Cruel and Tender
"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"
Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.
C'est au carrefour de la gare de Choisy, un foutoir de dalles et de passerelles grouillant de monde, qu'il est monté. Même de l'autre bout du bus sa silhouette ne trompait pas: casquette Nike rabaissée sur le front, un polo de coton blanc, survêt bleu marine tombant sur une paire de Rekins. Il n'y avait presque personne à l'arrière et il s'est assis à ma hauteur de l'autre côté du passage. Il était assez carré, devait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Il s'est mis à regarder distraitement la rue défiler de l'autre côté, les mains reposant mollement sur les genoux. Son survêt tendu laissait deviner des cuisses fermes et j'imaginais qu'il devait vraiment sentir à l'entrejambe, de cette forte odeur de pisse des mecs qui ne prennent pas la peine de s'égoutter la bite et qui au contact du synthétique dégage massivement. La tension ne cessait de monter au fur et à mesure de la progression vers le Périphérique: sitôt arrivé, sitôt le kiff, je me doutais bien qu'il n'y aurait ici aucun répit. Encombré de bagages et de gadgets électroniques accrochés à moi je me sentais étranger au déroulement naturel de la vie, presque voyeur d'une réalité que j'avais dans le passé tant exécrée. Le même regret commençait à me gagner, celui depuis longtemps associé à Paris. J'étais parti sans avertir personne, m'étais volontairement extrait d'un monde dans un amour encore plein et jamais tari malgré mes affirmations forcenées du contraire. Ses Rekins crades étaient blanches à bandes rouges, une combinaison assez rare, pensais-je. De temps à autre ses chaussettes d'un blanc grisâtre dépassaient des pompes, cette jonction fragile et infiniment excitante des chevilles de mecs à la terminaison du mollet. Je ne pouvais détourner le regard, mais de cette façon apprise et parfaite avec le temps, sorte d'instinct d'auto-invisibilisation dans un mouvement d'yeux aléatoire qui donne l'impression de glisser sur son objet tout en s'y attardant dans un air fermé et indifférent.
Le bus traversait un grand rond-point dominé par le bel object sculptural et ample du MacVal, espace d'art contemporain posé en pleine Ceinture Rouge. J'imaginais les cris d'orfraie poussés des salons parisiens à l'idée d'implanter des collections précieuses au cœur d'une cité de banlieue: “Ils vont y foutre le feu, autant donner de la confiture à des cochons - et d'abord comment on y va, à Vitry?”... Il ne paraissait pas m’avoir remarqué, ce qui me semblait être dans l'ordre des choses. Après tout je n'étais en rien son égal, harnaché de mon rôle de cosmopolite désirant, sans la connaissance intime du lieu dont lui jouissait. Puis à un arrêt de feu rouge il se détendit les jambes et se déchaussa partiellement. Les chaussettes étaient plus daubantes qu'elles ne l'avaient d'abord paru, bien crades sur l'arc des orteils et aux talons. Il passa la jambe gauche par-dessus l'autre et m'exposa son panard qui m'atteignait presque. Des ruines de vieux faubourgs passaient à présent, éclaboussées de la lumière rougeoyante du soir, le paysage se durcissait davantage à l'approche de Paris qui semblait étrangement ne jamais devoir arriver. Je pensais au moment où il descendrait, me laissant là tout juste débarqué de l'aéroport, attendu en ville mais crevant de prendre n'importe quelle voie transversale pour renaître à ce lieu. Des amourettes de transports en commun j'en connaissais encore, les regards à la dérobée, le plaisir bref et effervescent de me demander ce qu'il adviendrait si j'avais la fantaisie de rater mon arrêt. Il se leva brusquement et en passant me cogna le genou du poing. Mon cœur s’emballa subitement et collé à mon siège je sentai en une fraction de seconde toutes les vieilles terreurs remonter: j'étais vulnérable, exposé dans une ville étrangère et de toute façon trop âgé pour un mec comme lui. Puis plus rien ne fit sens dans mon cerveau, comme un brouillage d'images pétrifiées. À la descente l'espace autour de moi me parut vertigineux dans sa dilatation soudaine. Lui se tenait à quelques mètres, il avait des yeux noirs surmontés de sourcils arqués qui lui donnaient un air de cogneur.
- Ça va?
