Liebeskranke
"Erika est quelqu’un qui s’acharne à nier le corps, mais dont le corps resurgit sans qu’elle le veuille. C’est, en quelque sorte, une femme qui fuit. Et qui fuit de partout: il y a de l’urine, du vomi, du sang. Il y a donc un corps corseté et un corps béant. Ce sont les deux en un qui intriguent."
(Isabelle Huppert à propos de La Pianiste. Interview à Télérama, 05.09.2001, citée dans
Jean Streff, Traité du Fétichisme à l’Usage des jeunes Générations, 2005)
La silhouette en survêtement blanc se découpait nettement à l’autre extrémité du quai et filait vers les escaliers de sortie, droite comme un 'i'. Quelque chose d’un peu gay et d’aérien transparaissait tout de même dans la démarche, tranchant avec le côté petite frappe synthétique de la tenue. Je me convainquis alors qu'il pouvait s'agir de Bogosse et me mis à presser le pas à travers la station, essayant de rattraper cette figure fugace derrière laquelle je dus presque courir pour ne pas la perdre. À l’extérieur il venait de tomber une pluie glacée et les restes de neige des jours précédents s’étaient agrégés sur les trottoirs en congères épaisses et boueuses qui rendaient toute progression hasardeuse. Alors que lui semblait défier le danger en flottant presque le long de la rue je m’enfonçais sans ce marasme et peinais à le devancer. C’est alors que son portable sonna et le timbre de la voix ainsi que les intonations du Français que je distinguais ne me laissèrent aucun doute. J’arrivais enfin à sa hauteur et le dépassais juste avant de tourner dans Oranienstrasse où je devais rencontrer un inconnu contacté quelques jours plus tôt sur le net. L’heure du rendez-vous était restée étrangement imprécise et les raisons de ma présence à Kreuzberg ce soir-là me semblaient particulièrement incertaines et aléatoires. Au bout de quelques secondes je me fis à mon tour dépasser sur ma gauche et en tournant la tête retrouvais Bogosse tel que je l’avais laissé ce matin de décembre, même s’il me sembla plus grand que dans mon souvenir, ses yeux sombres légèrement en amande me fixant d’un air ravi. Ce soir-là était un grand soir pour nous puisque devait avoir lieu l’un des grands rassemblements de l’agenda fétichiste prolo, tout ce que Berlin compte d’adeptes de mode estampillée Marzahn - notre Orient à nous, monde fantasmatique pour toute une frange d’urbanites avec un faible évident pour le type racaille - devant se retrouver dans un bar de Friedrichshain. C’est ainsi que nous nous retrouvions face à face en tenue d’apparat, beaux comme des princes. Après m'avoir assuré qu'il y serait lui aussi plus tard en soirée il disparut au coin de la rue et c'est à ce moment-là qu'en me tournant vers le lieu du rendez-vous je vis un rideau de fer tiré sur la devanture du bar. Un rideau de fer blanc, muet et sans appel dans son verdict de non-advenu. Me sentant glisser dans un surcroît d'irrél j'allais et venais plusieurs fois le long de la rue afin de m'assurer qu'on ne m'attendait plus nulle part.
Le calme revenu dans leur disparition simultanée l'espace s’ouvrit autour de moi et me sembla impossible à combler, une sorte de dépression du social, la révélation soudaine et cruelle de son inconsistance. Ne sachant quelle direction prendre je me retrouvais au milieu d'une ville inhabituellement dépourvue d’humanité. Cette partie de Kreuzberg, d’ordinaire si pleine de monde, me fit un effet particulièrement lugubre, les immeubles monumentaux paraissant sans gloire et ternis dans la lumière livide des réverbères. Au bout Mariannenplatz était engloutie dans une trouée noire informe. C’était par là que Bogosse était reparti, vers ses amis que j'imaginais loyaux et de longue date. Après m'être arrêté dans un bar dans l'attente d’une heure plus avancée pour me produire à la soirée, je regagnais lentement la rive nord. Le froid se faisait de plus en plus cinglant et dans la nuit la traversée du fleuve semblait interminable. On ne voyait plus rien de l'autre côté, tout avait basculé dans la catatonie d'une nuit morte de début de semaine.
