Composition Simultanéiste #1
Ils n’avaient pas perdu de temps. Dès la fermeture de Tempelhof suivant la réorganisation de la desserte aérienne de Berlin, les petites veilleuses couronnant les églises de Kreuzberg se sont immédiatement éteintes. En une nuit le ciel s’est vidé des constellations rouges encerclant l’immense faisceau de lumière blanche qui balayait l’horizon depuis la tour de contrôle, l’une des premières choses que l’on apercevait des airs à l’approche de la ville. Dramaturgie issue des excès de l’histoire qui n’a pas résisté au processus de rationalisation visant à intégrer la capitale au concert des grandes métropoles mondiales. Tempelhof était une aberration d’un autre temps comme le Palais de la République - dont la destruction est depuis hier complète - et en contemplant les flèches maintenant à peine visibles dans la nuit bruineuse je me demandais combien de deuils j’allais encore devoir endurer dans une ville que l’on cherchait systématiquement à pétrifier dans le dogme mortifère et incontesté de sa Kritische Rekonstruktion... C’était l’été. Je me rendais toujours à T. par la même route, Bergmannstrasse puis Südstern pour déboucher sur Urbannstrasse, comme un rituel qu’il me plaisait de répéter dans l’anticipation de mon arrivée. Illuminé de façon aussi féérique le ciel était agité de cette même tension électrique et participait à la montée du désir qui devait mener à mon dénudement complet parmi les hommes. C’était le premier été du corps, un été brûlant, celui de sa reconnaissance et de son dévoilement. Les églises rutilaient comme des objets fantastiques sur les places et aux carrefours, les lumières rouges enchâssées dans les arches de brique comme autant de petites bougies vacillantes leur donnant l’aspect de tabernacles géants. Elles en étaient comme transfigurées et tard dans la nuit, quand les illuminations avaient cessé et que l’alcool me rendait fou d’excitation, il ne restait plus qu’elles et le grand faisceau blanc qui continuait de tournoyer silencieusement selon un rythme imperturbable.
Il restait un peu de temps avant notre rendez-vous et j’avais décidé de me rendre à Neukölln à pied en passant par ces mêmes rues. Il était encore tôt dans la soirée et malgré cela la Bergmannstrasse était quasi déserte. L’air était saturé d’une humidité dense qui rendait le pavé glissant. Je m’étais habillé comme il l'aimait. Il m’avait même complimenté le premier soir sur mes airs de petit prole et je pensais renouveler le miracle en ne changeant que la couleur de mon Fred Perry pour introduire un élément de variété. L’étoffe de mon bas de survêtement était très légère et ne portant rien dessous je me sentais suinter le cul de partout. Il aurait suffit de le baisser d’un coup sec pour faire de moi n’importe quoi, dans une arrière-cour, dans les fourrés de Hasenheide qui défilait interminablement devant moi, rendu totalement opaque par la nuit. Le petit corps de poids plume s’acheminait mécaniquement vers une échéance inéluctable dont il savait qu'il devait ressortir transformé. C’était une nuit d’intense désorientation, comme à Londres des années plus tôt, lorsque le week-end je longeais les tunnels de chemins de fer vers des hommes hypothétiques et inlocalisables pour qu’ils disposent de ce corps si fragile, si bien formé, dont la seule place espérée était entre leurs mains. Des nuits aux abois où dans le noir les rues semblent se succéder dans une invariabilité irréelle. Descendant Karl-Marx-Strasse jusqu’à la grande mairie illuminée de mille feux je me sentais m’anesthésier et, évacué de tout sentiment, y compris de la peur qui semblait aussi dérisoire que tout le reste, me sentais flotter, transporté et décérébré, vers l’immeuble délabré et crasseux qui ne semblait qu’en partie habité. Dans le couloir d’entrée les murs à moulures luisaient d’une couleur d’huile dans la lumière crue d’une loupiote.
En ouvrant il est conforme à ce qu’il a annoncé: son jean serré et retroussé sur ses rangers couvertes de la boue de sa journée sur le chantier. La boue n’a aucun goût particulier, à peine une consistance dans la bouche, totalement fade et si friable qu’elle fond immédiatement sur la langue. Les choses commencent très vite dans l’appartement désordonné et faiblement éclairé. Rien n’est discuté au préalable et il me fait devenir ce pour quoi je suis venu, ce qui me plaît de lui présenter: un petit prole à prendre, son corps à défaire, à fouler, à marquer. Il me présente ses bottes à bouts coqués sous tous les angles, m’écrase le visage de ses semelles dentelées, me les donne à lécher tout en s'échauffant la queue sur moi, très épaisse bien qu'il ne bande encore qu’à moitié. Lui aussi porte un cockring de cuir, bien plus classe que le mien, je trouve qu’il lui enserre les couilles avec plus de distinction. En fait il est convaincant à tous égards, une aisance dans le mouvement et l’allure qui me laissent penser que cela lui est venu naturellement, que rien en lui n’a jamais fait l’objet d’un quelconque apprentissage. Il me semble tout contrôler magistralement alors que mon corps peut à tout moment connaître la déroute, ne plus répondre, me trahir par ses défaillances trop visibles. Pourtant il est de presque dix ans mon cadet. Je me demande quelle vie il a dû avoir pour connaître ça, cette facilité avec tout. Mon corps est gardé dans une distance permanente et tout contact ne se fera plus que par les pieds. C’est comme s’il ne voulait rien en savoir, seul le type de chaussures que je porte ayant fait l’objet d’une demande expresse. Il dispose d’une collection impressionnante de sneakers, exposés tels des trophées sur des étagères dominant toute la pièce. L’ordre de présentation des paires est déterminé par leur marque et leur modèle, la partie centrale étant entièrement occupée par les plus désirables de la hiérarchie: des Nike TNs de couleurs et textures différentes, impeccablement alignées.