- Ouais, un peu crevé. Je viens d'Orly.
- T'es venu d'où?
- Berlin. Juste pour le week-end. Pour visiter des potes...
- À Paris, dans le coin?
- Oui, enfin on est tous d'ici. Ça fait longtemps mais on ne s'est jamais perdus de vue...
Nous longeons une rue quelconque bordée de constructions basses. Je ne connais pas Ivry, j'y passais juste en train les jours de fac. Jamais il ne me serait venu à l'esprit de m'y arrêter, j'adhérais sans réserves à la version commune voyant la banlieue comme une auréole d'abjection enserrant Paris. Je me sens de plus en plus nerveux de me trouver en terrain inconnu, d'autant que lui, à quelques pas devant moi, me calcule à peine. Puis il se retourne et me jette un regard en biais:
- Je t'ai repéré dans le bus dès que je suis monté.
- Ouais, moi aussi.
- Elles viennent d'où tes Rekins? Je les ai jamais vues en bleu comme ça.
- Euh, Milan...
Berlin, Milan, Paris. Je me sens maintenant dans la peau d'un jet-setter kiffeur de caillera qui vient se faire des frissons dans le neuf-quatre. J'ai peur qu'il ne se mette à penser exactement la même chose et me vient l'envie urgente de lui dire que ces endroits, moi aussi je les connais pour y avoir grandi, que comme lui j'ai une histoire ici. Mais je me ravise aussitôt, craignant de m'embrouiller dans des explications vaseuses, et commence à trouver la route un peu longue. Sur le côté j'aperçois le complexe d'immeubles de Renaudie, que je n'avais jamais vu. Dans ses embriquements compliqués de ziggourats éclatées je ne le trouve pas si mal préservé avec ses avalanches de verdure tombant des terrasses, le béton brut étant juste ce qu’il faut dégueulassé, les longues trainées de crasse coulant de balcons acérés comme des éperons. Dans son aspect rabiboché à la peinture blanche il me rappelle le Brunswick Centre de Londres.
- C'est là, lâche-t-il en désignant une entrée au bout d'un couloir étroit.
C'est un appartement comme j’en ai vus auparavant, d’hommes seuls arrachés de leur famille, peu meublé et tapissé d’un papier gaufré jaune soleil. Quelques bibelots reposent dans les vitrines du buffet massif et je me demande quels vestiges d’appartenance antérieure un mec si jeune peut déjà avoir envie de mettre sous verre. D'un côté un séchoir prend tout un coin du salon, chargé rangée après rangée de caleçons et de paires de chaussettes. Mais c’est un écran télé oblong et d’un noir brillant trônant sous la fenêtre qui est le point focal de la pièce. À son pied, quelques DVDs empilés et des boîtiers vides. Sans tarder il se baisse vers le lecteur qu’il met en marche. Son froc de survêt glisse du même coup et lui dévoile tout le haut du cul, musclé et densément poilu. Il s'attarde à sa machine et je sais qu’il le fait exprès pour me chauffer. Sur l’écran plat apparaît aussitôt une image tremblante aux couleurs saturées, mal réglée, un porno qui à première vue m’a tout l’air de venir de Floride, un rien daté avec des blonds bodybuildés aux corps roses intégralement rasés. Les deux s’emmanchent déjà dans des glapissements stridents de puceaux lorsqu’il me lance:
- Tu kiffes ça?
J’en reste interdit, m’étant tout juste délesté de mes bagages et n’osant lui avouer que je l'aurais davantage imaginé mater des vieux 'Wesh Cousin' qu'un nanar pareil. C'est que dans cette quête de l'authentique, tout doit concorder, un système érotique et esthétique s'inscrivant dans une subversion plus générale des structures de domination. C'en est presque une question politique, l'exigence de voir la banlieue s'armer d'une voix par le porno et se réapproprier des identités et pratiques sexuelles vampirisées par le regard exoticisant de réalisateurs (blancs) ayant depuis toujours fait main basse sur l'industrie de l'ethnique. Ces pensées pieuses m'accaparent longuement et je dois tout ce temps prendre un air particulièrement niais puisqu'il me fixe en haussant les sourcils dans une mimique d'intense questionnement.
- Dis donc, t'es pas très causant. J'te fais peur ou quoi?
- Non, c'est... C'est me retrouver là comme ça. Je sais pas...
