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09 January 2010

La Sarabande des Porcs

Cuisine de la société Wanco, Moabit, Berlin

Tout était encore emballé, des ordinateurs et affiches d'expositions encadrées au peu de mobilier dont on tentait de remplir des locaux bien trop grands. L'entreprise avait emmenagé là récemment, un complexe de bureaux et d'hôtels construit à la va-vite le long de la Spree avec un vague thème usinier pour instiller un peu de douceur mémorielle dans ce qui s'annonçait comme une opération immobilière des plus mercenaires. En fait tout y faisait songer aux phases les plus thatchériennes de 'Docklands' au moment où il fallait construire à tout va pour coloniser cette enclave irréductible de la culture ouvrière. L'architecture bâclée aux couleurs criardes et le manque d'attention porté aux espaces publics contribuaient à créer un ensemble régimenté, dense et excessivement opaque. Mais ceci étant Berlin, l'existence d'un business park de cette ampleur était jugée assez significative pour que même le bus express en provenance de l'aéroport de Tegel s'y arrête... On m'a invité à prendre place à la table de verre où seuls trônaient un ordinateur et un tapis de souris à l'effigie de Donald Duck. Puis je fus laissé des jours durant seul et ébahi, sans informations dans cette salle vide aux murs uniformément blancs. Les autres, les historiques de la fondation, les titans de chair silencieusement affaissés dans leurs sièges face aux batteries d'écrans se trouvaient dans un autre bureau le long du couloir. Malgré cela tous me souhaitèrent électroniquement la bienvenue dans le monde féérique de Wanko Online Games... Le jour suivant je sonnai à la porte et l'inconnu bourru qui m'ouvrit eut l'air en me voyant comme choqué.

Je n'étais pas bien. J'avais rencontré Bogosse la veille au Lab et étais physiquement exténué, encore sous l'emprise de l'alcool et le nez brûlé par les inhalations répétées. À l'extérieur la neige s'était solidifiée en d'énormes congères boueuses et où que l'on regardât les façades prématurément corrodées des immeubles obstruaient toute perspective. L'éclairage blanc au néon était insoutenable et pénétrait le corps de partout, ne faisant qu'exacerber l'effet nauséeux causé par cet espace à l'abandon, son manque d'une quelconque intention d'humanité. Cet hiver-là j'ai souvent été malade à Wanko. Souvent à cause de Bogosse et de nos nuits inabouties, souvent aussi du simple fait de me trouver là: outre l'absurdité patente de me faire traduire de l'anglais de structure coréenne, j'avais de plus en plus de mal à supporter les proximités imposées. Au fil des recrutements les configurations spatiales changeaient constamment et l'on nous faisait bien comprendre que nous étions tous en devenir perpétuel pour relever les challenges de demain, que le plus passionnant était encore à venir. Il est toujours excitant de faire partie d'une aventure dès ses premières heures et quelques jeunes loups fraîchement débarqués des US, où se trouvait la maison mère de la firme, se grisèrent très vite à cette idée. Ainsi n'était-il pas rare que le peu de lien social que nous avions tant bien que mal réussi à tisser entre collègues se trouve irrémédiablement rompu dans des opérations commando de réorganisation interne: mains sur la tête et évacuation immédiate pour les uns; bureaux face aux murs et surveillance permanente pour les autres. En somme, un jeu en ligne en grandeur réelle.

Le malaise physique de ce lieu caverneux saturé d'électricité négative était souvent poussé à son paroxysme par des poussées organiques hors de contrôle. Alors que le personnel de l'entreprise ne cessait de croître en nombre il devenait troublant de voir sa profonde unité de caractère: il s'agissait en grande partie d'hommes relativement jeunes mais qui par leur style vestimentaire suranné déclinant toutes les sensibilités du gris et parfois du brun, semblaient flotter entre deux âges indéfinis, un vieillissement enclenché très tôt dans leur vie et dont on ne comprenait pas qu'il pût être si sévère. On sentait surtout des corps informes à l'abandon, auxquels on avait déjà renoncé, suintant et moites, des teints de cire gelée clairsemés d'archipels de poils noirs et drus. Un des rites des tous premiers jours consistait à se réunir en milieu d'après-midi, alors qu'il faisait déjà nuit, autour d'un bon kebab - la Turmstrasse étant un paradis incontesté de la spécialité -  et leur bonheur d'être ensemble n'était jamais si évident que lorsque les lambeaux de chair éclatée cascadaient mollement dans leurs assiettes... En after, on faisait circuler dans les travées des jumbo packs de saucisses discount que l'on consommait crues devant son ordinateur, la lumière radioactive ne faisant rien perdre des détails de l'ingestion. Et parfois même ces corps énormes et ouverts s'oubliaient dans leur expansion folle, ce qui un jour finit par susciter une intense émotion au niveau managérial: presque simultanément les toilettes hommes et femmes furent en effet les cibles d'attentats nauséabonds, les murs carrelés s'étant retrouvés expressionnistement décorés - et laissés tels quels par les auteurs.

