le champ symbolique le plus miné dans cette rivalité où les provocations faciles succédaient à de longues plages de rumination silencieuse.
Le grand tour débutait chez la grand-mère R., la paternelle et impérieuse. Trônant au milieu du salon elle recevait impassiblement les visites continuelles de sa nombreuse progéniture. Elle fichait la trouille à quasiment tout le monde, et, les lèvres serrées et le regard dur, avait la lassitude aigrie d’une femme qui avait passé le plus clair de son temps à mettre au monde et aspirait simplement à ce qu’on lui foute la paix. C’est sans doute pour cela qu’elle assurait (à peine) le service minimum. Jamais une friandise ou une gentillesse pour ses nombreux petits enfants pour lesquels elle ne témoignait aucun égard. Pas pour elle le mythe surfait de Mamie Gâteau. Assise à ses côtés ma mère, dans son rôle de brue la plus belle et la plus vertueuse - et aussi la moins frappée - ne pipait pas. Elle subissait cela semaine après semaine, se sentant étrangère face au clan Ewing des banlieues au sein duquel elle prétendait régulièrement ne jamais avoir été acceptée. Au sommet de la pyramide celle qu’on appelait 'la mère' était une puissance de la nature et connue dans la commune comme le loup blanc, tant sa famille était considérable et ne cessait de se propager - douze enfants en tout plus la descendance. Toute en rancœur et amertume à l'issue une vie passée au service de la collectivité et d'une nation peut-être pas si reconnaissante c'était une femme impénétrable qu'il était impossible d’aimer de quelque façon que ce fût. De temps à autre elle faisait les gros yeux et poussait une gueulante contre tous ces enfants qui piaillaient autour d'elle et dont elle ne tolérait pas les débordements. Le seul intérêt de son existence était de voir chez elle les séries de science-fiction du samedi après-midi EN COULEUR.
Seulement quelques kilomètres séparaient les demeures des deux femmes, ce qui était pratique du point de vue des programmes télé dont on ne ratait presque rien. Les séries du samedi continuaient en effet une fois chez la grand-mère M. qui vivait seule dans un petit apartement délabré et sans toilettes au dernier étage d’un vieil immeuble de meulière. Contrairement à sa consœur c’était une petite femme ronde toute en douceur et émotivité. Sa petite voix flûtée tintait dans la cuisine grande comme un mouchoir de poche. Curieusement ma mère, jusque là renfrognée, devenait à nouveau très loquace alors que le pére s’enfonçait toujours plus dans son siège, l’œil rivé à l’écran et ne déserrant les mâchoires que pour donner le signal du départ à la petite troupe pourtant plongée dans une conversation fort conviviale. Car nous étions au centre du monde de cette femme adorable et pleine d’abnégation, d’une grandeur d’àme d’autant plus remarquable qu’elle avait été battue toute sa vie adulte par un mari ivrogne. Encore engourdi de la chaleur du poêle à charbon et gavé de chips et coca je somnolais à l'arrière de la voiture. Il faisait maintenant noir et un dernier passage rituel chez le charcutier clôturait une journée bien remplie. L’imminence du désastre ne s’était pas dissipée avec la nuit. C’est lors de l’un de ces retours que j’ai pour la première fois entendu Gangsters des Specials, chanson que je trouvais à la fois tragique et emblématique du malaise ambiant, celui régnant à l'intérieur de la famille comme dans le monde extérieur. Le reste du soir allait sombrer dans l’épaisseur de l’habitude et de l’indifférence. Ma mère irait se coucher seule emmitouflée jusqu’au cou, dans la négation de son corps délaissé, alors que le père resterait debout jusqu’à Dallas, si toutefois il ne s’endormait pas avant. Un silence intenable recouvrait tout dans les lueurs bleues et stroboscopiques de la télévision. Le lendemain serait à l'avenant. Le dimanche, on ne sortait que l’été.
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