- Une grosse queue juteuse, c'est bien pour ça que t'es venu, non? Que tu m'as suivi jusque là comme un petit bâtard? L'odeur de mon zgeg...
C'est alors qu'il se redresse et me baisse son fute dans la gueule. Il ne bande pas mais la bite est large et trapue, elle pend comme une masse contre la poche humide du slip. Une forte odeur de couilles s'en échappe, de gros sac déjà bien plein jaillissant d'une épaisseur de poils noirs et drus. Je lui renifle la touffe, inspire avidement ses relents âcres de garçon mal lavé, il voit que ça me plaît. Son gland grossit à vue d'œil.
- Vas-y, lèche bien en dessous, vers le cul. Ça refoule bien, hein? T'aimes ça?...
L'épaisseur des poils se colle en stries à chaque passage de ma langue. Je gagne l'anus, qui me paraît chaud et glissant dans sa béance. Je sens mes muscles se relâcher dans la montée d'un désir concentré totalement sur son trou, prenant soudain conscience de l'énormité de ce qui se passe, à poil avec seulement mes Rekins en train de bouffer le cul d'un laskar cueilli dans le bus, son corps en véhiculant d'autres, la ville même. C'est tellement bandant que j'ai peur de gicler trop vite dans une excitation que je ne parviendrais pas à contrôler. Je sens que j'ai affaire à un salaud de première, prêt à aller loin dans n'importe quel trip crade. Il m'aspire dans son cul en contractant et desserrant successivement l'anneau qui m'enserre la langue. J'ai un goût lointain de merde dans la bouche, m'enfonce toujours un peu plus, heureux dans une intimité que je voudrais illimitée. J'y suis bien. À son tour il me badigeonne le cul d'un gel froid qui me pique et me travaille les sphincters avec un puis deux doigts. Ses couilles bien lourdes me balancent sous le nez dans un mouvement régulier, je lui caresse distraitement les mollets et les chevilles sous les chaussettes. La peau des talons est dure et âpre.
- Tu veux que je te bourre?
- Non, pas là...
- Pourquoi, t'es pas propre?
- ... Je... enfin, j'ai pas l'habitude.
- Putain, on est bien barrés là. Une tepu qui veut pas se faire niquer, c'est quoi ce délire?
Il se redresse instantanément et en soupirant balance de l'autre côté de la pièce la capote encore empaquetée qu'il venait de sortir de dessous le canapé-lit. Je pense qu'il va me jeter d'une seconde à l'autre, débande dans l'anticipation de devoir quitter l'appartement. Je lui caresse le pied, large et ferme. Sa plasticité parfaite et pleine, le galbe de la plante me fascinent totalement. Je me demande comment il est possible d'avoir grandi de cette façon, moi qui dans ma forme ai souvent l'impression de n'être jamais absolument sorti d'un état d'incomplétude. Je le porte vers mon cul et frotte les orteils en mouvements circulaires contre l'orifice lubrifié, m'excite bien avec le gros, puis les autres, les enfonce au maximum.
- C'est ça que tu veux? C'est vraiment ça ton kiff? Eh ben mec...
Il siffle en signe d'admiration, je suis content que ça l'impressionne. Un panard dans le cul, ça a de la gueule et c'est certainement plus original qu'une bite. Il a repris son air de salaud, parfait dans son rôle de bête de sexe prête à servir. Il me dilate le cul avec une force renouvelée, y passe quatre doigts qu'il enfonce d'un coup. Je contiens entièrement sa main, la regarde qui me fourre tout entier comme sa marionnette. Je crois avoir gagné son respect, il fera tout pour me faire jouir comme sa petite pute. Il se retire lentement, s'étend en prenant appui sur les coudes et relève la jambe pour me coller son pied énorme contre le nez, qu'il frotte de haut en bas plusieurs fois. Successivement il me défonce et me caresse la gueule avec, achève de défaire toute ma mise en scène, me déforme définitivement. Je débouche un flacon de poppers qui traîne dans le bordel du lit. À l'odeur il me paraît déjà rance, comme tourné, mais c'est assez pour me faire kiffer comme un sagouin. Le sang me monte aux tempes, je me décontracte et renversé en arrière fait entrer une bonne partie du pied jusqu'à la naissance du talon. Ses ongles sont trop longs et me font mal. Il le sort du cul béant et le réintroduit avec force, regarde mon trou élargi à son maximum à chaque coup de boutoir. Parfois aussi il y reste de longues secondes et le remue à l'intérieur, j'imagine sur le moment qu'il ne peut y avoir meilleur kiff que ça.
