German Village
"Esteja alerta para as regras dos 3
O que você dá, retornará para você
Essa lição você tem que aprender
Você só ganha o que você merece"
(Portishead, Silence )
Sur le parvis de l'Hôtel de Ville le grand marché de Noël s'ébranlait lentement sous la pluie. On ne pouvait imaginer qui par un temps pareil aurait eu envie de monter sur la Grande Roue dont le cœur pulsait comme une grosse araignée en une myriade de lumières multicolores au son d'airs festifs et de valses synthétiques. À y regarder de plus près c'était un véritable village qui y avait été monté derrière une clôture hermétique: un réseau d'allées dont les stands étaient surmontés de façades en trompe-l'œil comme autant de maisons de poupées éclairées de l'intérieur, idylle de lilliputiens dont le plan devait approximativement renvoyer à l'enchevêtrement topographique d'avant-guerre, celui des coupe-gorges de Döblin avant la tabula rasa des années Ulbricht. Les promeneurs qui s'y attardaient malgré le froid semblaient trouver cela très réussi, et d'autant plus que le barrage du Palais de la République n'était plus là pour gâcher l'illusion. Un peu de patience et avec la silhouette du Schloss nous surplombant d'ici quelques années, nous l'aurons retrouvée notre belle Allemagne d'innocence.
Ceci est l'histoire de Bogosse. Elle est embryonnaire, vieille de seulement quelques jours. Elle est depuis restée en suspens dans la bruine et les nuits descendues soudainement. Je ne l'aurai vu que deux soirs. Ce dimanche Lab. était inhabituellement vide et les quelques clients, qui étaient venus en tenue régalienne pour le grand après-midi sportif que l'on nous avait promis, semblaient comme abattus et stupéfaits de ce manque d'affluence. Quelques éclats de baise sporadique à différents endroits ne suffisaient à relever une humeur morose et la musique de plus en plus upbeat avait failli à juguler l'hémorragie, un repli vers une autre fête hypothétique où tous les mecs se trouvaient en vérité - un peu comme les bonnes femmes de Hilbig qui subitement disparaissent en masse vers un ailleurs inconnu. En rien dérouté par cela Bogosse se tenait au fond de l'étroite galerie percée de glory holes, occupé à pomper un mec plaqué contre la cloison à l'opposé de lui. Il y mettait beaucoup d'application et semblait très excité par l'attention que je lui portais de mon point d'observation. Il me fit signe d'approcher, me fit asseoir et tout en continuant à s'affairer sur l'autre commença à s'occuper de moi.
Sa voix est jeune et d'un timbre très clair. Nous parlons la même langue bien que provenant de deux pays différents. Nous décrivons ce que nous voyons, les bites qui pendent des ouvertures, ce que nous nous faisons devant ça dans la régression d'une langue ordurière qu'une élégance illusoire et la terreur du déclassement nous ont obligés à mépriser. Ce soir elle est là pour nous et pour nous seuls. Nous la faisons résonner dans la carcasse de l'ancienne centrale électrique qui continue de se vider en une sorte de panique du désir en perdition. Elle nous transforme en quelque chose d'autre, a le pouvoir de nous rapprocher de nos propres mythes. Dans l'obscurité Bogosse me croit à moitié rebeu. Les saloperies que je lui assène le font à ce point kiffer qu'il me cambre le dos et se met à me bouffer longuement le cul, en renifle l'intérieur avec avidité. Les possibilités obscènes du Français sont immenses. Celles de l'Anglais également mais ses sonorités sont bien trop douces pour se prêter au même degré de saleté alors que l'Allemand, à la force expressive idéale, dispose d'un vocabulaire à mon sens trop restreint. Les âpretés de la langue se répercutent sur le corps et le plient à leur logique. Dans la cellule jonchée de capottes pleines et baignant dans une lumière verte tombant du plafond, je lui enfourne mes chaussettes pourraves dans la gueule et le bâillonne avec les siennes. Les histoires de cul que j'improvise pour lui amplifient notre obscénité commune et produisent comme un effet de réverbération en boucle. Au plus fort de l'action dont j'ai fait de lui le héros il me fixe d'un air doux qui me bouleverse et à mes ordres gicle sur moi de quelques jets secs.
Il m'appelle aussi Bogosse, mais pour moi un bogosse ce n'est pas ça. Eux revenaient de Paris par le train du matin, fourbus, désorientés et heureux, encore auréolés de la nuit passée. Il m'est aussi pourtant arrivé de remonter l'avenue de la gare dans la même euphorie et il se trouvait toujours de la musique pour accompagner ces retours. Tout comme maintenant au milieu des marchés de l'Alex, elle s'engouffre dans l'entaille laissée en moi par Bogosse. De la place, encombrée d'un fatras de huttes en faux colombage, on ne voit quasiment plus rien. Les foules compactes se pressent aux échoppes offrant toutes les mêmes produits traditionnels des terroirs allemands. Malgré la pluie glaciale ça ne désemplit pas sur le tarmac luisant. Je suis exténué d'avoir tant bu avec Bogosse. Dans le Ringbahn je sens le corps lâcher prise, s'affaisser sur la banquette dans un abandon salutaire, une ouverture à tout qui n'arrivent que dans ces instants d'extrême émotivité, quand un peu du monde ordinaire a été retourné par surprise. Je m'aime dans ce corps ainsi offert... Il y eut à différents moments de ma vie des sourires, larges et radieux, légèrement atemporels dans leur jeunesse à jamais prise dans l'ambre d'une mémoire mythique. Celui de Billy Fury sur la pochette de Last Night I dreamt..., ceux de mes amis de jeunesse, celui d'un Garçon stupide vu à Paris un après-midi il y a quelques années. Un sourire qui flotte au-dessus de moi et que je ne peux que contempler dans son éloignement irréversible, d'autant plus rayonnant qu'il est déjà perdu. Bogosse me sourit exactement comme ça. Il voudrait que je lui boxe la gueule en règle. Je lui dit que je ne pourrais jamais.
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