ELECTRONIC ESSAYS
 
FICTIONS
Section under Construction
Thematics
 
Library
Kontakt

backÈre glaciaire | Main | Bleu Blanc Rouge et des Fritesforward

12 June 2007

Les Baigneurs du Lido

Strandbad Wannsee

Il y a quelques jours je me sentais d'humeur 'rohmerienne', ce qui d'ordinaire signifie le désir puissant de revoir mes favoris des Comédies et Proverbes, ces bancs de plaisir glissant aléatoirement au gré du temps. Petits joyaux luisant au creux d'une décennie tonitruante et pleine d'emphase cinématographique, leur pouvoir d'envoûtement n'est en rien diminué. L'Ami de mon Amie, tourné en 1986, a la légèreté d'un marivaudage de banlieue parisienne au tournant d'une crise urbaine déjà devenue catastrophique. On n'en perçoit pourtant rien dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise où l'intégralité de l'action se déroule - contrairement aux Nuits de la pleine Lune, légèrement antérieur, où le mouvement de balancier entre Paris et Marne-la-Vallée structurait le film. Entre les mausolées néo-classiques de Bofill et le complexe administratif du centre, les lacs de plaisance et la gare RER, on se croirait dans une brochure vantant les mérites du nouvel environnement urbanistique ainsi créé, dans son harmonie solaire de ville à la campagne toute entière tournée vers l'épanouissement de sa communauté. Ce qui est fascinant dans ce film, outre les acteurs bien sûr qui, avec leurs maladresses et intonations qui dérapent, portent si impeccablement l'estampille Rohmer, c'est la place presque virtuelle qu'occupe Paris dans cette banlieue idéale montée de toutes pièces. En tout et pour tout deux courtes scènes s'y passent, les personnages s'y rendant de préférence en RER avec la gare comme point de jonction où se jouent rencontres et séparations. Dans ce rêve du Grand Paris enfin réalisé (comme en plaisante l'un des protagonistes) se rendre dans la capitale en train est d'une facilité déconcertante. Sur fond de soleil couchant le RER A glisse vers la grande ville où l'on dîne aux terrasses l'été et permet avec la même aisance de rentrer tard dans la nuit. C'est effectivement ce qui se passe techniquement mais ce dont L'Ami de mon Amie ne peut rendre compte dans son élégante abstraction, c'est la réalité psychologique et émotionelle de ces trajets entre une banlieue très hétérogène et le noyau radieux dont elle est toujours aussi fortement séparée. Cette césure, à laquelle on tente depuis longtemps de remédier à grands coups de plans magistraux a l'échelle de l'agglomération, continue d'imprégner la conscience spatiale collective et invalide toute possibilité d'unité organique et harmonieuse. Dans ma jeunesse les sorties à Paris se faisaient presque systématiquement dans le noir même si j'avais souvent rêvé du même soleil rougeoyant et atemporel dans ma descente vers la gare. La banlieue était informe et complètement absorbée dans la nuit, l'angoisse ne prenant vraiment fin qu'à la vue des premières stations parisiennes qui, même désertées et éclairées d'une lumière au néon pisseuse, n'en signifiaient pas moins le début d'une relative sûreté après la frayeur des arrêts précédents. Dans une interview ultérieure parue dans l'encyclopédie La Ville au Cinéma [1] Éric Rohmer concédait l'échec du projet des villes nouvelles qui, loin de représenter le modèle d'une urbanité inédite, contribuaient au contraire à la déliquescence accélérée d'une banlieue condamnée à rester l'envers de Paris. Ces petits objets cinématographiques restent donc les témoins aussi précieux que fragiles de ce qui aurait pu être, la concrétisation d'une vision sensuelle de formes neuves prises dans une lumière douce et fixe.

Mais hier c'était plutôt Pauline à la Plage qui se jouait. À Wannsee, à l'ouest de Berlin, le grand lido de style Bauhaus vient d'être rénové. Son ample structure de terrasses et de galeries couvertes se déploie en arc le long de la plage de sable fin. Le lac était calme et l'atmosphère feutrée, une surdité générale réverbérée par sa surface immobile. T. était étendu nu juste au bord de l'eau. Il se tournait de temps à autre dans ma direction, son regard se faisant de plus en plus insistant. De loin je discernais ses yeux sombres et brillants ainsi que ses lèvres très rouges qui coupaient comme une lame le visage sur toute sa largeur. Je tentais de me donner une contenance en passant d'un visage imaginaire à un autre, des visages vus dans les films et qui constituaient à mon sens la seule défense possible face à un tel danger, l'irruption imminente d'un étranger dans ma vie bien réglée et invariable. C'est lui qui est venu à ma rencontre alors que la plage se désertait un peu plus avec le lent déclin de la lumière qui était devenue vague et diffuse. L'eau du lac avait accumulé comme un réservoir la chaleur de la journée et tout en nageant T. et moi parlions de nous-mêmes avec une facilité confondante. Nous nous sommes étendus encore un peu sur le sable en attendant l'annonce finale de la fermeture du lido. Il me caressait lentement l'arrière de la tête. Ses yeux d'un marron sombre captaient la lumiere dorée qui descendait sur l'eau et il me souriait fixement. Nous sommes rentrés à Berlin en train et avons dîné ensemble dans un restaurant en plein air du Tiergarten. Sous les guirlandes d'ampoules colorées il m'a embrassé au moment de repartir en vélo. Seul dans Zoo Bahnhof, sous les grandes verrières, je ne savais plus où aller, ébranlé par l'énormité de l'événement des dernières heures, de la jeunesse de cet homme, de son visage grand ouvert, de son sourire radieux. Le hasard a voulu que j'aie revu Vers le Sud la veille au soir. J'avais été à sa sortie peu convaincu par ce film que j'avais trouvé un peu superficiel et trop vite emballé face à la complexité monumentale des thèmes abordés. Curieusement c'est tout l'inverse que j'ai ressenti cette fois-ci: les personnage me semblaient beaucoup mieux formés et travaillés, on leur laissait tout l'espace nécessaire pour respirer, notamment par le procédé très efficace des déclarations faites face à la caméra. Karen Young dans le rôle de Brenda est renversante de fragilité et de confusion. Lorsqu'elle s'avance sur la plage les yeux ecarquillés devant tant de jeunesse, c'est criant de vérité, celle du sentiment de sidération devant une chose dont on sait qu'elle ne nous appartient plus, qui renvoie aux instants les plus déterminants du passé dont on voudrait encore un peu ressusciter la magie chavirante. Après le meurtre de Legba Brenda avoue avoir aimé la façon dont elle avait été regardée plus que l'homme lui-même. Pour la première fois de ma vie, face à T. qui me dévorait des yeux, je me suis senti regarder quelque chose dont je m'éloignais inexorablement, comme une planète aimée qu'il aurait fallu quitter, et que je ne connaîtrais jamais plus, avançant à reculons vers un avenir dont je sais qu'il sera de toute façon un naufrage (le mot est de Jean-Louis Trintignant qui qualifiait ainsi la vieillesse dans une interview), m'émouvant de mes propres souvenirs d'amours de jeune homme. On veut tous s'y laisser prendre encore un peu, à la jeunesse souveraine, au risque de l'approcher d'un peu trop près.

 

[1] 'Un Cinéaste dans la Ville. Entretien avec Éric Rohmer', in Thierry Jousse & Thierry Paquot (eds.), La Ville au Cinéma (Paris: Cahiers du Cinéma, 2005), 21-22.

Comments

The comments to this entry are closed.