Lucre, Trash et Vanité
"Dans ce monde trop souvent sans imagination, l’avenir réalise lentement le rêve des fous.“
(le député-maire lors de l’inauguration de Vermeil)
"Elle est caissière, pas tripoteuse."
(une voleuse à l'étalage chopée à Carrefour)
Certains films connaissent un sort étrange. Alors que de nombreux flops commerciaux ou critiques peuvent au fil du temps continuer à toucher un public averti au point de devenir culte, d’autres disparaissent purement et simplement des écrans radars et implosent en vol. C’est le cas de La Ville-Bidon de Jacques Baratier, objet brut de décoffrage projeté des confins des années soixante-dix et dont on est depuis sans nouvelles. Pourtant l’histoire aurait pu entrer en résonance avec certaines angoisses, très fortes dans la France d’alors, autour du modernisme architectural et du radicalisme urbanistique des dernières décennies: un projet futuriste de grande ampleur nommé 'Vermeil’ (en fait Créteil) doit sortir de terre quelque part en banlieue parisienne à grands coups d’investissements, de nouvelles infrastructures et de programmes d’implantation commerciale, et par contrecoup entraîner l’expulsion des populations marginales occupant le terrain, des habitants de bidonville à la bande de ferrailleurs établis avec leurs familles autour d’une décharge. Seule la résistance forcenée de ces derniers donnera du fil à retordre aux autorités prêtes à n’importe quel coup tordu (manigances financières, meurtre) pour voir aboutir leur idéal de cité harmonieuse et 'sans classes’... Au départ un téléfilm intitulé La Décharge et interdit d’ORTF sous Pompidou en 1971, il fut remanié et rallongé pour ne finalement sortir qu’en 1976 (ou peut-être même plus tard) et après un échec retentissant en salles sombrer immédiatement dans l’oubli. Même l’anthologie des Cahiers du Cinéma publiée il y a quelques années sur les représentations filmiques de la ville n’en fait nulle part mention. Était-ce le ton même qui ne faisait plus recette, une satire anarchisante pleine de méchanceté et de noirceur des politiques urbaines publiques sur fond de corruption et de racisme quasi institutionnalisés? Ou bien le climat idéologique du film, très en phase avec les théories critiques d’inspiration marxiste dominantes après soixante-huit? La forme même a-t-elle pu rebuter dans son oscillation constante entre fiction et documentaire social, pastiche de films publicitaires et happenings en terrains vagues? Ou le montage au rasoir qui passe constamment du coq à l’âne dans une prolifération de personnages que l’on ne cesse de perdre en route? Ou peut-être était-il simplement trop tard en 1976 pour ce genre de discours.
Ce qui frappe d’emblée dans La Ville-Bidon c’est en effet sa chronologie hasardeuse due aux aléas de son élaboration et très visible dans les phases de développement successives du quartier institutionnel de Créteil, nouvellement promue chef-lieu de département: les scènes originelles de rodéos se déroulent autour du lac de plaisance en pleine excavation, un archipel de cratères boueux dominé par la carcasse de la nouvelle préfecture en cours de construction, alors que certains plans panoramiques montrent une ville quasi achevée, ce que mes souvenir font remonter aux alentours de 1975 tant la soudaineté d’une telle métamorphose avait frappé les esprits. Ainsi la création du film est profondément indissociable du temps réel de la ville dont il suit la genèse tout en en exposant les mécanismes sous-jacents d’exclusion et de contrôle, son mensonge fondamental sous couvert de modernité et de progrès humain. La Ville-Bidon n’est en effet jamais que l’inverse de bidonville - là où l’action commence, l’état originel auquel l’hubris des hommes la fera inexorablement retourner. L’un des mérites du film est de mettre le doigt sur une période charnière de l’histoire du logement en France et des logiques de différenciation sociale et de ségrégation raciale qui la sous-tendent sur fond de pénurie chronique et d’ingénierie sociale à grande échelle. Car hors l’épopée bien documentée et presque mythique des bidonvilles, dont la résorption se poursuivra jusque dans les années quatre-vingt (avant leur réapparition plus tard sous la forme de camps de fortune aux marges des agglomérations, eux-mêmes démantelés à tour de bras ces derniers temps), l’épisode des cités de transit est lui bien moins connu: ces ensembles de barraquements sombres construits à la va-vite visaient à abriter les populations évacuées des bidonvilles en attente de relogement dans des HLM flambant neufs - bien souvent construits par ces mêmes ouvriers - et auxquelles tant de luxe était encore hors de portée. Comme si le processus de socialisation et d’assimilation par lequel on entendait les faire passer devait se faire dans cet espace gris et transitoire, un sas de sûreté devant mener à la respectabilité d’un éden urbain pourtant déjà bien en route vers sa désintégration programmée. Le député-maire (Lucien Bodard) a d’ailleurs un avis bien arrêté sur la question et l’expose à ses collaborateurs l’air goguenard: certaines populations (comprendre immigrées) sont intrinsèquement irrécupérables et en vertu de leur incapacité à s’adapter à la modernité promise (entendre acheter un appartement comme tout Français) doivent purement et simplement disparaître.
