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backLuftpalast: Absence, Desire and Berlin's Wastelands | Main | Senteurs d'Étéforward

16 July 2008

Le Nikeur Masqué

Il y a des scènes qui, tant elles semblent indépassables, ont force d’archétypes dans la vénération époustouflée qu’elles inspirent. Le bal masqué ouvrant le Judex de Franju en fait partie. Du film je n’ai qu’un souvenir vague de cambriolages nocturnes en banlieue avec les chiens hurlant au loin, d’une scène rocambolesque en ambulance avec une Édith Scob plus évanescente que jamais, de bonnes sœurs en cornette sautillant dans la campagne… Mais le bal surpasse tout dans la terreur froide que déclenche la montée de la caméra le long de la silhouette hiératique du magicien pour finir sur la tête de coq au regard vide, pendant que les ombres des hôtes tournoient sur le mur d’un vestibule monumental. Ceux-ci, dans la simplicité d'un onirisme inouï, portent tous des loups et masques d’oiseaux, du gros canard joufflu de la jeune femme à la colombe aux têtes de cygnes noirs des deux hommes observant la scène, alors que la lenteur mortelle de la valse évoque l’atmosphère raréfiée de Marienbad et la magnificence de la réception le monde étincelant du Madame de… d’Ophüls. Et aussi sans doute la nostalgie d’une distinction révolue, maintenant impensable dans la vulgarité d’un monde universellement nivelé par le bas. On imagine celle-ci alors bien mieux circonscrite et identifiable à une époque non encore gagnée par une commodification globale des choses, des corps et des idées. Était-ce parce que cette dégradation était encore partielle que raffinement et sophistication pouvaient encore réellement exister? Ou bien la vulgarité est-elle consubstantielle à l’ordre culturel, économique et politique qui est le notre depuis des lustres au point de tout systématiquement dénaturer a priori?

La cagoule de latex trouve son équivalent dans l'imagerie fantasmagorique du bal. D’ailleurs Judex n’est-il pas l’hommage de Franju au Fantômas de Feuillade qu’il rêvait d’adapter? Comme le héros masqué il possède un côté fantastique et menaçant tout en gardant un aspect comique de cartoon. Les mises en scène ludiques du masque élargissent l’ordre du possible et font appel à un répertoire érotique ultra-codifié dont l’impact visuel repose sur l’abolition radicale de toute individualité. Est-ce cette abstraction du corps à la merci de ses partenaires qui engendre des scénarios toujours plus poussés? Le retrait derrière le masque et l’anonymat total qu’il assure sont-ils les conditions de son abandon et les catalystes de jeux multiples où se superposent les registres - classiques du SM gay (le pied qui écrase, la pisse dans la gueule, les odeurs corporelles), éléments esthétiques trash (le grotesque outrancier des lutteurs de catch), dramatisation des fantasmes liés à la classe sociale (tenue prole, Fantômas comme chef des Apaches)? Ou bien n’est-il question là que d’une sorte de fausse conscience, d’une mascarade convenue générée par le pouvoir de suggestion d’une simple commodité dont on espère en vain saisir le pouvoir magique, de rêves illusoires de révélation, d’un niveau d’aliénation supplémentaire dans ce qui passe pour une répétition rituelle de scénarios primordiaux - mais écrits par d’autres? Finalement la banalité de tels désirs ne peut-elle pas au contraire être revendiquée et pleinement assumée, une reconnaissance de l’ultime fadeur de la réalité et de son inévitable trivialité?

