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15 August 2010

Elle, la Région Parisienne

Homo Sacer

Il y a quelques jours passaient en boucle les images de l'éviction des squatteurs de la Barre Balzac aux Quatre Mille de La Courneuve. L'émoi fut sur le moment considérable face à ces quelques familles traînées dans la rue manu militari par les forces de l'ordre, auxquelles leur ministre de tutelle ne laisse décidément aucun répit: les cris et les pleurs des femmes terrorisées étaient à la limite du supportable, la vue d'un enfant en bas âge écrasé par le corps de sa mère à même le trottoir représentant le point culminant de l'incrédulité horrifiée. La violence sociale décrétée en haut lieu et entretenue dans un climat de division entre communautés ne connaissait donc pas de fond dans un pays où les garde-fous éthiques les plus élémentaires avaient depuis longtemps sauté, la vie politique se voyant réduite à un western de série Z qu'aucune instance ou principe moral ne semblaient plus capable de contrer. Une fois l'intervention policière terminée les familles, dont il faudrait bien dire qu'elles n'avaient pas choisi Balzac pour le raffinement de son urbanité, ont dû finir dispersées dans les environs, sous les bretelles d'autoroutes, dans les camps de fortune, les meublés crasseux, peut-être même vers des départements plus lointains, ces territoires dits 'périurbains' mobilisant eux aussi tout un spectre de représentations fantasmatiques. Leur sort après une action si spectaculaire redevient indifférent puisque rendu à l'invisibilité, notre indignation trouvant sans difficulté d'autres motifs d'expression alors que le gouvernement français dégaine tous azimuts comme lors de toutes ses poussées d'anxiété extrême et de glaciation sécuritaire.

Le lieu même de l'intervention est hautement emblématique. Non pas tant à cause de la sortie sur le Kärcher, ce que l'on n'a d'ailleurs pas manqué de relever dans la presse, qu'en raison du devenir de la vie sociale française au fil des décennies que la Barre Balzac (et non la 'Tour', comme on l'entend souvent -  il est important d'être précis ici comme ailleurs: un zeilenbau n'est pas un point block.) incarne à la perfection dans sa décrépitude ahurissante. Je l'ai encore aperçue il y a quelques semaines du RER B en route vers l'aéroport, elle et celles plus modestes qui s'agglomèrent encore tout autour. C'était une très belle fin de journée d'été, j'etais en marcel tous tatouages dehors, exposé au regard de jeunes hommes en groupes, discutant et riant, ceux dont la simple existence semble grandement inquiéter le pouvoir. Des fenêtres on voyait Balzac dans son impressionnant volume et la lumière dorée éclabousser les parois des immenses ouvertures rectangulaires dont je me disais qu'elles avaient dû être creusées dans son épaisseur à l'occasion d'un énième programme de réhabilitation passé, qui comme tous les autres réduisait la problématique de l'exclusion à de simples questions spatiales. Comme si l'on avait cru qu'elle prendrait ainsi allure plus humaine, deviendrait plus contrôlable, pacifierait ses occupants. Oui, faire passer tant de lumière au travers du monolithe lui ferait prendre en légèreté, avait-on dû penser. Quelques appartements avaient disparu dans la série d'excavations qui ponctuaient à intervalles réguliers l'énorme structure, qui de cette façon avait commencé a devenir un bel objet dramatique et primaire.

J'ai bien sûr pensé à Deux ou trois Choses que je sais d'elle et au moment où l'ensemble est entré en vie, rempli des surplus prolétaires d'un Paris en pleine guerre contre ses pauvres - un élan offensif parmi bien d'autres dans son histoire moderne. C'est vrai que dans le film la cité se laisse saisir comme un tout plastique cohérent et baigne dans une lumière de début d'après-midi légèrement gazeuse. L'humeur aurait même quelque chose de franchement frivole lorsque Marina Vlady laisse son gosse en garderie pour partir en jupette faire la pute à Paris. Tout flotte dans le bleu immatériel, pâle et brillant, des panneaux de mosaïque structurant les façades, une profondeur de bleus ancestraux condensés en des millions de petits cristaux, une Byzance azurée où tout sentait les cages d'escalier fraichement ripolinées... C'était une marque de l'époque, un manifeste visuel mêlant l'hygiénisme social à la volupté d'une vie de plaisirs dans un espace désincarné et abstrait. Dans Deux ou trois Choses... on semble pourtant déjà assister au début d'une décomposition annoncée, la pourriture qui ternira irrémédiablement cette vision olympienne. Y parler si tôt de violence sociale serait inapproprié, et pourtant tout ce qui y surviendra est déjà contenu dans l'ennui de l'enfermement (les longs plans d'adolescentes et de mères postées aux fenêtres dans une attente indéfinie, comme réveillées après leur déplacement brutal d'un monde intime et familier, symbolisent parfaitement cette position du corps féminin dans l'urbanisme technocratique des grands ensembles), la terreur du déclassement social, le sentiment de s'être enlisé dans un temps stoppé net. Ce sera seulement plus sale, plus intense et plus désespéré [1].... Le bleu de La Courneuve subsiste à ce jour, à peine terni, ce qui est très troublant. Un bleu que j'aimais infiniment voir dans toutes ces cités de la Région Parisienne mais par la suite recouvert d'une épaisseur beige sans éclat à l'occasion de reprises en main institutionnelles.

