Schnaps Hazard
"Bad taste is real taste, of course,
and good taste is the residue of someone else's privilege."
(Dave Hickey, Air Guitar: Essays on Art & Democracy)
Comme chaque année Alexanderplatz est depuis quelques semaines envahie de Weihnachtsmärkte. Et ce n'est jamais une mince affaire, dans l'avalanche d'effets spéciaux évoquant la magie des Noëls d'antan et le village labyrinthique de cahutes à colombages et de chalets alpins. Ce marché-ci pourrait gentiment être qualifié de 'populaire', par opposition à Gendarmenmarkt, plus policé et opulent dans son écrin baroque, ou Sophienstraße et ses stands bio plus en phase avec les goûts dominants de cette partie de Mitte/Prenzlauer Berg. Mais sur l'Alex on ne fait pas les choses à moitié comme le prouve l'incroyable folie pyramidale trônant en plein milieu, sorte de superstructure occupée à l'étage par un énorme Kneipe et coiffée d'un clocher en pièce montée où défilent les figures brinquebalantes de la Nativité. L'ensemble est majestueusement surplombé d'une hélice d'hélicoptère géante en rotation, qui donne l'impression bizarre que tout ce petit monde va subitement décoller de la place. Le spectacle serait même assez saisissant avec l'austérité monochrome des blocs de Behrens en arrière-fond, d'une abstraction hautaine face au délire ambiant, si bien qu'on se demande comment une telle débauche visuelle peut encore être possible en Allemagne près d'un siècle après la création du Bauhaus - un Noël revu et corrigé par Gropius et Mies, ça ça aurait eu de la gueule. L'être humain serait-il donc naturellement disposé à l'accumulation ornementale et à un refus instinctif de l'idéal moderniste, illumination réservée à une élite de cérébraux coincés du cul et imposant au monde leurs normes esthétiques bourgeoises?
C'est tard dans la nuit que le marché, maintenant déserté par les foules de shoppers, prend une dimension plus inquiétante. Alors que la superstructure tourne dans tous les sens et brille de ses mille feux, des groupes de fêtards débordent des pubs caverneux et trinquent dans de grands éclats de rire gutturaux. Des vigiles en uniforme noir et béret de milicien vissé sur le crâne inspectent les allées pour prévenir tout débordement et l'intrusion d'éléments indésirables (et nécessairement marginaux) qui pourraient gâcher les réjouissances - ce qui sur l'Alex est une possibilité bien réelle - alors que des patrouilles de police passent en trombe tous feux éteints autour de la place. L'illusion de la douceur de Noël et de la bienveillance humaine est sous-tendue par un dispositif sécuritaire massif dans la perpétuation d'un ordre familialiste que rien ne doit venir troubler dans son auto-célébration. La démarcation est ainsi nettement tracée entre ceux dotés du droit d'occuper cet espace (d'une apparence non-suspecte, prêts à consommer) et les 'autres' qui doivent être tenus à bonne distance dans ce qu'ils ont d'irrémédiablement queer. Mais aucune limite n'est si étanche comme le prouve le cas du mystérieux empoisonneur en costard de Père Noël qui plonge depuis quelques jours tous les marchés berlinois dans la psychose (et surnommé dans la presse der Giftschnapsmixer car il offre des verres de vin chaud aux promeneurs sans méfiance). Treize personnes ont ainsi été prises de malaise et ont dû être hospitalisées. Quel monde pourri... Mais tout n'est peut-être pas si sombre. Parfois un jeune couple tiré à quatre épingles que j'imagine venu des grands ensembles périphériques de Lichtenberg ou Marzahn s'attarde devant un stand d'attractions, lui avec ses Airmax neuves et immaculées, elle fraîchement teinte en noir-corbeau et toute de rose pâle vêtue. Peut-être voulaient-ils en faire une occasion spéciale, comme une sortie au bal. Une fête foraine gigantesque est en effet installée à quelques pas de là, derrière le centre commercial d'Alexa. Lui offre une peluche à sa copine qui semble ravie. Je pense aux fairgrounds de Rusholme Ruffians, ces histoires immémoriales de boy meets girl, un geste d'amour vieux comme le monde. Je les regarde s'amuser du jouet dans un mélange de désir et de déréliction, seul dans la noirceur néfaste du village lilliputien.
