Senteurs d'Été
Le train est plein de bidasses rentrant en permisssion pour le week-end. Peut-être sont-ils tous affectés à la même caserne dans le nord du pays. Certains ont gardé leur uniforme, mais les civils sont de toute façon vêtus de façon presque identique: t-shirt sombre, jeans et sneakers. Ils ne semblent pourtant pas se connaître car aucune conversation n’a lieu. Ils regardent le paysage défiler, écouteurs dans les oreilles ou occupés à pianoter sur leurs portables. Sans doute est-ce un complexe militaire immense abritant de nombreuses divisions, ce qui expliquerait ce manque apparent de solidarité entre conscrits. Je les regarde de l’autre côté de la travée, je suis très près d’eux. Ils ont quelque chose de presque étrange dans le calme de leur inexpressivité, leur silence. Parfois ils ferment les yeux et, la tête renversée, se laissent aller à leurs pensées ou porter par la musique. Ils sont beaux. Il n’y a pas longtemps que leurs corps sont ainsi, massifs et musculeux. Ils sont sortis de l’enfance il n’y a que quelques années et la transformation a dû être stupéfiante. Maintenant ils doivent pleinement jouir de ça, de se voir ainsi, au début de tout, des corps prêts à lancer leur puissance sur le monde. À l’issue du voyage et sans doute après un autre trajet en train, ils retrouveront les leurs pour un week-end d'abandon. J’envie ce qu’ils vont trouver, la simplicité domestique, la somnolence des après-midis gris. Peut-être y aura-t-il aussi une copine à voir, qui aura longtemps attendu de toucher ce corps, de s’en emparer, de le faire sien. Car ce sont des corps à filles, qui se donnent à elles et à elles seules. Ces corps de grands gaillards, obscurcis de zones vagues et inexplorées, cette géographie lacunaire, comment parviennent-elles à les faire jouir entièrement? Dans l’assoupissement leurs bouches s’entrouvrent. Ils ont la langueur provoquante des jeunes mecs de Bisky, les joues dégoulinantes de foutre, invitant à ce qu'on vienne à nouveau y gicler. Ils en ont l’âge, la morgue d’hommes déjà réalisés, la perversité de petits salauds.
Un scandale mineur a précisément mis en cause Norbert Bisky cet été lorsque l’artiste russe réfugié aux États-Unis Slava Mogutin l’accusa par blog interposé de plagiat. Le 'Bootlicker' de Bisky serait en effet dérivé d’une photo de 2003 intitulée 'Skull-Licker' - deux skins couchés au sol dans un scénario sub-dom d'une tension et d'une simplicité émouvantes. Seraient également concernés selon Mogutin 'Sneaker Pig (Jared)' et 'Sneaker Sniffer', dont le célèbre 'Riecher' serait apparemment dérivé. Il y a effectivement deux ou trois scènes de sniffage dans le recueil de photographies 'Lost Boys’, mais aucun à mon sens qui puisse laisser induire la copie pure et simple. Aucune suite judiciaire ne semble être engagée mais le rappel à l’ordre en forme de boutade de Mogutin est assez salée... Icône d'une frontalité très imposante, mutine et inconséquente, 'Riecher' eut pour moi lors de la dernière grande exposition du peintre à Berlin l'effet cataclysmique de l'éveil au fétiche. Depuis il m'est apparu que ses admirateurs étaient nombreux dans cette ville et j'en rencontre parfois l'après-midi. En leur compagnie les rues reprennent une certaine légèreté, pleines d'une vie fourmillante où se laissent dire des histoires de désir, dont la force se ré-énonce à chaque rencontre et acquiert la puissance de l'idée fixe. Nous marchons dans toute la ville et entremêlons des considérations sur tout et n'importe quoi dans l'ahurissement amusé de ce qui nous amène là: une sorte de reconnaissance implicite que la conversation peut à tout moment nous faire glisser dans une excitation purement sexuelle. Dans les bars où nous finissons à la tombée du jour nous devenons sous l'effet grandissant de l'alcool les fils de 'Riecher', idole tutélaire de tous nos tâtonnements et tentatives de réalisation. Alors le langage se défait et devient obscène. Nous nous parlons une langue proprement pornographique, expurgée des artifices du politiquement correct, âpre et régressive, par laquelle je me sens face à eux lentement devenir méconnaissable.
Photo: Kael T Block, Beelitz, 2009
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