Puta's Fever
Deutscher Guggenheim sur Unter den Linden. Photoréalisme américain des années soixante-dix. Échos de Stephen Shore et de Young Americans dans des villes interchangeables aux noms inconnus, inlocalisables. Un dimanche chancelant de retour de cuite. J’étais resté tard dans l’attente que quelque chose se passe vraiment dans les chambres de jouissance, mais ni l’heure avancée ni l’alcool ne parvenaient à dissoudre la lourdeur omniprésente. Pour la première fois l’amalgame ne prenait simplement pas. J'avais repris le train en sens inverse sur le Ring, un court segment de sa circularité parfaite. Dans la dernière salle Agua Caliente Nova de Robert Bechtle m’a longtemps retenu. La familiarité du cliché de famille était d’une immédiateté frappante. Il constituait même un type iconographique en soi, doté de ses attributs propres: le panorama devant lequel le père étale ses possessions, la famille et la grosse cylindrée dans laquelle la transbahuter d'un shopping mall à un autre ou pour des excursions décrétées selon son bon vouloir. Même les deux gosses étaient convenus dans leur gracilité, la posture maladroite des corps déhanchés, les sourires niais et les franges coupées aux ciseaux par le même père certains dimanches. Lequel est invisible car englobant dans sa vision totale tout le tableau, le détenteur des nouvelles technologies comme mode suprême de contrôle. Lui seul est autorisé à la manier, lui seul sait. C’était un après-midi d’été très chaud, on ne pouvait rester à l’intérieur, alors tout le monde avait été sommé de s’habiller au plus vite. La mère aussi dont l’ensemble marron intégral est parfaitement assorti au sac, aux autres véhicules et nuances minérales du paysage lui-même. Elle s’y fond et pourtant c’est elle qui accroche le regard par le sien, fuyant et fixant quelque chose situé au delà des limites et dont on ne sait rien, déséquilibrant irrémédiablement la scène dans son échappée. Contrairement aux enfants radieux elle a le visage brouillé par une ombre diffuse, la bouche comme hapée dans une cavité scellée qui, surmontée de grosses lunettes de soleil, rend son expression totalement indéchiffrable et étrangère. Ses formes sont encore pleines, la poitrine bien marquée bien qu’un peu tombante, sa posture attentionnée et protectrice, une femme devenue mère très tôt et dont la jeunesse a été oblitérée dans ses désirs les plus vitaux par des années de dévouement domestique, le scénario intériorisé de l'amour conjugal. Ou peut-être n’aime-t-elle simplement pas se trouver face à l’objectif, comme ma mère qui refusait de se laisser photographier sous prétexte que ça lui faisait une 'gueule de raie’.
Cet après-midi-là je me suis retrouvé sur Friedenstrasse, rue rectiligne lacérant Friedrichshain dans une lumière claire et chaude. C’est un trajet que j’ai plusieurs fois suivi l’été, le long duquel mon corps semble être d’une liberté plus facile, plus livré qu’ailleurs. Me préparant à être pris, le bas de survêtement à demi baissé sur un short de soie rouge, je m’expose aux regards des automobilistes, me sentant en possession complète de la géographie. Peut-être est-ce dû à la largeur de cette rue, l’irrégularité chaotique de ses abords, les Mietskasernen délabrées, les crevées soudaines d’espace dans sa discontinuité, son désert croulant sous le soleil, l’ouverture de la Karl-Marx-Allee vaste comme un estuaire, les flots de lumière dorée qui me percutent à mon arrivée sur l’avenue, la proximité de mon but comme un ailleurs auréolé de mythe. On démolit actuellement beaucoup autour d'Ostbahnhof, de vieilles infrastructures du temps de la RDA laissant place à un fatras d’entrepôts aux couleurs criardes. Les hommes affluent de toutes parts à travers les parkings. Nous sommes tous venus pour la même chose et je me rends compte à quel point, dans mon accoutrement comme dans mes transformations physiques, j’ai fini par leur devenir identique, que tout en croyant me radicaliser dans un monde jugé réactionnaire et homophobe j'ai me suis pétrifié dans l'orthodoxie d'un autre en en intégrant tous les diktats et paradigmes esthétiques. À l’intérieur il y a un monde incroyable. La chaleur y est telle que tous les corps rassemblés semblent dégager un brouillard dont les bancs flottent dans l'immense halle de béton. Le nuage est par endroits transpercé de veilleuses bleues, révélant des groupes de silhouettes évoluant sur le sol luisant.
Je prends place dans le passage étroit où un alignement de glory-holes est en attente d’apparitions qui ne viennent pas. L’endroit est calme et reclus, et tranche avec l’activité frénétique qui règne dans les autres secteurs. J'imagine voir de la littérature circuler constamment entre les hommes, en être le récepteur partiel, me trouver sauvé par elle tant qu'elle n'est pas prise de vitesse par la masse déferlante du vécu. Ne jamais perdre de vue ses désirs premiers dans la répétition hébétante des situations. Nous sommes deux, assis sur le rebord encastré dans le mur, d’une apparence très proche bien que lui soit un peu plus élancé que moi, en attendant leur venue. Il semble fébrile et parcourt sur toute sa longueur le couloir en scrutant l’autre côté à travers les trous de formes diverses. Des bites les pénètrent de temps à autres, au repos ou déjà dressées, et lui s’en empare avec avidité, les prend sur toute leur longueur, dans toute leur ampleur. Juché sur mon promontoire dans un short cramoisi de boxeur je le regarde comme un frère pour qui j’aurais de l’admiration, le tombeur qui les a toutes sans effort. Je reste sans rien et me montre territorial face à l’intrus énorme qui vient de prendre place à ma droite et tassé face à son trou ne semble pas vouloir dégager. L’autre continue avec la même cadence appliquée et c’est alors que quelque chose d’inouï se produit. À travers l’ouverture circulaire un visage apparaît, pressé contre la paroi de bois, une vision irréelle comme une greffe grotesque de parties, un assemblage monstrueux induisant la panique. Ils commencent alors à s’embrasser, restent ainsi longtemps comme deux moitiés de lune accolées, puis dans un redéploiement subit du corps et ce qui me semble être un surcroît d’intimité ahurissant la bite lui est réintroduite dans la bouche. Je crève de vivre une intimité pareille, cette douceur entre hommes. Certains passent parfois la muraille pour savoir qui y œuvre, une violation flagrante de la règle d’invisibilité qui nous régit. Peut-être était-ce lui ou un autre, qui s’est engagé dans le couloir pour se poster entre nous deux. Il est massif et bien monté, nous invite à jouer avec lui, ses deux petites putes de l’au-delà du mur qu’il vient de dévoiler. C’est une figure imposée du porno, un script aussi bien huilé et évident que n’importe quel autre, auquel on s’applique avec une facilité mécanique. Il a bien été intégré et devant l’assistance qui commence à se former autour du trio, nous savons répondre aux attentes de notre nouveau maître.
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