Des femmes employées par la société on pourrait dire sans trop de risque qu'elles se répartissaient entre vierges et putes - un schéma déjà bien rôdé dans la civilisation. Et ici comme ailleurs c'était bien sûr les putes qui avaient la vie dure: élémentairement draguées dans le meilleur des cas ou bien harcelées pour cause de petites tenues friponnes (la même hostilité se manifestant devant mes marcels très décolletés), quand elles n'étaient pas tout simplement expulsées au bout de quelques jours. Quant aux vierges elles se classaient en deux sous-catégories ayant en commun la négation de toute forme d'existence sexuée, à savoir l'androgyne garçonne et la mama format XXXXL confectionnant de petites douceurs pour l'ensemble du personnel. Dans n'importe quel cas de figure la femme était une déviation de la norme (elles doivent représenter moins de 10% des effectifs de Wanko) et une menace devant être maîtrisée dans la répudiation, l'objectification et la trivialisation. C'est ainsi que quand l'été revint, tous les tapis de souris Disney faillirent être remplacés par un nouveau prototype plus ergonomique: un buste féminin dont les deux seins en relief démesurés devaient servir de repose poignet aux geeks en surchauffe. Le projet est tombé à l'eau mais pour son concepteur - un gentil géant bien connu au bureau pour ses émissions déflagrantes et sa terreur des femmes en mini-jupe - ce fut l'objet d'une immense fierté. Je n'imagine pas que mes invectives féministes proférées sur le moment y furent pour quoi que ce soit mais l'irruption d'un tel discours entre ces murs était en soi une victoire à savourer.

Tout s'est finalement précipité à un rythme effréné. De Californie nous est arrivée une nouvelle vague de créatures suaves à blazer marine et brushing volumineux, et le message délivré durant un one man show décoiffant fut sans ambiguïté: on se battra désormais au corps à corps pour venir travailler à Wanko! Toute une hiérarchie élaborée fut ainsi mise en place en un immense redéploiement des pouvoirs et aucune strate de la structure ne fut laissée sans son autorité tutélaire. À nouveau l'espace - maintenant en open plan malgré l'abondance de recherches récentes en ayant démontré l'extrême nocivité, mais il est vrai qu'à Wanko c'est toujours un peu 1986 - fut radicalement reconfiguré, ce qui eut l'effet paradoxal de le rendre encore plus opaque et impénétrable - une sorte de champ de forces centrifuges aux foyers multiples tant tout le monde semblait constamment chercher à fuir tout le monde. Puis peu à peu le dispositif d'encerclement se referma sur lui-même. Les cris de souris et rires porcins se mirent à fuser tout autour de nous, derniers résistants de l'élégance revendiquée, dans une sorte de copinage forcé qui peinait à masquer le spectre d'une nuit des longs couteaux imminente. Car dans de tels exercises de rationalisation il est de coutume pour tout manager entrant dans ses fonctions de faire rouler quelques têtes pour l'exemple, histoire de se faire la main et de répandre la terreur dans ses rangs tout en se faisant remarquer du patron. Celui qui me fit tomber ce matin d'hiver formait l'incarnation idéale de cette économie du mépris que j'avais vue à l'œuvre depuis mon arrivée un an plus tôt, la cristallisation physique de la barbarie commune, ses petits yeux chafouins encastrés dans une face de lune fielleuse voyant en moi une menace insoutenable à son ordre - intellectuelle, politique, sexuelle ou autre, je ne le saurai jamais. Dans l'open plan tous faisait comme si de rien n'était, l'égorgement qui venait de survenir parmi eux ne devant laisser aucune trace dans le monde immaculé du rêve digital, le jeu infini de la jeunesse mondiale, la grande communauté des amis de Wanko...; Une fois à l'extérieur du complexe la maladie me gagnait dans un étourdissement croissant et je peinais à avancer vers la station de S-Bahn. C'est alors qu'au milieu des monceaux de neige, dans un fouillis de petits rires mutins, des dizaines de lapins gélatineux multicolores vinrent à ma rencontre, pleins de leur amour moelleux.

Photo: Anne Laure Jaeglé

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