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backPuta's Fever | Main | Hygiène de la Visionforward

21 June 2009

Galerie des Victoires

Ils avaient été trois à arriver à intervalles réguliers jusqu’à la fermeture. Ils se ressemblaient tous assez, d’allure jeune et d’un style tout-à-fait conforme à celui en vigueur dans ce bar de Schönhauser Allee - tendance prolo avec une composante fortement fétichiste. La clientèle y est en fait très diverse mais la reconnaissance immédiate qui s’opère à l’intérieur de cette communauté érotique marque d’invisibilité tout ce qui ne s’y apparente pas. Certains prennent forme réelle à partir de la grande base de données électronique qui nous sert de soupe primordiale, d’autres me sont encore inconnus, mais à un moment ou un autre nous aurons tous joué ensemble, profitant des recoins sombres et inconfortables menagés dans l’enchaînement spartiate de backrooms qui occupe l’arrière du lieu. Au travers des volets tirés on voyait que le jour s’était déjà levé et qu’il était gris. Dans quelques heures je devrais partir pour la Baltique dans l’hébétude du manque de sommeil mais cela n’avait aucune importance. Mon corps s’était habitué à répéter la même routine, reproduisant les mêmes gestes, encore prêt à se laisser saisir, approchant des peaux différentes mais toutes invariablement douces, de cette douceur des jeunes hommes qui me trouble toujours car fondamentalement étrangère à la mienne, une fragilité de corps adultes pas encore vraiment extraits de l’adolescence dont ils gardent les traces lointaines. Les étreintes se faisaient étrangement lentes et précises, et parfois je voyais qu’on me souriait dans le noir, des rangées de dents carrées et parfaitement alignées. Il était inouï qu’on imagine faire une chose pareille, sourire à un partenaire si transitoire, ou à le serrer contre soi, à le garder dans ses bras contre les intrusions incessantes de ceux dont on ne veut rien savoir et qui rôdent tout autour dans l’espoir de se joindre à ce fragment d’amour lancé dans la bourrasque.

Proll boy, Prenzlauer Berg

Je m’étais retrouvé le soir suivant à l’entrée d’un port de Lituanie. Les installations industrielles, les pinèdes sur la lagune, les containers de couleurs vives nettement empilés défilaient lentement dans une lumière d'incendie qui me fit vaciller dans une compression affolée de l'espace-temps. M. et moi nous dirigions vers ce que nous savions avoir été l’Allemagne à différents moments de l’histoire mais s’était peu à peu délité par lambeaux entiers, avait basculé dans d’autres devenirs après l’implosion catastrophique du reflux.  Il était incroyable que ce pays ait pu être si immense. Après vingt-quatre heures de traversée on se trouvait encore dans son ancienne empreinte, identifiant ça et là les signes d’une appartenance antérieure. Le centre restitué de Klaipéda paraît fragile, une sorte de petite théâtralisation d’un passé idyllique fermée sur elle-même et masquant à peine la sauvagerie de l’histoire récente. Tant d’apprêt semble futile à l’échelle de la dévastation passée et de l'indifférence d'un avenir qui se jouera ailleurs.

Les corps de la nuit passée étaient encore proches. Je les avais traînés avec moi aussi loin et à la tombée du jour je tentais de les imaginer si peu de temps après la séparation dans leurs trajectoires retrouvées. D’autres sont venus s’y superposer entre-temps et ont fini par se fondre dans l'immense vortex orange du port. Fucking Berlin de Jeff Keller, dont cela semble être la première publication, est un opuscule dense et concis dont le format s’était parfaitement prêté au temps de la traversée. Le récit est tout entier axé autour d’un week-end de baise non-stop de quatre Français en visite à Berlin à l’occasion du dernier Folsom. Le rythme en est haletant et frénétique à l’image des innombrables scènes d'orgies scandant les festivités de bout en bout. En fait on ne respire pratiquement pas dans cette succession ininterrompue de défonces improbables, et c'est d’autant plus éprouvant que le style en est le plus souvent indigeste, un déluge de lieux communs et de formules toutes faites lardé de traits d’humour lourdingue avec ça et là quelques accès de clairvoyance métaphysique autour de l’immanquable dialectique Éros-Thanatos. Mais passés ces désagréments le livre laisse tout de même une drôle de trace et dans son passage furtif fait d’autant plus sentir sa perte qu’il vient en contenir d'autres qui sont comme amplifiées à son contact, leur communauté étant abruptement mise à nue. Dans son exploration du Berlin hard, le narrateur - celui des quatre dont on comprend qu’il est le plus bandant, le plus exclusivement actif et le mieux monté - n’aime rien tant que ces moments de communion extatique avec ses semblables venus de toute l’Europe et qui au fil des soirées (toutes ayant immanquablement lieu dans quelque friche industrielle, comme il est de mise ici) prennent place tout naturellement dans une sorte d’immense mécanique infernale. Le désir primaire d’identification et d’appartenance à une communauté de pairs est exprimé de façon très forte, entraînant même des parallèles incessants avec l’amitié et le sens du sacrifice à l’antique dont la germanité contemporaine serait l'héritière directe, le mythe du mâle brut et sans états d’âme dans l’expression de son désir étant glorifié sans partage. Car loin de Paris, de ses afféteries et faux-semblants avec les 'folles du Marais' en prenant copieusement pour leur grade (le féminin étant à tout prix évacué pour permettre la survie du mythe), c’est à Berlin qu’une masculinité quasi-primordiale se laisse découvrir, et partant une authencité essentielle autour de laquelle construire une identité d’homme impossible dans un milieu d’origine jugé oppressif et mensonger. Il est d’ailleurs intéressant de constater comment le lieu de Berlin, même si porté aux nues dans les possibilités sexuelles qu'il offre en permanence, reste étrangement absent du récit en ce qu’il ne fait l’objet d’aucune réflexion sur son devenir historique ou sa signification profonde, quelques remarques aussi brèves qu’étranges sur la Stasi mises à part.