Les scènes de la cité de transit, qui se trouvait à l’orée de Créteil-Vermeil, sont d’un réalisme cru, bordéliques et souvent empreintes d’un profond pessimisme social - les observations désabusées et un brin prophétiques du gardien alcoolique (Roland Dubillard) sur la déliquescence humaine ambiante, les stigmatisations mutuelles entre groupes englués dans la même misère et l’inévitable dégradation de l’urbanité nouvelle, sont sans appel dans l’invariabilité monotone de ses logorrhées (dressé sur un monticule surplombant la ville il philosophe sur les 'grandes bites’ promises à l’ordure - point d’orgue acerbe du film). Sur le mode de la semi-improvisation sont présentées des vies flottant dans une sorte de provisoire permanent, venant d’un monde détruit et sans avenir visible, en butte à tous les fléaux sociaux imaginables: alcoolisme de pères chômeurs, délinquance juvénile, suicide dans les caves, mutilations de chats et prostitution de mères de famille. Le thème de la prostitution et plus largement celui de la sexualité des classes inférieures refait évidemment surface dans l’enquête du sociologue dépêché sur place par un député-maire soucieux de démontrer l’intrinsèque immoralité de ces lieux et le bien-fondé de sa politique d’expropriation. Alors qu’on lui demande dans une parodie d’interview-vérité si la sexualité en cité de transit est différente de celle qui a cours dans 'les autres régions de France’, Fiona (Bernadette Lafont en mode zonarde illuminée) fait allusion avec une fausse ingénuité niaise aux scènes de baise la nuit dans les caves, bien consciente qu'elle est de la fascination ancestrale du bourgeois pour une sexualité supposée dangereuse, prédatrice et hors de contrôle, dont la charge fantasmatique reste à ce jour toujours aussi puissante - voir pour cela la surchauffe médiatique autour du phénomène des 'tournantes’ il y a quelques années ou l’engouement dans la pornographie gay ethnique pour les gang bangs de rebeus en survêt... Le personnage de Fiona sert de trait d’union entre les différentes strates de ce monde d’exclusion et constitue le véritable élément flottant et libertaire du film: résidant en cité de transit, elle fréquente le milieu de la décharge et entretient plusieurs liaisons à la fois, avec le fils du propriétaire de la casse et Mario, le chef des ferrailleurs, un beau gosse décoiffé en grosses bottes de cuir. C’est elle également qui officie en grande prêtresse SM des fêtes orgiaques du terrain vague ou qui au milieu du supermarché de Vermeil-Soleil appelle à la révolte de ses co-cleptomanes et les invite à aller voler ailleurs en paix - scène insurrectionnelle rappelant l’émeute en caddies qui clôt le Tout va bien de Godard.
La résistance à la commodification et au pouvoir sous toutes ses formes est l’un des aspects centraux du climat culturel français post-situ dont l’impact se fait sentir dans tout le film sur un mode essentiellement parodique. Dans le domaine de l'architecture les idéaux du modernisme de la grande époque sont au début des années soixante-dix depuis longtemps discrédités, les innombrables rêves de Cité Radieuse ayant tous, par manque d’imagination, de moyens réels ou par simple cynisme des autorités, largement trahi l’original humaniste élevé quelque temps plus tôt au rang d'idéal céleste par Le Corbusier. Henri Lefebvre avait exposé la dimension idéologique à l’origine de toute production spatiale et les mécanismes d’oppression et de ségrégation à l’œuvre dans une France frappée de plein fouet par une forme particulièrement virulente de gigantisme architectural. Les répercussions sociales de cette violence étatique inaugurée par la reconfiguration de Paris sous Haussmann ne cesseront dès lors de hanter l’imaginaire collectif et la production cinématographique. Dans La Ville-Bidon le personnage de l’architecte (Pierre Schaeffer, par ailleurs pionnier de la musique électro-acoustique), l’un des piliers de la coalition des requins aux côtés du politique, du promoteur et du banquier, égratigne gentiment le mythe démiurgique de l’urbaniste et par un langage ésotérique aux relents grossièrement structuralistes ("toute la ville est discours") masque habilement la véritable collusion de la profession avec les instances du pouvoir. Émile Aillaud, lorsqu’il parlait de la Grande Borne, sans doute son opus magnum, avait d’ailleurs des accents très similaires, le tout enrobé d’une poétique bien plus baroque et moins mathématique mais empreinte du même paternalisme condescendant à l’égard les hordes à loger. Mais l’image est bien plus sombre dans son aspect totalisant, car comme nous le promet le député-maire le jour de l’inauguration en fanfare de Vermeil, c’est l’ensemble de l’existence humaine qui doit être prise en charge et s’épanouir dans le cadre harmonieux de la nouvelle cité: de la crèche à l’université, de l’usine à la maison de retraite, le contrôle des masses est omniprésent à tous les niveaux et n’est conçu que dans le but de servir les intérêts du capitalisme et de la classe dominante qu'il maintient au pouvoir. Ce système de contrôle par les différentes instances étatiques (l'Appareil Idéologique d'État d'Althusser, théorisé à la même époque) se heurte cependant à la résistance des casseurs de la décharge (le terme de 'casseur’ étant dans le contexte de violence politique de l’époque très fortement connoté) qui lutteront jusque dans un rodéo mortel contre l’éviction. Ce sont eux, blousons noirs crasseux et seigneurs de la ferraille, les véritables agents d’émancipation, irréductibles et au potentiel destructeur total, contrairement aux ouvriers, esclaves des cadences infernales et récupérés par l’appareil bureaucratique syndical, avec lesquels éclatent régulièrement des rixes au troquet - ainsi d’ailleurs qu’avec les immigrés portugais, car les loulous sont de leur propre aveu "aussi un peu racistes“.