Mais c'est l'autre marché du quartier, implanté un peu plus loin face au Rotes Rathaus, que je préfère. Certes la reconstitution en grands panneaux de carton d'une Gasse d'avant-guerre avec ses maisons basses et ses petits commerces - vraisemblablement des façades du Mitte historique d'avant les bombardements - y est pour beaucoup. Loin des extravagances bavaro-tyroliennes de l'Alex cette partie-ci tenterait plutôt de jouer la carte intimiste et nostalgique d'un Berlin révolu et 'typique', celui-là même décrit dans Berlin Alexanderplatz - ce qui fait aussi un malheur auprès des shoppers de Noël qui se pressent aux échoppes d'artisanat 'traditionnel'. Ce trompe-l'œil primaire, plus décor de Far West que Königstrasse, pourrait en fait être plus proche de l'avenir qu'on ne le pense. Cela fait des années que les plans de redéveloppement se succèdent dans le Marienviertel, actuellement une immense étendue verte pelée où se nichait encore récemment le Marx-Engels-Forum avant que les travaux de prolongement de l'U5 ne poussent les deux penseurs sur le bord de la route comme des malpropres. C'est que l'endroit est éminemment stratégique pour les intégristes de la Kritische Rekonstruktion qui, fidèles à leur projet de whitewashing mémoriel, y verraient bien une reconstitution - même fantaisiste - de l'Altstadt médiévale Kaliningrad-style, sans compter les convoitises financières qu'un site aussi central et symbolique ne manquerait d'éveiller. C'est qu'après la destruction du Palast la voie était libre pour les ambitions les plus folles, à commencer par celles d'une municipalité rêvant de glitz et de prestige international. Seul le récent projet de Graft a eu le cran de submerger l'endroit et d'en finir une bonne fois pour toutes.
Lorsque la formule 'Arm aber Sexy' fut lancée il y a quelques années par un Klaus Wovereit tout grisé de son audace, l'émoi fut général. Rien ne semblait mieux décrire la vérité intime de cette ville que ces mots, et nous étions tous fiers de participer d'une façon ou d'une autre à cette sexiness collective - du moins ceux d'entre nous assez privilégiés économiquement pour se le permettre - à tel point que le slogan devint un temps l'argument marketing choc pour vendre Berlin à la jeunesse étrangère, la fameuse génération des Easyjetsetters. Mais que ce temps est lointain et que Wovi doit maintenant regretter ce moment d'égarement. Finis la rigolade, la capitale de bric et de broc et les squats, Berlin veut tenir la dragée haute à New York, Londres et Paris, et pour cela rien de tel qu'une bonne vieille politique réactionnaire de laissez-faire d'essence néo-libérale (dépeçage et vente au rabais de biens publics, une gentrification cinglante laissant sur le carreau une partie toujours plus grande de la population, création de business parks dans l'espoir d'attirer les multinationales comme toute la portion située au nord de Hauptbahnhof). Ces phénomènes concomitants ont pour seule finalité la normalisation de l'espace urbain dont l'indétermination mouvante et les fractures/diffractions ont longtemps été la marque de fabrique de Berlin, laboratoire alternatif des modernités. Il est donc approprié que le point culminant de cette entreprise de re-cohérence narrative soit la recréation du Schloß des Hohenzollern dont l'aspect final reste encore incertain, même s'il est acquis que le pastiche baroque ne couvrira que trois côtés de la façade. Il est vrai que la chantilly coûte cher et il n'est même pas dit qu'une coupole vienne couronner le chef-d'œuvre, qui ne se résumerait alors à guère plus qu'une grosse caserne prussienne. Et ce n'est pas la Humboldt-Box, ce petit objet très vulgaire essayant désepérément d'être cool dans son déconstructivisme super fashion qui nous fera oublier que ce projet - qui fera de nous la risée du monde - n'est que le wet dream d'une poignée de nostalgiques de l'ère aristocratique dont le pouvoir d'influence est manifestement assez étendu parmi les élites pour pétrifier le cœur de cette ville dans une rémanence d'autoritarisme, de bellicisme et d'impérialisme européens. Un peu cher payé pour un décor de Noël.
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