Mais le plus stupéfiant reste cette capacité des corps à une suractivité frénétique dans une infaillibilité physiologique qui rendrait même envieux. L’étalon évolue avec facilité entre lopes prêtes à la saillie et gueules à jus dans un scénario parfait où tout le monde semble heureux de tenir un rôle invariable et prédéterminé. Défaillance, flottement et doute n’ont aucune place dans ce monde fantastiquement bien huilé et vertigineux. Tom of Finland avait au moins quelque chose de léger et de mutin même dans l’excès. Ici chaque party qui débute se fait dans l'appréhension d'une avalanche imminente d'épisodes trash qui dans leur répétition effrénée annulent toute possiblilté de fantasme et sont relatés dans une absence assez troublante de recul vis à vis des masculinités 'performées' dans ces lieux. Dans cette dynamique du désir une position centrale est occupée par la figure emblématique du skinhead, qui même quarante ans après son émergence en Angleterre continue d’incarner l’idéal insurpassé du salaud intégral, bien au-delà des cuirs devenus trop dociles dans leur antiquité ou des proles sport qui même si très appréciés ce côté-ci de Prenzlauer Berg sont loins d'être visuellement si incisifs. Car en plus d’être un baiseur hors-pair, le skin a un sens inaliénable de la loyauté et de la camaraderie, une sorte de noblesse intrinsèque hérité de ses origines prolétariennes qui le distingue des folles langues de putes (forcément bourgeoises) ou bien pire, des 'faux' skins qui n’usurpent l’uniforme sacré qu’en vue de s'en taper des 'vrais'. En lisant tout ça j’ai aussi pensé à Stuart Home chez qui les descriptions de baise sont tout aussi graphiques (et bien plus désopilantes) et le skinhead également omniprésent dans sa valeur archétypale, même si la démarche littéraire et théorique le transformant en vecteur de forces subversives visant à radicalement renverser l'ordre existant est bien sûr très éloignée de Fucking Berlin et sa ferme implantation dans le premier degré. Pourtant des éclats de lucidité affleurent ça et là, brefs et noyés dans le déluge mais bien plus véridiques dans ce qu’ils révèlent de désirs cachés et de doutes inavoués. Le sentiment d’être lancé dans une fuite en avant insensée, la brutalité de la perte quand tout le monde déserte subitement le théâtre des opérations, la révélation d’une intimité fulgurante qui laisse pantelant dans les rues ensoleillées le matin et cette arrogance jubilatoire face aux familles hétéros en promenade qui ne comprendront jamais rien à rien, l’horreur - et là on ne peut que dire merci - de voir à quel point la pratique du bareback est répandue à Berlin et surtout à quel point ceux qu’elle entraîne sont jeunes! Et encore et toujours un rêve de communauté, de vérité et d’authencité pour lequel on serait prêt à tout dans l'épuisement d'actes qui ont oublié jusqu'à leur sens intime.

Reconstruction de l'Altstadt (Königsberg), Kaliningrad

Kaliningrad fut fondée sur la négation radicale de ce qui avait existé depuis des siècles et l’expulsion dans le carnage de la population allemande vers le cœur ruiné et calciné des origines. Dans un exercice de marketing assez osé visant à mettre fin à une dérive mémorielle perpétuelle et à réinsérer le lieu dans un narratif destiné avant tout à la consommation touristique, on se remet à rêver de Königsberg, dont l’évocation dans le tissu urbain est omniprésente, des posters géants de l’Altstadt dans les cafés aux fouilles archéologiques sur le site de l’ancien Schloss. Un morceau entier de la vieille ville est même en train d’être recréé de toutes pièces, un ensemble monumental de bâtisses prussiennes aux tons pastel devant culminer dans une réplique du campanile de San Marco, ce qui laisse songeur sur la nature de la mémoire invoquée... À l’opposé, la carcasse überbrutaliste du Palais des Soviets a été camouflée sous différentes nuances de bleu, sans soute pour faciliter sa dilution dans le ciel et atténuer l'évidence de l'oblitération qu'il symbolise. Dans certaines lumières il est vrai qu’il disparaît presque totalement. Cette réappropriation fictive et mercantile d’un passé aussi douloureusement absent va de pair avec la prolifération de shopping centres gargantuesques destinés à recréer l’illusion d’une urbanité depuis longtemps ravagée. L’un d’entre eux se nomme simplement le Kaliningrad Plaza et au premier étage Paris Hilton, meilleure approximation du vide, vient d’y ouvrir une petite boutique toute rose.

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