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29 March 2012

Berlin loves you not

Murals @ Cuvrystrasse, Kreuzberg

À Kreuzberg-Friedrichshain, cette entité administrative créée il y a quelques années lors de la refonte des Bezirke de la capitale, l’esprit de résistance qui a longtemps fait la fierté de cette ville a de nouveau marqué un point. Dernière cible en date: le BMW Guggenheim Lab, non pas une collaboration inattendue entre le constructeur de Munich, la prestigieuse institution muséale et un club très prisé d’une certaine frange de la communauté gay berlinoise, mais un projet de consultation expérimental au rayonnement international. Sur une durée de six ans trois structures nommées ‘Labs’ doivent en effet parcourir la terre entière, telles des modules nomades se posant élégamment dans neuf métropoles triées sur le volet et au sein desquelles débats, conférences et toutes sortes d’interventions 'interdisciplinaires' se proposent de formuler de façon transversale des solutions aux problèmes et défis - urbanistiques, technologiques, écologiques - posés à nos grands centres urbains globaux dans un contexte de crise généralisée. En somme un think tank très rock ‘n’ roll, un incubateur d’idées où de nouvelles voies d’investigation sont ouvertes et explorées en étroite synergie avec les communautés locales, comme le montre la dernière étape du périple dans l’East Village new-yorkais - quartier à l’avant-garde de beaucoup de choses et certainement très marqué socialement, nous y reviendrons. L’une de ces structures devait selon les prévisions atterrir parmi nous le 24 mai, plus précisément au milieu du terrain vague de la Cuvrystrasse en plein Kreuzberg, immense Baulücke en bord de Spree à deux pas de l’Oberbaumbrücke et du Watergate, et dont on imagine qu’il représente de par sa situation l’ultime wet dream de tout promoteur immobilier.

J’avoue que j’aime beaucoup cette idée de structures migrantes, démontables et remontables à volonté, qui parcourent la planète comme de beaux insectes futuristes et viennent rendre visite aux terriens ébaudits, leur apprennent des choses incroyables et magiques, pour repartir en silence quelques semaines plus tard. C’est d’une poésie rare, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’une institution aussi classe que le Guggenheim. Seulement Kreuzberg est sans doute plus dur à dompter que l’East Village et il semble que la mission civilisatrice soit gravement compromise après que des groupes autonomes locaux ont menacé de mettre à mal la structure qui dans sa légèreté aérienne n’aurait pas tenu longtemps après quelques bons coups de massue. Le risque d’attaque est en tout cas pris très au sérieux par les organisateurs (et surtout le sponsor) qui ont préféré renoncer purement et simplement au site. Des emplacements alternatifs ont par la suite été avancés, de Prenzlauer Berg à Lichtenberg, ce dernier n’étant pas vraiment habitué au glamour raréfié de ce type d’événement, ce qui en fait pour cette raison une proposition intéressante. Il est vrai qu’à part la récente vague de feux de poussettes Prenzlauer Berg représente un lieu sûr et relativement à l’abri d’un coup de poing de l’ultra-gauche, qui ne se dérange même plus: on imagine sans mal le Lab perché délicatement sur le Pfefferberg (lieu originellement retenu pour le projet et à présent reconsidéré), entre bureaux de jeunes architectes en vogue et le très distingué Institute for Cultural Inquiry (ICI). Certes, on se retrouverait entre gens de bonne compagnie mais dans l’hermétisation d’un espace qui se voulait ouvert sur le monde l’opération aurait-elle encore une quelconque raison d’être?

Cela fait un certain temps que le torchon brûle des deux côtés de la Spree, dans un climat de plus en plus tendu où le mot ‘gentrification’ - concept longtemps associé à ces métropoles occidentales intimement intégrées aux flux et circuits du capitalisme global, excluant donc dans une large mesure Berlin - est devenu omniprésent, où les évictions de squats historiques donnent lieu à de véritables batailles rangées, où des communautés se trouvent disloquées du fait d’une augmentation sans précédent des loyers, où un ressentiment croissant envers l'afflux de touristes dans Kreuzkölln (surtout de jeunes hipsters friqués) suscite des réactions pas toujours très heureuses (voir l'action 'Hilfe, die Touristen kommen' des Verts lors des dernières élections locales). Les préoccupations sont réelles et urgentes, et là où d’autres villes ont depuis longtemps capitulé, Berlin semble vouloir prouver qu'une mobilisation soutenue comme celle déployée contre Mediaspree peut avoir des résultats retentissants et proposer des alternatives bénéfiques à l'ensemble de la population. En l'absence d'une quelconque intervention publique pour contrer l'envolée des loyers et lorsqu'un laissez-faire d'essence néo-libérale se substitue à toute poltique urbaine, l'action directe et citoyenne semble être la seule voie restante... Mais le Guggenheim Lab? Premièrement, il est évident que l'apposition du nom de BMW à l'événement a été très mal perçue, l'irruption d'un Konzern d'envergure internationale (et polluant) dans ce qui se présente comme un forum inclusif et soucieux de l'avenir de la collectivité décrédibilisant d'emblée de telles prétentions. Car même sous couvert de mécénat engagé et désintéressé ce sont les impératifs du financier qui primeront encore et toujours.

Ensuite, il est ridicule d’affirmer, comme il a été rapporté dans la presse, que le Lab, structure éphémère vouée à se volatiliser comme elle est venue, aurait à lui tout seul contribué à renforcer l'attractivité de Kreuzberg - et donc à la flambée de l'immobilier -, ce qui en soi justifierait une menace d'action violente. Des voix se sont élévées (dont le maire Grün de Kreuzberg-Friedrichshain) pour condamner le chantage exercé par quelques groupuscules radicaux semant leur terreur au mépris de l'esprit de tolérance incarné par Berlin. On peut effectivement imaginer que prendre la construction pour cible avec trois pots de peinture n'aurait pas changé grand-chose à un mouvement de fond aux causes complexes et aggravé par un manque d'intérêt flagrant des pouvoirs publics. Mais face à l'abandon précipité du site de Cuvrystrasse et au déménagement probable vers Prenzlauer Berg, dans un milieu socio-économique bien plus homogène (entendre privilégié) et friand de ce type de manifestations érudites*, on ne peut que regretter une occasion perdue de réappropriation urbaine et de prise de parole. Situé là où il l'était, visible et aisément accessible aux communautés locales, le Lab synthétisait des enjeux de pouvoir considérables en tant que site de friction et de confrontation des vécus. Un détournement activiste grassroots aurait pu tirer profit de l'infrastructure transformée en lieu de transfert et de circulation de savoirs où précisément ces problématiques (gentrification, ségrégation sociale, invisibilisation) auraient pu être articulées, disséminées et donc amplifiées. Le Guggenheim Lab (sans BMW, ça va sans dire), loin d'être le conservatoire d'un discours scripté à l'avance, se prêtait à des détournements inédits, lieu de diffraction d'une multiplicité d'optiques et de subjectivités, de contestation d'un type de pensée hégémonique (académique, middle-class) dont les mécanismes d'exclusion propres à une société élitiste auraient pu être clairement exposés. Une stratégie de reprise de contrôle salutaire à l'opposé de gesticulations ennuyeuses et d'identités figées.

 

*Dans un développement assez stupéfiant, une opposition à la venue de la structure mobile s'organiserait même à Prenzlauer Berg. Craint-on des allées et venues continuelles autour du Lab et les troubles du sommeil qu'elles ne manqueraient de causer?

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