Une fois les rangers récurées je suis invité à en choisir une paire pour la suite de la séance. Je manifeste mon appréciation d’une telle colllection, musarde, prends le temps d’en renifler ostensiblement quelques unes avant de me prononcer sur celles à honorer. Ce sont généralement des blanches car la crasse y est plus visible. Il les lace devant moi, le fait avec une précision nonchalante, les laisse toutefois un peu lâches de façon à ce que je puisse les lui ôter à mon gré et en humer l’intérieur. L’odeur y est forte et ses chaussettes ont manifestement été portées depuis un certain temps. L’idée me vient qu’il a fait ça uniquement pour moi, ces quelques jours, en vue de moi et de ce soir. Il me surplombe de toute sa hauteur. Il est immense. Il s’est déculotté et continue de se branler hors de ma vue. Le cul est ferme et rebondi. C’est alors que le piétinement commence véritablement, comme la dernière fois d'abord avec retenue, puis de façon de plus en plus insistante. Je me demande comment mon corps pourra résister à une telle douleur, le poids entier d’un homme de cette carrure. Mon dos s’avère suffisamment robuste pour encaisser le choc, la pression croissante, la peur de voir le corps se désintégrer dans un affaissement organique généralisé. Je suis tout entier tendu dans ce seul effort, faire en sorte que le dos ne cède pas. Il saute à pieds joints comme il le ferait sur le capot d’une vieille bagnole à la casse. Mes cris l’encouragent à poursuivre avec une détermination accrue. Je m’aime dans ces hurlements. Ce sont les cri d’un mec qui prend son pied, qui est sorti de l’informe d’un désir indifférencié, un homme pleinement devenu tel et qui réclame le plaisir qui lui est dû. La voix est stupéfiante de puissance, inconnue dans son timbre rauque, et résonne aussi fort qu’elle le peut dans tout l’espace de la chambre. Les coups continuent de pleuvoir, orchestrés dans un crescendo parfaitement maîtrisé, sur toute la largeur du dos d’abord, puis les épaules et le cou à la naissance des vertèbres. La pression du pied sur l’arrière de la tête est insoutenable, l’occiput pourrait être défoncé. Je sais pourtant confusément qu’il connait ses limites et qu'il n'y a rien à craindre. Je relève les bras et me protège le crâne dans une position de recroquevillement infantile. Je ne sais pas encore à quoi je commence à ressembler devant lui, les constellations de coups, les sillons dessinés par les semelles, les traînées indéfinies, les oreilles déjà ecchymosées. C’est mon corps de petit boxeur, de prole, adorable, qu’il voit comme ça. Il sera laissé ainsi, dans l’éclatement catastrophique de son espace interne, démembré, reconfiguré, on ne le touchera plus de toute la nuit.
Le long du Landwehrkanal la lumière était terne et immobile. Les rémanences de la veille m’avaient fait sortir, un vague projet photographique devant aider à donner un peu de consistance à une journée que je pressentais difficile. Le corps était le même dans ce soir identique au précécent, celui qui avait servi au plaisir d’un homme que j’avais autorisé à faire 'ça'. Il n’avait pas réintégré son espace propre et c’était comme si dans sa perte de densité, criblé de partout, il se laissait engouffrer avec plus de facilité, la lumière, les compositions gigantesques sur les murs aveugles, le sentiment aigu d’être dans cette ville et d’y être indissolublement lié, comme un surcroît d’être qui déborderait incontrôlablement et ne pourrait se stabiliser en une forme fixe. La nuit était anormalement lente à venir. Je tournais dans les rues dans son attente, non loin de l’appartement. Était-il déjà rentré du chantier, terrassé de fatigue sur son lit, encore plein de notre histoire ou bien déjà très loin? Sur Böckhstrasse les cafés étaient pleins et j’attendais confusément sur le trottoir qu’une table se libère. L’air hagard je regardais des groupes d’amis attablés, des rendez-vous agréables de fin d’après-midi, une normalité insouciante, les chairs retournées, le coeur à la limite de l’effondrement. Ne parvenant à trouver un espace où me réchauffer je m’arrêtai au bord de l’eau, incapable de poursuivre ma route, dans un état de perdition, d’ouverture maximale mais aussi de calme intense. Le long du canal la nuit me couvrait dans les sous-bois. La masse gigantesque du complexe d’habitation aux empilements géométriques brillait de centaines de lumières colorées à travers les arbres décharnés. Il n’y avait plus à avoir peur dans les fourrés, à leur passage, cela semblait dérisoire, la légèreté induite par l’épuisement empêchait que de tels sentiments ne se déclarent. Je m'exposais longuement dans les allées désertes, sur les terre-pleins, les passages entre les blocs d’immeubles. La caméra était par moments très instable et l'on finissait par ne plus rien discerner du monde concret: juste des vortex de lumières au néon, écorchures multicolores et dynamiques de la surface visible où tout était absorbé dans l’indifférenciation, mon corps vacillant, ceux des jeunes hommes que j'imaginais entrevoir au loin, s’approchant, très beaux. Forcément très beaux.
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