C’est d’ailleurs à eux que l’on doit les scènes les plus spectaculaires du film, comme ce rodéo sauvage dans les terrains vagues, sorte de ski nautique sur capots désossés trainé par des vieilles bagnoles sans toit: en bande originale, La Décharge de Claude Nougaro, titre lui aussi complètement oublié mais féroce dans sa force percussive et ses incantations tribales; en arrière-fond la cité du Mont-Mesly, opaque et hiératique dans son ordonnancement monochrome, sorte de muraille irrélle dans la lumière grise du matin et réapparaissant à chaque retour de caméra dans un tournoiement d’une élégance époustouflante (l'effet dramatique du lieu est tel qu'Alain Corneau y tournera aussi Série Noire quelques années plus tard). Ou bien encore la course poursuite de nuit sur le parking de 'Créteil Soleil', tout juste inauguré, où Fiona, en mini-jupe et sautillant sur ses hauts talons comme une gazelle prise dans les phares, se fait coller par la bagnole de Mario au milieu des chariots - le fantasme trouble de la proie traquée de nuit dans les bois -, et c'est bien la découverte d'un cadavre de femme dans le terrain vague (un meurtre commandité par les autorités) qui précipitera l'expropriation de la communauté indésirable. Et même s’il y a ça et là dans le film des moments drôles et incisifs (certaines scènes familiales dans la cité de transit sont à la limite du surréaliste), La Ville-Bidon laisse quand elle s’éteint un goût très amer. Elle aurait dû le faire dès sa sortie si l’on s’était donné la peine de regarder, puis toujours un peu plus au fil des années au fur et à mesure de la désintégration qu’elle laissait entrevoir pour aujourd’hui ne plus donner que l’envie de vomir. On ne peut alors que prendre la mesure du désastre présent et du degré d’inaction et d’impéritie auquel est réduite la France quand il s’agit de penser les notions d’identité et de communauté nationales. Le pourrissement, sporadiquement accompagné de poussées hystériques sur la menace que ferait peser l’immigré sur la sécurité intérieure, a réellement été la seule attitude adoptée par un pouvoir intellectuellement démuni face à ces questions - l’énorme farce régressive du débat sur l’identité nationale étant l’exemple le plus stupéfiant de son impuissance tétanisée. Ce n’en est que plus évident aujourd’hui à l’heure d’une xénophobie affichée sans scrupules, d’une escalade sans fin dans l’ultra-sécuritaire et d’une brutalisation sociale généralisée qui semble être la seule réponse d’un gouvernement aux abois, sans culture ni conscience historiques: aucune volonté d’examen collectif du passé colonial français dont l’héritage explique largement l’infériorisation des populations d’origine étrangère et le déni de leur appartenance à la collectivité par un encerclement policier permanent; aucune réflexion sur la relégation spatiale qui en est le corollaire, l’exclusion de la vie civique et la stigmatisation des couches populaires les plus fragilisées, ou sur la ville envisagée comme lieu multiple et intégrateur - seule compte une action virile immédiate, le reste n’est qu’argutie de gauchiste déphasé, et tant pis si on finit dans la pire des jungles. La Ville-Bidon contemple du haut de son tas de gravats le gouffre qui s’ouvre lentement, les fractures d’une société qu’une droite revanchiste et réactionnaire divise toujours un peu plus entre bon citoyens et 'voyous’, un pays malade de ses marginalisations démultipliées à l’infini dans la psychose d’un palais des glaces implosé.
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