Sacrée Soirée
Il y a quelques semaines Nicolas Sarkozy, dont l'obsession pour une France dite 'éternelle' devient très alarmante, appelait de ses vœux la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Outre les relents particulièrement sinistres de l’affaire on a peine à imaginer comment une telle structure fonctionnerait: quelle serait la tâche de ses nombreux fonctionnaires? Selon quels critères précis l’identité nationale serait-elle circonscrite et son essence distillée dans le corps social? Quelle sanction pour qui contreviendrait à ces commandements? L’intitulé a quelque chose d’aussi anachronique que de monstrueux. Vient immédiatement à l’esprit l’image d’une forteresse colossale et aveugle semblable à celle du ministère de la Vérité de 1984 qui, dans sa carapace de béton craquelé et percé seulement de quelques meurtrières, surplomberait le Périphérique. Voilà ce dans quoi la France est à deux doigts de se jeter et nul doute qu’elle le fera en toute confiance et sérénité tant son désarroi est profond. La question de ce qui constitue l’identité nationale n’a jamais été aussi douloureuse qu'actuellement et dans le but de se l'approprier on n'hésite pas à recourir aux symboles les plus éculés et convenus tout en prenant littéralement la langue en otage, gage jalousement accaparé de l'appartenance à la communauté et instrument d'exclusion - Sarkozy a même parlé du Français comme de la langue humaine. Un manque flagrant d’imagination et une ringardise endémique de la part de la classe politique l’empêchent de voir qu'une gamme chromatique largement plus étendue que le tricolore rendrait compte d'une France en recomposition constante et qu’une autre musique, moins martiale et belliqueuse que la Marseillaise, pourrait en devenir l'expression autrement plus éloquente que cet hymne meurtrier. La France, longtemps à l’avant-garde des courants artistiques et intellectuels, se recroqueville sur une image d'elle-même aussi idéalisée qu'illusoire. Crispée sur des mythes aussi étouffants que réducteurs, tétanisée par la différence qui sévit en son sein et qu’elle ne voit autrement que comme une menace à extirper, elle est consumée par des peurs et des fantasmes qui l'éloignent toujours plus du XXIème siécle, comme l'énormité sidérante de l'extrême droite dans sa vie politique en temoigne. C’est non pas dans l'obnubilation funeste pour une sorte de paradis perdu mais dans son dépassement et sa transcendence, l’acceptation de mouvances et de mutations polymorphes, de glissements vers des constellations d'autres possibles que se situe le futur viable d'une identité partagée. Non seulement un tel ministère renverrait-il purement et simplement à Vichy, il ne manquerait pas de faire aussi du pays la risée du monde civilisé.
C’était un dimanche ensoleillé de février. Le père n’avait pas tenu à nous balader dans Paris, que nous avions quittée commes des malpropres. Après quelques avenues descendues en trombe nous étions déjà engagés dans les tunnels du Périphérique lorsque l’atmosphère se dégrada subitement. Le père hurlait pour des raisons triviales tenant essentiellement à ma présence, tandis que la mère, assise à l’arrière, ne pipait pas. Un silence empoisonné coupa court à toute interaction jusqu’à notre destination, la ville de banlieue endormie dans le soleil déclinant, ses fontaines gasouillant aux carrefours fleuris comme seule forme de vie encore visible. Il était encore tôt et déjà un sentiment d’enfermement inéluctable mit définitivement fin à ce dimanche en famille, qui certes ne mit pas longtemps à reprendre son cours devant TF1. C’était un programme de divertissement, avec des séries de gags type caméra cachée. Le père semblait fasciné et souriait fixement d’un air bienveillant, conforté par la bonté fondamentale du monde présenté là et de ses gens normaux, blancs, français. La mère s’était jointe aux réjouissances et entre deux éclats de rire racontait ce que nous étions en état de voir nous-mêmes. Une musique joviale et racoleuse soulignait l’hilarité des situations et je pensais aux monteurs chargés d’élaborer ça, des gens que j’imaginais très éduqués et qui dans un infini cynisme servaient cette soupe aux millions de Français dont le week-end s’était échoué là, ces Français dotés d’une culture universelle et d’une langue humaine, qui dans quelques jours iront de leur propre chef droit dans le mur... Pour une raison que j’ignore la table avait été dressée dans le salon, chose qui n’arrive d’ordinaire jamais. Seul l’alcool me donnait encore la force de poursuivre et c’est dans mon manque de vigilance que je me laissais entraîner sur le terrain miné des troubles en banlieue. Désireux de savoir si l’Allemagne connaissait le même phénomène de déliquescence sociale mais semblant tout de même avoir une idée bien arrêtée de la chose grâce à la télé, on me fit comprendre que je n’avais aucun droit de porter de jugement sur l’état de la France vu que je n’y habitais pas et que dans mon inconscience de cosmopolite évaporé je n’avais aucune idée de l'étendue de son malheur. Sans se faire prier le père se laissa alors aller à un exposé plus noir que noir sur la fourberie intrinsèque des étrangers présents sur le sol national. Dans sa longue vie d’ouvrier il en avait cotoyé de ces Portuguais et de ces Arabes, et c’est fort de cette expérience qu’il était en droit d’en dresser le portrait réel. Le discours, fortement racialisé et bétonné comme un bunker, était d'une virulence entière qui ne laissait prise à rien et å laquelle il était péniblement impossible de riposter quoi que ce soit. C’était aussi un discours qu’il me semblait reconnaître de l’enfance, identique à lui-même par-delà les décennies, seulement renforcé au fil des ans par l’accumulation d’observations concordantes. Loin de l’attendrissement affiché devant les gags de TF1 et sûr de son fait, il montrait même de la défiance et opinait du chef de l'air de celui à qui on ne la fait pas. C’était un homme pour qui le doute n’existait pas et qui, dans le discrédit jeté sur l'utilité de tout débat public, n’avait jamais dévié de ses vues, qui marinait depuis toutes ces années dans ce ressentiment et cette haine muette et qui sans nul doute emportera ses certitudes avec lui. J’étais sidéré et épuisé devant la puissance de feu dont était encore capable cette France éternelle-là, ma belle culture humaniste fondant à son contact comme neige au soleil.
Il faisait encore nuit quand on me reconduisit à la gare. C’était un matin pluvieux et lugubre, un matin parcouru de gens qui se lèvent tôt. À proximité de G., dont l’état de dégradation semblait encore plus prononcé dans les traînées laissées par la pluie, des gens se tenaient à l'arrêt de bus. C'était un groupe hétéroclite de grands blacks, de vieux ouvriers, une femme atemporelle en imperméable beige qui aurait aussi bien pu attendre là le même bus en 1972. À travers les gouttes de pluie qui faisaient loupe et diffractaient la lumière jaune des réverbères, nous les regardions attendre. Le feu rouge s’éternisait ainsi que notre confrontation silencieuse devant un lieu que nous avions tous investi à des moments différents. La radio débitait une musique latine pleine d'entrain. La scène, d'une tristesse infinie, me fit penser à ce moment du Septième Continent de Haneke où la mère fond en larmes à la vue d'un accident de la route et des corps étendus sous les baches. Un moment d'illumination insoutenable où elle savait qu'il n'y avait aucune issue que le démantèlement de son existence et sa disparition. Assise à l’arrière la mère ne disait rien, regardait aussi peut-être en pensant qu’elle avait été un jour jeune et insouciante dans cette ville aux mille origines.
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