Corps Caverneux
"Honey, I'm more man than you'll ever be and more woman than you'll ever have!"
(Fragment de dialogue tiré de Car Wash, 1976)
L’apparition était flottante, légère et d’une certaine irréalité. Ses longs cheveux blonds étaient ramenés sur un seul côté avec une langueur toute préraphaélite. Il les lissait de façon presque distraite alors qu’il s’avançait dans les passages du club de baise cet après-midi de week-end inhabituellement tranquille. Ses formes était lisses et graciles même si les hanches se distinguaient par leur relative largeur. Il savait les mettre en valeur et les roulaient avec énormément de grâce. On le voyait parfois à un tournant, sa silhouette longiligne inscrite dans une arche, lancé dans une avancée droite et c’est comme si l’on s’attendait à ce qu’il se volatilise au contact de notre propre corps pour le voir se reconstituer aussitôt une fois passé au-delà. Sa présence tranchait foncièrement au milieu les autres participants, qui eux - nous, exploitions chacun à notre façon tout ce que nous possédions de virilité, notre fond de commerce recyclé et décliné à l’infini sous forme de tatouages, de quincallerie bling Marzahn, d’une pilosité faciale taillée selon les codes en cours, et pour les dieux du stade une anatomie maintenue à l’état d’engorgement permanent grâce au designer cockring le plus improbablement étroit. Ou pour les plus doués tout à la fois.
À chaque passage de l’apparition le trouble s’installait. Une anomalie flagrante dans ce qui devait être un après-midi classique de saloperies entre mecs, les inaboutissements d’usage, les délaissements que l’on sent imminents, les tentatives d’emprise de corps se dérobant aussitôt sans que l’on comprenne pourquoi. Il constituait à lui seul une hétérogénéité dans l'air induisant la panique. Si lui avait réussit à s’infiltrer dans le lieu, alors c’est toute la compagnie qui était frappée de doute, celui d’une effémination sommeillant en chacun de nous et susceptible d’éclater à la moindre inattention. Notre masculinité collectivement célébrée était mise à mal et absorbée dans le trou noir que constituait la silhouette circulant dans les allées et court-circuitant nos routines, ou pire, s’insinuant potentiellement parmi nous dans l’obscurité. Elle venait nous rappeler l’immense supercherie dont nous sommes tous les esclaves consentants et qui fait tourner la mécanique dans sa précision redoutable. Car dans les franges les plus extrêmes du mileu gay masculin toute marque de féminité, si vague soit-elle, est non seulement indésirable mais constitue une menace de dilution du genre dominant adulé, l'oppression changeant de camp comme souvent [1].
Nous et nous seuls sommes les initiateurs et exécuteurs de ce flicage en règle et veillons à ce que rien n’éveille le soupçon. Nous nous tenons tous à carreau dans la terreur de nous voir refusés l'admission dans la norme - une perte de valeur insupportable -, en veillant à ne nous laisser aller à aucune faillite qui signifierait une expulsion certaine, comme lors de ces sélections d'équipes absurdes qui dans l’enfance avaient déjà pour but de délimiter la communauté des êtres socialement sains des rebuts et des freaks. La même intensification de la pratique du genre hégémonique en groupe est commune aux hétérosexuels dans la même panique face à sa dénaturation possible au contact du féminin, si bien que cette masculinité fantasmée à laquelle nous aspirons tous dans une émulation sans issue discernable ne semble en fait être incarnée par absolument personne, une sorte de structure vide nous surplombant dans sa menace, une roue énorme nous broyant dans sa progression infernale. Les pédés en sont sans doute les serviteurs les plus zélés, eux à qui on a nié une reconnaissance si élémentaire et renvoyé une image peu ragoûtante de leur désir, une détention forcée dans l’indéterminé sexuel et le rejet du corps abhorrant.
Derrière la cloison il était revenu, je l'avais reconnu de la semaine précédente. Quand il a passé sa bite à travers le premier trou de la rangée il n'y avait pas d'erreur possible. Le Prince Albert dépassait légèrement de l'extrémité et roulait sous la langue qui, grâce à l'épaisseur de l'anneau métallique qui perforait le méat de façon nette et définitive, pouvait pénétrer profondément à l'intérieur du gland et en caresser les parois. Ses couilles aussi étaient percées, une petite boucle à chacune, ce qui à plusieurs reprises me donna le sentiment d'un maniérisme ornemental excessif. Contrairement à tous les autres qui se pressaient aux autres trous de la galerie il ne bandait pas. Il restait là, docile, se prêtant à tous les jeux auxquels je le soumettais. Il semblait particulièrement aimer se faire étirer le prépuce, qu'il avait très long et élastique, et dans l'ouverture ovale, le long corridor noir formé dans l'élongation, des exhalaisons très fortes se dégageaient, quelque chose de vieux et d'inhabituel, l'histoire d'un corps en parcours de désir, sa pilosité diffuse qui n'avait plus cours ailleurs dans le lieu. La plupart sont automatiquement durs, propres et prêts à l'emploi, comme dans un film bien huilé, ils partent toujours à la moindre défaillance de temps, pensant peut-être qu'on ne veut plus d'eux de l'autre côté de la cloison. Je voudrais qu'il revienne toujours, avec ses archaïsmes, sa docilté et son immobilité. Quand il est descendu de l'estrade j'ai vaguement apercu sa silhouette, sans vouloir trop insister. Il était à poil, assez massif, et portait une casquette blanche de prole.
Je passais souvent le long du viaduct des voies ferrées. Devant l'ouverture béante d'un parking souterrain menant on ne sait où, une odeur âcre de vieille pisse mélangée à l'humidité des voûtes de brique, des pisses d'hommes accumulées au fil des soirs de cuite, qui avaient ruisselé le long de la pente et s'étaient stabilisées au fond en une étendue plane et vitreuse. Les trottoirs semblaient même en être luisants. On se demandait ce qu'il avait fallu de pisse et de temps pour que cette bouche énorme exhale quelque chose d'aussi infect, qui venait de très loin, de là où l'on ne voyait rien. En y passant je pensais toujours à Wolfgang Hilbig et imaginais que des bouches comme celle-ci il devait en exister des centaines dans tout le pays, dans les petites villes de province complètement éteintes à la tombée de la nuit, ces nuits à devenir fou à la sortie des pubs éclairés de néon glaireux. Cette pisse, forte et déchargée en abondance dans l'invariabilité des soirs, est celle d'alors. Je retrouve ce qu'a dû être ce pays, il reprend forme l'espace de ce court passage où l'on suffoque. Des corps négligés, vieillis trop vite à force de brutalité, de vêtements mal coupés, de matières synthétiques causant toutes sortes d'allergies, des écaillages de peau, des psoriasis qui brûlaient la nuit. Des culs sales, le sentiment d'un pourrissement progressif dans les replis... Dernièrement on ne sent plus rien à cet endroit de la Dirckenstrasse. Comment tout a-t-il pu être si complètement éliminé, extrait des profondeurs de la matière qu'il imprégnait, pour ne laisser place qu'à la fadeur d'un passage indifférencié?
[1] Sur la menace de l'efféminement et la réaffirmation des normes masculines dans différents secteurs de la culture gay: Peter Hennen, Faeries, Bears and Leathermen. Men in Community queering the Masculine (Chicago, London: The University of Chicago Press, 2008).
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