- Tu fais la pute comme ça à Berlin? Te faire troncher par des mecs que tu trouves dans le bus n'importe où, leur lécher les panards. Putain, je savais pas que ça existait des salopes comme ça...
Il se retire rapidement, le pied est gluant, je suis soulagé de n'y voir aucune trace de merde. Il se met à genoux et s'enfile sur la bite une chaussette qui traînait sur le lit. Elle est dégueulasse, tellement collante de crasse qu'elle en est d'un gris sombre, maculée par endroits de traînées jaunâtres. Sa pine paraît encore plus grosse avec la chaussette enroulée à sa base et l'extrémité qui pend lourdement.
- Vas-y pompe. Regarde, ça pend à mort comme un gros prépuce. Bouffe-le bien.
Je le tète consciencieusement et avec une grande application. Je suis un gentil garçon qui ne pense qu'a plaire à son maître, je cherche l'approbation de tous mes efforts dans son regard, un mouvement de bite plus appuyé. J'avale au maximum la chaussette dont le goût de pisse m'envahit la gorge, ses pieds, ses pompes dans des kilomètres de rues, les chiottes de gare, les branles de nuit dans les rames de RER, quand l'air de rien ils se matent la queue entre potes devant un porno, c'est tout ça que j'ai dans la bouche et que j'absorbe. Très vite je ne peux m'empêcher de juter abondamment en gros glaviots épais qui viennent s'écraser sur la couette bleue marine. Lui ne cherche même pas à prendre son pied et ramasse une serviette au sol qu'il me jette à la gueule sans cérémonie.
Nous restons assis en silence à la fenêtre perchés sur des tabourets. Il me fixe en tirant sur sa clope et exhale lentement la tête renversée en arrière. L'air doux du soir entre dans la pièce et fait tinter par intermittence des petits carillons pendus au plafond. Au loin un grondement continu, des bruits de chantiers ponctués du vacarme de carcasses entrechoquées. La voie ferrée est tout près, des lampes d'un blanc intense éclairent leurs abords du haut d'une rangée de pylônes. Sur l'horizon des lignes de lumières au sodium scintillent et dessinent sur les coteaux lointains des banlieues non identifiées, portant d'autres noms. Il me regarde d'un air à la fois inquisiteur et intrigué, les yeux légèrement plissés dans la fumée de cigarette.
- Tu veux manger un truc?
Il y a un moment que j'aime beaucoup sur le trajet en métro vers Créteil. Quelques stations après la Porte Dorée la rame sort du tunnel juste quelques secondes pour traverser la Marne à sa confluence avec la Seine. C'est la première apparition de la banlieue après Paris, une échappée d'espace soudaine au-dessus des eaux grises, l'excitation d'être à nouveau pris dans sa densité avant d'à nouveau m'engouffrer sous terre et refaire surface dans les secteurs institutionnels du chef-lieu. À chaque passage je suis frappé par l'état de dégradation avancé de ses quartiers modernes, des conglomérats de petits centres commerciaux miteux, de tours badigeonnées de rose-magnolia plantées sur des dalles délabrées comme les restes d'un grand rêve à présent terni qui n'aura pas résisté à l'épreuve du temps, un geste urbanistique aussi grandiloquent que creux dénoncé de façon prémonitoire dans La Ville-Bidon. Aux abords de la Préfecture c'est particulièrement saisissant, là où des projets autrefois dits de haut standing ont été réhabilités à l'arrache et ont pris des airs de semi-taudis. À la descente du métro il règne un calme étrange dans la cité, légère irréalité renforcée par l'ordre propret des compositions paysagères, un côté Tativille un peu vieillot inchangé depuis les années soixante. Une ambiance de dimanche mort enselevit les rues rectilignes qui mènent au sommet de la butte et aboutissent à l'esplanade centrale qui d'après les architectes de l'époque se voulait être l'incarnation contemporaine du 'forum antique'. C'est une manie très française que de recourir aux grandiosités de la culture classique pour donner un vernis inclusif et démocratique à des politiques spatiales reposant en vérité sur tout un système de ségrégations et d'ingénierie sociales. Et pour tout dire le 'forum antique' ne m'a jamais paru très fréquenté si ce n'est par quelques papys arabes en conversation sur un banc ou des groupes de jeunes mecs le traversant en vélo. Mais tout cela est sur le point de changer avec une opération de rénovation à grande échelle et l'ouverture prochaine d'une nouvelle médiathèque qui, avec ses volumes globuleux aux couleurs acidulées, semble emprunter plus d'un gimmick à la Peckham Library de Will Alsop.
