Pollutions nocturnes
Certains soirs dans ma chambre minuscule du Vème arrondissement je me connectais sur des lignes de rencontres pour hommes. C’était bien avant l’avènement d’internet, avant la dissection systématique des plus infimes de nos désirs, une technologie primaire et aveugle où comme pour les annonces publiées dans les magazines homos de l’époque tout était avant tout affaire d’imagination. L’expérience avait quelque chose d’extrêmement angoissant car au lieu de trouver un interlocuteur prenant en charge l’appel de manière classique on débouchait directement sur un vide vertigineux, une sorte d’arène noire où ne régnait qu’un fouillis continu de grésillements et d’interférences émanant d’autres communications. Quelques fragments de voix appelaient par intermittences dans ce désert, n'énonçant que quelques données essentielles - "jeune mec sur le 20ème, jeune mec sur le 20ème..." - espérant être entendus à l’autre bout de cet espace informe. Je les trouvais belles et désirables, ces voix d’hommes, dans leur assurance et la clarté de leur timbre. On en imaginait d’autres innombrables, prêtes à se lancer, à l’affût dans la prolifération dense d’une forêt invisible, dont la mienne qui écoutait mais ne se livrait pas, craintive des faiblesses qu’elle aurait pu trahir dans ses dérapages, ses lenteurs, ses inconsistances. De se retrouver seule sans écho dans cette version terminale de La Voix Humaine. Que le silence ne se fasse encore plus épais autour d’elle, seulement environnée de ce papillotement de pulsations électriques. Je raccrochais vite sur cette chambre sourde pleine de présences non-exaucées, me demandant quel bonheur je m’interdisais en restant silencieux. Il est vrai que je me marginalisais volontairement de l’économie commune du désir, jugée d’une trop grande facilité, espérant quelque salut hors des circuits de l’exploitation mercantile des corps, m’estimant d’une force supra-humaine pour y parvenir.
Je me verse le second verre de vin blanc. Dilué dans de l’eau gazeuse pour faire durer le plaisir. Des nappes électroniques baveuses et plastiques se répandent dans tout l’appartement, donnant au soir une ambiance distincte de backroom. Aujourd’hui comme presque toujours je les attends sur mon écran. Il est encore tôt et le manque évident d’activité sur le service ne peut s’expliquer que par ça, l’heure prématurée et aussi sans doute les retombées du week-end. Des cartouches rectangulaires de dimensions variables sont disposés en colonne et contiennent des formes plus ou moins abstraites, de petites émulsions colorées donnant forme à des visages dont on distingue mal l’expression ou l’âge. On peut parfois par la qualité des photos préjuger du degré de conscience artistique de leur propriétaire et la visitation qui doit ou non se produire reposera souvent sur ce critère. Mes photos sont très soignées, me montrent dans mon registre favori et vantent les formes d’un corps qui a assimilé tous les codes de l’exhibition pornographique. Son degré d’exposition est exponentiel à la vitesse de son expansion musculaire. C’est ainsi qu’autour du mythe personnel ainsi construit s’aggrègent des réseaux multiformes de séduction qui finissent par constituer des communautés fragiles et instables, faites d’incorporations et de suppression successives, comme une collection de poupées dans laquelle la hiérarchie des favorites ne cesserait de se recomposer suivant l’humeur. Certains n’y figurent qu’en vue d’un éventuel contact futur, d’autres ont réellement pris forme au-delà de leur être hypothétique C’est leur percée dans le réel et leur retour immédiat dans l’indifférencié de cette épaisseur électronique, la mutation de leurs corps de surface pixélisée en formes pleines à jouir qui est la plus troublante, comme des passages incessants entre deux royaumes fondamentalement hétérogènes l’un à l’autre. J’épie qui est là comme une petite vieille planquée derrière ses rideaux brodés, comme pour me sécuriser de cette familiarité, de la permanence d’une communauté tout aussi consciente de ma présence. C’est inhabituellement calme. Des venues d’inconnus en groupes aléatoires font parfois reprendre espoir, et un verre pour pouvoir continuer.
