Sonatine Pornokratique
Cela fait deux fois que je tombe sur les écrits de Robert Jensen sur l'industrie américaine du X hardcore. C'était tout d'abord dans un recueil d'essais consacré à la pornographie masculine gay [1] où les vues les plus extrêmes s'affrontaient, du libertaire à l'émancipatoire en passant par le plus violemment anti, le genre pornographique étant en soi considéré comme l'exacerbation d'un ordre patriarcal illégitime et source de toutes les inégalités, y compris entre deux gays puisque les rapports de domination/soumission y sont toujours structurellement reproduits malgré la communauté apparente de genre - c'est en tout cas la théorie soutenue par Christopher N. Kendall dans le même livre [2]. C'est dans cette perspective très orthodoxe forgée dans le radicalisme féministe des années soixante-dix que s'inscrivent les textes de Jensen, et son ouvrage récent sur l'ultra-violence du porno contemporain et le système global d'exploitation qui le sous-tend [3] réitère ces principes de façon tout aussi catégorique. Outre Andrea Dworkin qui fut pour lui la plus grande révélation, on trouve citée Sheila Jeffreys, dont la vision des pédés en faisait les alliés naturels de l'ordre patriarcal hégémonique dont ils étaient de par leur objet d'amour les suppôts très zélés [4]. Tout aussi foudroyante et essentialiste, l'analyse de Marilyn Frye - aussi citée par Jensen - qui postulait le lien indissoluble entre hommes homo- et héterosexuels dans leur haine irréductible de la femme, les premiers étant même infiniment plus coupables dans leur conformité aveugle à l'ordre phallocrate [5]. J'avoue être un peu gêné aux entournures par ce genre de discours car outre une fixation exclusive sur les catégories de genre ('hommes' et 'femmes' étant réduits à deux entités génériques en dehors de tout autre paramètrre) je n'y retrouve simplement pas mon propre vécu où marginalisation et rejet semblaient nous frapper, mes amis et moi, sans discrimination, hommes, femmes ou toute autre variante, autant dire tout ce qui était un peu trop queer. La solidarité et l'amour qui nous unissaient dans la violence culturelle ambiante étaient bien réels et jamais aucun conflit lié à de quelconques questions théoriques de genre ne sont venues s'interposer entre nous.
Et c'est là que je décroche avec les vues de Jensen qui, même si elles reposent sur de solides principes d'égalité, de justice et d'émancipation de toute forme d'oppression - le patriarcat étant conçu comme la cause ultime de tous les maux qui nous affligent, du racisme au sexisme et à l'homophobie pour finir à la dévastation écologique de la planète - je n'imagine pas trop comment extirper les relations de force de l'acte sexuel dont la dynamique repose précisément sur un flux continuel d'échange de pouvoir. Ce qui à la longue finit par donner l'impression d'un angélisme égalitariste dont on se demande bien comment il pourrait fonctionner concrètement, et surtout à quel type de pratiques il pourrait donner forme. Sur ce point Jensen reste totalement muet, se contentant d'invoquer l'avènement d'un monde nouveau transfiguré par des formes inédites de sexualité. Dans un tel climat idéologique on ose à peine aborder la question des pratiques BDSM dont on sait qu'elles sont fermement condamnées par les tenantes du féminisme radical historique. Au vu de leurs présupposés théoriques on comprend aisément pourquoi et que des femmes puissent éprouver le désir d'expérimenter dans ce domaine est tout simplement impensable et automatiquement balayé d'un revers de main. C'est ce purisme, pour ne pas dire puritanisme politique, ce côté prescriptif et idéologiquement inflexible qui me semblent extrêmement suspects et c'est bien ce que queer a fait voler en éclats dans sa célébration des multiples fractures et instabilités du désir, l'acceptation positive du 'pas net', de ce que nous pouvons avoir de moins reluisant et qui dans ses multiples combinaisons et configurations permet l'élaboration de scénarios complexes où les mécanismes du pouvoir sont justement exposés et dramatisés en vue de leur transcendance dans le plaisir - faisant de nous ces machines désirantes polymorphes que Deleuze et Guattari via Hocquenghem appelaient de leurs vœux. Prendre ces rituels pour argent comptant est une erreur grave et ne fait que prouver à quel point d'aridité vertueuse certainEs ont pu parvenir... Et par la même occasion pourquoi ne pas envisager une autre pornographie, engagée et éclairée, à des années-lumière de l'horreur foutreuse que Jensen dénonce? Quelque chose d'intrinsèquement queer cette fois?...
[1] Robert Jensen, 'Homecoming: the Relevance of Radical Feminism for Gay Men', in Morrison, Todd G. (ed.), Eclectic Views on Gay Male Pornography: Pornucopia (New York, London, Victoria (AU): Haworth Press, 2004), 75-81.
[2] Christopher N. Kendall, 'Educating Gay Male Youth: since when is Pornography a Path towards Self-Respect?', ibid., 83-126.
[3] Robert Jensen, Getting off. Pornography and the End of Masculinity (Cambridge, MA: South End Press, 2007).
Et pour démêler tout ça, le succinctement nommé mais superbement écrit: Annamarie Jagose, Queer Theory. An Introduction (New York: New York University Press, 1996). Les deux références suivantes en proviennent.
[4] Sheila Jeffreys, 'The Queer Disappearance of Lesbians: Sexuality in the Academy', in Women's Studies International Forum 17, 5 (1994).
[5] Marilyn Frye, The Politics of Reality: Essays in Feminist Theory (New York: The Crossing Press, 1983).
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