Le bar avait un thème vaguement nautique, une tentative de recréer 'Querelle de Brest' avec bidons rouillés et croûtes de matafs pendues aux murs. Bogosse lui-même, déjà bien imprégné de l’ambiance et flanqué de deux acolytes, n’aurait pas semblé déplacé un soir de cuite sur le port d’Ostende. D’autres têtes connues étaient visibles dans l’assistance agglutinée au bar et il m’apparut vite que loin d’être un soir de révélation et de nouvelles fulgurances tout s’annonçait clairement sous le signe du réchauffé, un lundi où l'on s’était tous un peu forcé car les soirées célébrant notre précieux fétiche étant si rares, il aurait trop coûté de ne pas s'y montrer. J’aurais pu me réjouir de cette compagnie familière, une communauté qui m’aurait été ouverte et m’aurait peut-être même voulu du bien, mais loin de m'enfoncer dans le mystère espéré je me retrouvais dans le déjà complètement advenu, dans l’évidence du fantasme mis à jour, un soir pépère entre habitués qui n’ont plus grand-chose à se prouver. Et pour cause... Déterminé à maintenir mes mythes à bout de bras malgré leur dégradation inéluctable je m’accrochais à Bogosse qui, complètement défait et la paupière lourde, me clamait haut et fort son amour tout en faisant du gringe à un mec assis seul dans un coin, son sourire de killer décoché à tout va de façon étrangement robotique. Je me surpris à croire qu’il pût tout de même y avoir un fond de vérité dans ses divagations, ce qui ne m’empêcha de sombrer toujours un peu plus dans le naufrage qui se dessinait nettement devant moi. Car progressivement la nausée me gagnait, une légère indisposition qui se mua en une envie irrépressible de dégueuler qui dans l’espoir qu’elle passerait d’elle-même me lançait dans les méandres d'une backroom interminable, un enchaînement compliqué de passages étroits où dans une lumière bleutée se trouvaient les derniers irréductibles, certains prostrés à même le sol, comme résignés de la tournure que prenait leur soirée mais encore pleins de l’idée qu’un fétiche comme celui-ci valait la peine d’être vécu. Sur les écrans vissés au plafond passait comme il se devait un porno de 'Citébeur' qui fut salué dans l’assistance par une vague d’approbation satisfaite. J’y croisais Bogosse à plusieurs reprises qui dans ses déclarations toujours plus exaltées se pressait fort contre moi, ne faisant qu’exacerber le malaise. Une fois vérouillé dans les chiottes, un liquide étrangement brun sortit en gerbes continues qui se fracassèrent avec force sur le pourtour de la cuvette. Je pensais que dans mes films favoris les femmes vomissaient aussi souvent et en quantité abondante.
L’air frais de la nuit avait stabilisé le malaise mais le corps menaçait encore de céder, les nausées revenant sporadiquement par bouffées sourdes. J’attendais seul à l’arrêt de tram de Frankfurter Tor et songeais à l’état dans lequel Bogosse se retrouverait le matin venu. Je l’avais laissé au milieu d’un groupe de mecs qu’il disait avoir connus sur le net. Il semblait excité à l’idée de les voir enfin en chair et en os, comme ses stars à lui. Je songeais aussi à toute cette littérature qui avait pris corps autour de sa réalité et me dis que tout cela était justifié, qu’il en était l’égal, que c’est tout ce que je pouvais faire pour le garder vivant, donner sens à notre recontre déjà caduque à l’échelle du temps électronique. Qu’il n’y avait surtout pas à en pâlir. Je restais là presque apaisé, le souci de ne pas me disloquer en pleine rue accaparant toutes mes forces. Le reste de la nuit bascula dans un dérèglement physique rapide. Le corps se vidait de façon alarmante. Je laissais finir le soir sans pouvoir dormir, toujours plus malade, uni à lui dans la même décomposition, me grisant encore à l'aube des quelques mots qui dans le bar à matafs avaient annoncé, avec mon consentement, ma propre trivialisation.
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