C’était un samedi après-midi d’hiver. Les repérages nous avaient conduits vers un hôpital psychiatrique désaffecté des environs de Berlin. Les plafonds effondrés et les murs carrelés couverts d’inscriptions correspondaient bien à l’esprit du film, une défonce entre prolos revisitant un monde post-welfare state où tous les patients auraient depuis longtemps été lâchés dans la nature. Au fil du temps je m’étais distingué par l’audace de mon auto-représentation et de plus en plus exposé dans la communauté j'avais fini par attirer l’attention d'un réalisateur local, le seul pourvoyeur d'images reconnu dans sa spécialité. Certaines de mes suggestions et exigences, informées par une culture cinématographique solide, avaient été retenues dans le scénario final et c’est ainsi que j’étais à présent à même de conférer à mon corps sa visibilité ultime, le livrer au monde dans son adorable petitesse, sa fureur, son histoire. Il me semblait même que c’était la logique même de son itinéraire qui l’avait mené là, qu’un tel processus était en soi inévitable. Que sa vérité ultime résidait dans le réalisme sans fard de la mise en scène, la révélation d’un l’archétype brut totalement délesté du parasitage des discours traditionnels sur l’amour. L’imagination pornographique est implacable en ce qu’elle ne s’embarrasse de rien, nous force à confronter notre vérité intime et de vivre en accord avec elle. Dans la vieille salle en rotonde un froid cinglant passait au travers des fenêtres barricadées de vieilles planches noires pourries. J’avais été traîné à terre par deux types encagoulées après mon enlèvement sur une route de campagne. Je les sentaient chauds et prêts à me régler mon compte. Comment faire pour que le corps ne faillisse pas, dans le froid, soumis au regard du réalisateur? S’oublier, foncer complètement dans ces montagnes d’hommes, me dénuer du peu qu’il me reste, m’ouvrir et me propager. Vivre le plus intensément possible mon grand moment par la grâce duquel l’image offerte sera devenue essentielle, instantanément démultipliée, véhiculée dans les flux électroniques, constamment détachée de moi en pellicules diaphanes pour se répandre sur le monde. Le corps aura été pleinement vécu dans la mise en spectacle de son obscénité première et sa consommation la plus banale. Oui, il n’aura finalement pris vie qu’ainsi.
Le réalisateur, O., faisait à mes yeux figure de chef de gang, une autorité incontestée qui lui appartenait en propre. Il arrivait toujours dans les soirées très entouré, tout le monde se portant immédiatement à sa rencontre. De sa haute stature il dominait l’assemblée et toujours absorbé dans quelque conversation semblait incontournable dans le microcosme prolo-fétichiste que nous formions. Jamais évidemment on ne l’aurait trouvé seul dans un coin, l’œil dans le vague. Ça, c’est ce que les éléments aléatoires comme moi et non les personnes de sa trempe étaient censées faire. On se demande comment une telle permanence a pu se développer, lui qui n’est plus jeune que moi que de quelques années. Il est né à Berlin-Ouest, y a toujours vécu mais cela n’explique rien. Non, en plus de son charisme naturel il est celui qui donne forme à nos visions, articule nos désirs, les ancrent dans cette ville dont il exacerbe la mystique sulfureuse. En cela son pouvoir d’attraction est considérable. Je le regardais de ma périphérie avec un mélange de fascination et d’envie, trouvant même suspect que l’on puisse à ce point graviter autour de quelqu’un. Car quelle que fût la soirée le cortège finissait toujours par apparaître à travers la porte, aspirant dans son orbite un monde considérable. Mon apparente incapacité à passer au delà du glacis du premier cercle me désemparait et me maintenait dans une indétermination frustrante. J’avais pourtant entendu dire que j’étais son kiff, qu’il ne me dirait éventuellement pas non, mais à en juger par la relative indifférence qu’il me manifestait je n'imaginais pas voir la chose venir de si tôt. Non, il était le centre fixe d’une nébuleuse dans laquelle je craignais de me diluer, constituait l’âme d’un monde infiniment séduisant dont il détenait la mémoire vive. La mémoire de la jeunesse du désir, d’amitiés inébranlables, d’amours passagères comme dans les grands mouvements historiques de libération. En tant que tel il était hors-limites.
C’est lui qui un soir m’a trouvé dans le fouillis électronique. Il s’est tout de suite fait beau parleur, se répandant en éloges sur la rigueur et la qualité de mon iconographie. Remonté à bloc à l’idée de l’avoir en ligne dans un état d’expectative manifeste, j’entrepris de faire l’intéressant avec l’idée d’anéantir une bonne fois pour toutes ma réputation d’illusion optique et de m’imposer dans ma réalité charnelle. Au bout d’un moment il n’en pouvait plus et demandait à me voir au plus vite. Sachant d’expérience que cela risquait aussi d’être la seule et dernière fois je décidais qu’une semaine entière de relative retenue ne serait pas de trop pour faire monter la tension. Et effectivement les quelques jours précédant le rendez-vous furent intenses de désorientation. La musique se déployait en boucles synthétiques dans les rues de Prenzlauer Berg que je parcourais longuement dans l’intuition d’une conflagration imminente entre mon corps mouvant, la ville, la continuité d’une histoire, le cinéma... Ça s’est finalement fait de façon très classique, un côté première surprise-partie que l’on attend des jours à l’avance. Il est venu me chercher au travail dans un énorme tout-terrain. J’étais impeccable, le crâne fraichement rasé et arborant ma meilleure tenue, étudiée dans ses moindres détails. Il l’a remarqué et m’a demandé si j’avais fait tout ça pour lui. Je n’ai pas menti sur mes intentions de le séduire. Nous avons roulé en direction du sud. Être conduit en ville me fait toujours un effet particulier, c’est presque comme rouler en carrosse. Je me trouve renvoyé à une jeunesse antérieure, un dimanche de lumière blanche à la périphérie de Londres, ma descente vers T.Beach en compagnie de cet autre qui m'avait ébloui par sa dégaine. C’est ainsi que dans des poches de temps inlocalisable nous nous serions lancés sur les autoroutes désertes d’Allemagne de l’Est. Ce serait un été fixe et chaud. Nous reviendrions de loin, exténués et silencieux, peut-être de Russie, de par-delà une mer pâle et abstraite.