Ce début de canicule a été en France marqué par une vague d'incidents graves qui ont en retour déclenché un déferlement de mesures gouvernementales délirantes, nouvelles illustrations du revanchisme revendiqué de la droite contre les populations reléguées de ce pays. Il y eut tout d'abord la Villeneuve de Grenoble, un ensemble solide de structures brutalistes soigneusement disposées entre lac artificiel et paysages alpins, et qui à son tour constituait un territoire à reprendre de force. Depuis quelques semaines s'y succèdent tactiques guerrières d'assaut et descentes matinales d'une violence insensée, donnant lieu à un déploiement de personnel incroyable dans sa magnitude. On pense ne serait-ce qu'une seconde à l'effet produit par une présence policière aussi écrasante dans son espace le plus banalement quotidien, celui que l'on investit affectivement, celui d'une sociabilité qui est la même que partout ailleurs, à sa violation constante de l'intime et surtout à son absolue impunité tant ces méthodes dignes d'un régime d'exception relèvent dorénavant d'une normalité dont peu songent à s'émouvoir. Peu après La Corneuve trois policiers sont montés dans la rame de RER où je me trouvais, trois beaux mecs harnachés de toutes sortes d'ustensiles pendant à leur ceinture. Je n'aime jamais une telle proximité, elle me rend vulnérable, et encore moins de me dire qu'un état dit de droit doive à ce point se reposer sur l'arbitraire le plus flagrant pour assurer sa propre stabilité. Et je sais d'expérience, en France comme ici, que le délit de faciès, puisque c'est là que tout commence, est tout sauf une vue de l'esprit.

Et puis entre La Courneuve et Grenoble on aura aussi crié haro sur les Roms, que le gouvernement persiste dans sa large inculture à assimiler à l'ensemble des 'gens du voyage', catégorie administrative très mignonne et unique à la France. Certes, la population ne semble pas non plus très encline à les soutenir au moment des démantèlements de camps par une police visiblement extensible à l'infini, peut-être parce qu'ils ont une dégaine pas possible et que télégéniquement parlant on a fait mieux. C'est vrai que dans l'avalanche de drame et de pathos qu'est l'évacuation de la Barre Balzac on serait davantage porté à l'indignation... Cela me rappelle une étrange scène à laquelle j'ai assisté il y a quelques semaines. À Berlin aussi des femmes Roms font la manche dans tous les hauts lieux touristiques et surtout autour de l'Alex qu'elles parcourent en groupes de long en large toute la journée, fendant les courants d'air de leur longues jupes bariolées, une ribambelle de mômes à leurs trousses. Un matin alors que je revenais du sport, certaines se reposaient sur l'une des pelouses pelées environnant la Fernsehturm et servant accessoirement de toilettes publiques. Un ivrogne du coin s'était joint à la partie puis s'était sauvé en courant aprés avoir chapardé un ballon à l'un des gosses. S'en était ensuivi un drôle de jeu de cache-cache entre ces femmes et le farceur dans le but de récupérer le ballon. Cela les amusait beaucoup et leurs rires enjoués retentissaient sous les arbres, des rires de jeunes filles profitant d'un rare moment de légèreté. On aurait presque songé un instant à Marie-Antoinette se distrayant avec ses dames de compagnie à Trianon. M'est alors venue une pensée curieuse: que ces femmes aussi étaient jeunes et pouvaient faire preuve d'insouciance, qu'elles savaient rire de choses aussi inconséquentes, qu'aucune d'elles ne pouvait individuellement se réduire à cette armée spectrale écumant la place et toujours considérées en termes de nuisance ou de victimisation. Pendant ces quelques secondes je me sentis capable de les voir autrement et m'arrêtai pour observer la scène, jusqu'à ce que le poivrot mette abruptement fin à cette fraternisation improbable en faisant d'un coup éclater le ballon.

 

[1] Une mise en perspective des interactions entre subjectivités féminines et architecture moderne dans le cinéma des années soixante (incluant une analyse de Deux ou trois Choses... et du Repulsion de Polanski) dans: Katherine Shonfield, Walls Have Feelings. Architecture, Film and the City (New York, London: Routledge, 2000).

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