 

Gummimaske

Des objets inertes dans leur matérialité grossière mais investis d'une puissance fantasmatique qui déstabilise les normes de genre admises - ce qui se paie au prix fort: au moment crucial de La Pianiste de Michael Haneke, Erika sort de dessous son lit de jeune fille une boîte pleine d’accessoires érotiques sous le regard horrifié de son soupirant. Une simple boîte à chaussures qui, au lieu de journaux intimes et lettres accumulées d'une vie, regorge de godes, cordelettes et autres cagoules de latex. C’est une scène magistrale de retenue, peut-être la plus troublante jamais jouée par Huppert. La plus déchirante de vérité aussi. Impassible au bord du gouffre qu’elle vient elle-même d’ouvrir, son sourire sibyllin légèrement tremblant, chemisier sage couleur pêche sur papier peint beige rébarbatif d’intérieur tue-l’amour/sue-la-mort où la mère démente rôde derrière chaque porte. Erika est d’une actualité redoutable. Elle revient dans des moments d’extrême tension intérieure où l’on se dit qu’on aimerait être elle, exactement elle, dans son équilibre des derniers instants, alors que tout dans son univers froid et ordonné va doucement se casser la gueule. Juste au moment où elle sort sa boîte de Pandore, là où elle perd définitivement le contrôle, là où on la juge sans appel comme une malade du cul dont on peut venir abuser à sa guise. Jusqu’alors tenu à distance dans la précision mécanique de la musique, le désir se déverse de partout avant que l’impeccable ordre des convenances sociétales ne soit réétabli par l’amant dans l’auto-annulation finale.

Tout d’abord je n’avais pas fait le rapprochement, puis j’ai commencé à me souvenir. Le petit mec en cagoule de latex que je voyais là sur l’écran, poignets et chevilles menottés, en bomber et pantalon de survêt’ baissé à mi-cul, béant et offert sur le carrelage blanc de son appartement, était bien celui de l’autre après-midi où dans le soleil j’avais descendu la Friedenstrasse une bouteille à la main. À partir de la troisième bière je commençais à me trouver bandant et me demandais si dans mon uniforme de prole je réussirais à passer inaperçu dans Marzahn. Lui portait un short de boxer de soie bleu-ciel et des chaussettes de foot blanches. Tout sentait le neuf et le léchage de pieds qui s’ensuivit fut aussi bref que formel. Mais à la vue de la cagoule un peu plus tard quelque chose d’autrement plus vertigineux commença à émerger. Je le trouvais beau, sa tête parfaitement ovale sous la membrane brillante et tendue du caoutchouc noir. J’aurais voulu être lui, exactement lui, dans l'élégance du style et la simplicité de la soumission. Il se serait dédoublé tel quel et je serait devenu ça, prêt à ouvrir ma boîte d’Erika et à me faire à mon tour photographier, donner ça à voir et me retrancher dans le calme du masque. La paix doit y être suprême. Rien ne s’y voit, même pas la peur, ou le doute, la trahison de ses propres insuffisances. On doit même pouvoir leur sourire.

Il est troublant de les savoir si proches. Schönhauser Allee semble former un réseau extrêmement dense, un champ de virulence érotique au pouvoir d’attraction énorme. Il m’arrive de longer Erich-Weinert-Strasse simplement pour y finir, cette grande ouverture où la vie est plus prometteuse qu’ailleurs. Cela se fait les jours de beau temps, au plus profond du creux de l’après-midi, une poche de temps livrée à rien, juste au sentiment de se trouver précisément au fond d’un temps suspendu. Aux ensembles modernistes de l’entre-deux-guerres succède quelque chose de plus morbide, des bâtisses dégoulinantes d’imitations Jugendstil grossières. Elles sont massives et enflent en grandiloquence au fur et a mesure que l’avenue approche. Dans ces résidus temporels qui semblent échapper à toute emprise il devrait être possible de pénétrer partout, de jouir de corps et de repartir dans une légèreté égale. Sur l’écran, empilés les uns sur les autres, ils viennent de là et se ressemblent tous beaucoup. Comme si un fantasme collectif s’était soudain abattu sur le quartier et prenait de jour en jour toujours plus d’ampleur. La fétichisation des jeunes proles qui vont et viennent dans les rues, leur inconscience totale du désir dont ils sont l’objet, l'élan irrésistible de se fondre en eux et de savoir de quoi leur intimité est faite. Le renversement du corps et le début d'une possible multiplicité.

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