Il y a un moment très troublant dans le Romance X de Breillat où l’héroïne se retrouve en train de se faire caresser par le principal du collège où elle enseigne, avant de s’abandonner, baillonnée et attachée, à son contrôle. L’impensable où le monde se retourne sur lui-même comme un gant, le moment infime où les barrières sautent et que le supposément connu se transmue en vertige. O. me donnait ses pompes à lécher au fond de ce bar de Schöneberg où nous nous étions retrouvés, un vieux modèle de TNs crades et sans couleur. Il les avaient retirées pour copieusement glavioter dessus et après chaque léchâge recommençait à ma demande en divers endroits, sur les semelles, à l’intérieur, où je m’exécutais sans broncher Sa salive avait un goût un peu sucré. La ville était contenue là toute entière, sa saleté, sa puanteur, la désagrégation de sa matière et des êtres, et m’était donnée à consommer. À la vue de tous j’étais entièrement rendu à O. qui me contemplait dans un sourire fixe et rectiligne. Je crois que c’était le jour où le Pape avait tenu ses propos démentiels sur l’inutilité du préservatif en Afrique, un appel au meurtre avéré. Je me demandais comment il était possible de se méprendre si criminellement sur la nature humaine, comment eux pouvaient être si prompts à juger ce à quoi ils prétendaient avoir depuis longtemps renoncé? Le corps foulé par O, ne suis-je pas au plus près de la vie, au cœur même de sa luxuriance alors qu’eux sont depuis longtemps effondrés de l’intérieur, entraînant le monde dans leur folie suicidaire? Ils nous méprisent, nous haïssent plus que tout dans notre humanité chaotique, nos corps qui fuient, notre goût immodéré des jeux d'images. C'est pourquoi O. doit continuer à filmer mon histoire dans les forêts décharnées du Brandebourg. J'ai tout minutieusement prévu: enchaînement des scènes, modulations temporelles, instructions techniques aussi sur la façon dont la caméra pourrait me circonscrire. Je voudrais une concordance visuelle, une intimité entre lui et moi dans ce qui constitue l’acte ultime d’exposition, avoir envie de dépasser toutes mes limites à sa demande, offrir un surcroît d’âme dans la répétition mécanique des actes, révéler dans des variations expressives infimes ce qui normalement resterait invisible dans l’uniformité d'un genre qui doit être pulvérisé de l’intérieur de façon méthodique et définitive. Je montrerais l’envers, le flottement, le temps qui s’étire sans se résoudre en rien.
La caméra tournoie sur l’arrière de la tête, où des ecchymoses sont encore visibles sur la surface du crâne. Elle s’attarde sur la ligne des épaules, la musculature du dos couvert sur toute sa partie droite d’une densité de fleurs étranges aux contours fortement marqués. Elles ont quelque chose de puissamment organique, de presque toxique même dans leurs couleurs soutenues, les rouges et roses chimiques des pétales encerclant des grappes de béances obscènes. L’écorchure des tatouages sur le dos et la tête légèrement inclinée ont quelque chose de préraphaélite dans leur élégance retenue. C’est une position de soumission complète, un hommage à la masculinité qui le tient à sa merci. Le petit corps a été en partie dénudé par le groupe d’hommes qui l’encercle. Ils se le sont renvoyé les uns aux autres comme dans un jeu cruel de cour de récréation. Il est maintenant à terre et doit honorer un à un les membres du groupe. Des pieds s’abattent sur lui, lui piétinent le dos, le bas du crâne. Il les lèche avec soin et se laisse submerger par leur odeur. Couvert de la poussière du sol en béton de l’ancienne centrale, la ronde des fleurs noyées sous les crachats, la pisse, tout en même temps, il se fond dans cette matière informe, la pâte faite des sécrétions de tous ces hommes réunis qui convergent en lui. Le visage est resté impassible et la caméra continue de décrire des cercles concentriques abstraits autour de lui.
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