Palazzo Prozzo
Alors même qu’il ressemble encore à un grand chantier, ’Alexa’, célébré comme le plus grand centre commercial de Berlin, vient d’ouvrir ses portes à un public subjugué. Certes ses débuts ne se sont pas déroulés sans heurts le soir de l'inauguration alors qu’une foule monstre manifestait son impatience à l'entrée avant de littéralement pendre d’assaut le magasin d’électro-ménager à la recherche des fameuses bonnes affaires promises dans la presse. Les scènes d’empoignades furent d’une violence particulièrement choquante quand on sait que le motif n’était souvent qu’un modeste téléphone portable ou autre lecteur de DVD promis à sa petite famille. La police fut à ce point débordée que l’accès aux galeries dut momentanément être suspendu alors que les blessés évacués et les débris de verre pulvérisé donnaient au lieu un aspect quasi insurrectionnel de nuit de pillage. Cette irruption inquiétante de sauvagerie sitôt oubliée ’Alexa’ s’apprête donc à devenir l’une des pièces maîtresses du nœud commercial d’Alexanderplatz, un volume architectural aussi carré et massif que ses congénères Alexander et Berolina Haus (deux merveilles de plasticité par Peter Behrens) et Kaufhof (sensiblement plus aride après sa remise au goût du jour par Josef Paul Kleihues), tous trois pris dans une même perspective cyclopéenne de l’autre côté de la rue. Et c’est vrai que venant de Jannowitzbrücke la courbe décrite par cette masse énorme fonçant en direction de l’Alex et de ses tours ne manque pas de vigueur. L’approche aurait même un certain panache si la qualité d’exécution de l’édifice n’était en tous points si déplorable. Car ’Alexa’ réussit l’exploit de n’avoir rien - mais absolument rien - pour en atténuer la médiocrité tant extérieure qu’intérieure. L’horreur y monte d’un cran à chaque tournant et la débauche d’éléments décoratifs surfaits ne trouve d’égal que dans l’ampleur du personnel de sécurité déployé, ces jeunes hommes au crâne ras et brûlés aux U.V. venus des grands Plattenbauten périphériques dans leurs costards des grands jours. Tenter d’approcher ’Alexa’, avec ses barrières zigzagantes d’aéroport visant à canaliser le flot ininterrompu de visiteurs, a quelque chose de fondamentalement déplaisant et ne laisse aucun doute planer sur le degré de surveillance qui sévit à l'intérieur.
Durant les longs mois de construction sur le site d’un parking pour cars de touristes on avait appris à redouter le pire. Le bunker de béton colossal qui prenait peu à peu forme faisait bien comprendre que transparence et ouverture n’étaient que chimères auxquelles il faudrait renoncer, un truc de lopettes qui n’avait pas sa place dans ce monde d’hommes au travail. Ce serait une affaire musclée et sans états d’âme, une immensité caverneuse et vorace en énergie ne se différenciant en rien des premières générations de shopping centers à la Brent Cross ou Créteil-Soleil, ces dinosaures que l’on croyait à jamais disparus. Vint peu après le revêtement extérieur sous la forme de panneaux préfabriqués répétés à l’infini: leur étrange texture en plissement évoquait quelque rideau de théâtre dont le badaud serait invité à lever un coin pour découvrir un monde de délices inconnu alors que leur rose strident détonnait singulièrement avec les nuances beiges, métalliques et bleues pâles qui donnent à l’Alex un peu de consistance visuelle dans la mégalomanie de son échelle entre les Behrens d’avant-guerre, les réalisations futuristes de l’ex-RDA (Haus des Lehrers, Kongresshalle) et les blocs d'habitation qui s’étendent plus loin. ’Alexa’ affirmait là son irréductible singularité et dans sa tonitruance revendiquée on allait voir ce qu’on allait voir. Malgré l’aspect fortement pharaonisant du volume central avec sa lourde corniche stylisée de temple du soleil, on apprend que le projet vise en fait à renouer avec le glamour et le goût si caractéristique du Berlin des années Weimar - dont Alexanderplatz était l’un des épicentres - et pour mieux forcer le trait des pans entiers de murs sont recouverts d’immenses composition évoquant cette période dorée, des garçonnes et dandies à monocle aux formes géométriques vaguement simultanéistes à la Delaunay. Et pour rendre ce fatras encore plus incompréhensible des dais de tôle accidentée (et dorée) marquent les entrées, alors que l’improbable sculpture-logo qui s’éléve devant l’ensemble (une figure humaine aux bras grands ouverts dans une position d’extase - légèrement Kraft durch Freude dans son caractère libération-par-la-consommation) parachève l’avalanche de registres esthétiques sur lesquels 'Alexa’ joue sans discrimination et jusqu’à l’hystérie.
Mais plus que ses aberrations formelles et son iconographie confuse ce sont bien les circonstances de son apparition qui laissent songeur. Il n’échappera pas à certains qu’à quelques centaines de mètres de là le Palast der Republik n’en finit pas de disparaître, sa structure de métal rouillé se désincarnant toujours un peu plus au fil des jours et se trouant de perspectives insoupçonnées. Arguer de la laideur du Palast pour l’abattre alors qu’une horreur bien plus énorme vient d’être commise un peu plus loin est évidemment irrecevable, mais ne serait-ce pas non plus son caractère public et informel dans son ultime ambition de devenir le Volkspalast par excellence qui le rendait suspect et indésirable dans le contexte de remodelage et de rentabilisation intensive du centre historique? Nous n’avons maintenant plus que notre ’Alexa’ pour pleurer, forteresse close sur elle-même, privatisée et sécurisée contre un peuple toujours capable du pire, en attendant que ne nous revienne, dans son historicisme d’opérette (voir pour un avant-goût l’impayable centre commercial 'Das Schloss' à Steglitz ) le mastodonte des Hohenzollern et ses nostalgies rances. Bien plus dérangeant toutefois est le fait que Berlin doive à se point se compromettre et accepter de telles atrocités pour que quelques investisseurs daignent s’intéresser à son sort. Si 'Alexa’ doit revigorer l’économie locale c’est au prix d’une certaine idée de la civilité et de l’invervention publique dans la ville, et examinant le bunker sous toutes les coutures on ne peut réprimer le sentiment pénible qu’il s’agit là avant tout d’une opération commerciale des plus mercenaires, un terrain à développer à outrance sans considération pour l’environnement immédiat. Preuve en est l’arrière du bâtiment, à l’opposé du portique égyptien. En attente d’une opération immobilière ultérieure (sans doute un complexe hôtelier ou de bureaux laissé aux soins d’autres promoteurs) une parcelle de terrain est restée vacante et l’envolée délirante d’’Alexa’ s’achève brusquement pour ne laisser à la vue qu’un mur uniforme et nu, rose et aveugle comme le reste, un de ces murs exposés si habituels à Berlin où se lisent les écorchures de l’histoire. C’est là que les premiers signes de délitement du 'glamour’ viendront, car ici un mur si immaculé ne peut jamais le rester très longtemps.
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