Saviour Machine
7 juin 2006: le Vatican s’érige une nouvelle fois contre la reconnaissance civile des unions homosexuelles. Le conseil pontifical pour la famille a en effet réaffirmé son hostilité à l’encontre d’unions 'insolites' qui selon lui sont autant de signes de 'l’éclipse de Dieu'. Alors que le terme d’insolite pouvait porter à sourire de l’ignorance crasse de vieux cons sans aucune prise sur la nature humaine, la métaphore de l’éclipse eut en moi une toute autre résonance. Dans sa flamboyance claquante la formule ne manquait pas de panache, et je trouvais cela à la limite flatteur de me voir érigé en enjeu quasi métaphysique. Jusqu’à ce qu’une promenade hier soir dans le centre de Cologne fasse cesser la rigolade. La soirée était douce, les rues pleines de promeneurs et je m’étais arrêté sur une petite place ombragée bordée de cafés. Le lieu était nommé Jean-Claude-Letist-Platz, ce qui me surprit autant par la longueur du nom que par le fait qu’il s’agissait d’un Français totalement inconnu. La plaque de dédicace présentait Jean-Claude Letist comme un activiste impliqué dans la vie gay et lesbienne de la ville et dont la contribution majeure fut son dévouement envers les malades du sida afin de rompre leur isolement social. Que les édiles de Cologne aient voulu témoigner leur gratitude en nommant ainsi une petite place anodine et ensoleillée, où la vie de tous les jours suit tranquillement son cours, m’a énormément ému et rempli d’admiration pour une ville où ce genre de chose va de soi. Ce qui me rappela immédiatement l'image de l’éclipse éructé des profondeurs caverneuses du Vatican, dont la cruauté me parut d’autant plus sinistre et obscène. Rien de nouveau donc sur le catholicisme institutionnel, arnaque intellectuelle inhumaine et mortifère qui continue de distiller son poison en un immense désastre ancestral.
Aujourd'hui le Pape est arrivé à Berlin pour un voyage officiel de trois jours dans son beau pays. Une contre-manifestation est cet après-midi partie de Potsdamer Platz après son intervention dans l'enceinte même du Bundestag - en l'absence d'une partie des députés de gauche qui protestaient contre ce mélange des genres pas très sain. On imagine aussi le peu de sympathie qu'inspire une figure incarnant à elle seule une forme de réaction glaçante et terrifiée par l'humanité désirante, et qui n'hésite pas à tendre la main aux franges les plus délirantes de l'intégrisme catholique. C'est bien le même Benoît XVI qui il y a quelques années qualifiait l'homosexualité d''éclipse de Dieu', ce qui à l'époque m'avait paru assez fantastique d'adresse stylistique. On ne peut en tout cas pas lui nier le sens de la formule qui tue.
Il y a quelques jours à Buffalo, Upstate New York, un adolescent de 14 ans, Jamey Rodemeyer, mettait fin à ses jours pour ne plus endurer les insultes et intimidations homophobes (une grande partie étant proférées anonymement via Internet) dont il était constamment la cible à l'école. Malgré le soutien de sa famille et le recours à un psychothérapeute - chose en soi assez rare tant la honte d'être victimisé par ses pairs pousserait davantage à un reflexe de silence et de repli - les nerfs ont lâché et la peur, celle qui monte du ventre, se répand dans les membres et liquéfie le corps à tel point qu'il en reste sans force et hébété, a snow storm freezing your brain, l'aura foudroyé dans son être et poussé à l'irrémédiable. Propulsé loin du monde familier et réconfortant de l'enfance, plein à en devenir fou d'une terreur ravalée pour garder bonne figure face aux autres qui voient tout mais ne disent rien, Jamey trouvait sa force en Lady Gaga. Ses quelques messages postés sur le Net avant sa mort rendent hommage à celle qu'il décrit comme son inspiration, celle qui l'aidait à tenir le coup au jour le jour - quelques minutes de fluff synthétique faisant toute la différence entre la vie et la mort. D'autres en d'autres temps s'en sortaient avec Donna Summer, ou Madonna. Moi j'avais eu Bowie et ses mutations surhumaines de dandy, l'exact envers d'un monde trivial à vomir. C'est sans doute là ce que la pop, dans son immédiateté, son immense pouvoir de suggestion et sa capacité à transporter loin des contingences d'une vie honnie, peut accomplir de plus noble et en cela surpasse les autres formes artistiques - donner aux queer kids de toutes les périphéries (au sens le plus large du terme) la simple force de résister. Pourtant la Gaga n'aura pas suffi pour qu'il reste et qu'à quatorze ans il n'ait pas vécu si intimement avec l'idée affreusement adulte du suicide. Dans ses dernières vidéos il est d'une lucidité ahurissante sur sa situation tout en réussissant quand même à faire le beau gosse (la main langoureusement passée dans les cheveux, je connais) pour s'adresser à son idole. Nul doute qu'il aurait fini par quitter Buffalo, ville générique et frontalière, pour gagner comme beaucoup avant lui New York City où Queen Gaga rayonne de tous ses feux sur l'East Village... La mort de Jamey Rodemeyer a horrifié les États-Unis tout comme celle il y a des années de Matthew Shepard, attaché à un grillage et écorché vif dans un trou du Wyoming. Pour ces deux noms parvenus à la conscience collective combien d'autres dont on n'a jamais rien su, vaporisés dans un néant médiatique et donc sans réalité? Est-ce à dire que ces disparitions auraient été dans l'opinion publique indifférentes et, selon des mécanismes de hiérarchisation des vies (en fonction de facteurs de race, de classe sociale ou de genre par exemple), ne méritaient pas qu'on en fasse état? Cela n'ôte bien sûr rien à cette tragédie individuelle derrière laquelle se profilent des milliers d'autres invisibilisées.
Aujourd'hui au Bundestag Benoît XVI a administré devant une assistance qui n'osait piper mot l'un de ses tours de force théologiques dont en parfait gardien du dogme il a le secret. Une sophistication philosophique dont on le crédite souvent mais évoluant à des années-lumière de la religiosité frelatée et violente dans laquelle marine une grande partie de ses ouailles, sans compter celles qui par milliers sont vouées à une mort certaine pour cause de dénonciation du préservatif par un homme qui est censé les aimer. Parmi les insultes récurrentes à l'encontre de Jamey Rodemeyer, celle, primaire et graphiquement infantile, de finir en enfer parce que gay semble l'avoir particulièrement ébranlé. L'idée évidente et maintes fois assénée que le monde serait plus vivable sans lui. C'est à présent chose faite. L'éclipse totale.
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