Vue des balcons la place est en pleine mutation, certains blocs ayant partiellement pris leurs nouvelles couleurs. En fait il s'agit d'une modernisation très superficielle des installations et d'une remise au goût du jour suivant les modes esthétiques prévalentes, quand un projet comme la Tour Bois-le-Prêtre dans le XVIIème a poétiquement transfiguré un immeuble de la dernière médiocrité dans une chamarrure de lumières et de textures changeantes. Je contemple l'énorme cratère au cœur du chantier qui laisse mesurer l'ampleur de la transformation à venir, sens ma mémoire se désagréger encore un peu plus. La famille se décompose du fait de la maladie qui la gagne et bientôt il ne restera rien de ce que j'ai connu ici, mais je sais aussi que le déplorer équivaudrait à une nostalgie stérile qui ne retiendrait que moi à l'arrière d'un monde plusieurs fois retourné sur lui-même. Une médiathèque ultra-moderne rendra toute sa raison d'être civique à cette place, un lieu d'échange, d'illumination et, pourquoi pas, un outil de résistance. En anglais on a le mot agency, concept essentiel qui dénote toute possibilité d'action émancipatrice et d'auto-détermination politique. J'imagine la médiathèque comme un incubateur de toutes ces consciences, d'une jeunesse qui viendra y chercher des réponses absentes d'un discours public frelaté et fictif. Sur ce balcon je me promène depuis quarante ans, c'est un lieu final où je peux penser à ce pays, où plus que nulle part ailleurs la dérision de son mythe auto-perpétué est poignante, le refus forcené de son identité post-coloniale. J'ai peur d'une riposte violente de la réaction, me remémore les monologues d'ouvriers noirs et arabes dans le Week End de Godard anticipant la déchéance imminente de l'Occident. J'ai l'âge de ce film encore redoutablement contemporain. Je regarde les petits mecs foncer en moto à travers la place. Il sont beaux, habillés caillera comme j'aime. Ils viennent de se faire raser la tête, je le vois de mon point d'observation. Ils n'étaient pas encore nés quand je suis parti, ont toujours connu une république à l'histoire irréprochable qui les nomme 'immigrés de la troisième génération'. L'avenir est affreusement incertain, mais cette médiathèque sera bientôt là et je rêve qu'elle devienne leur arme de combat, appropriée et chérie. Dans l'âge qui avance je me sens le romantisme érotique d'un Genet soutenant les causes subalternes - et ça me laisse un peu songeur.
Je devais avoir dix-sept ans. Souvent le week-end nous venions leur rendre visite pour ces festins qui duraient des heures, les repas s'enchaînant imperceptiblement après un apéro qui à lui tout seul avait déjà bouffé une bonne partie de l'après-midi. Je sortais de table aussi vite que possible - demandant encore l'autorisation dans une parodie imposée des bonnes manières bourgeoises -, les laissant tous à leurs blagues salaces et leurs diatribes politiques qui me saoulaient. Il y était toujours question des étrangers qui salopaient tout, vivaient aux crochets des bons travailleurs et en exigeaient toujours plus. Dans la chambre de ma cousine les poupées gisaient dans un coin, leurs robes relevées sur leur ventre rebondi et lisse et le gros bouton qui actionnait la pousse des cheveux depuis longtemps détraqué, beautés plastiques échouées là après nous avoir amusés toute notre enfance. Nous avions tous grandis et ma mère avait sans doute fini par penser que cette sale habitude m'était définitivement passée. J'étais redevenu son petit prince blond, celui qui ressemblait à un beau chanteur et qui comme elle avait un sens inné du style. Car j'étais aussi devenu d'une distinction intransigeante, avais entrepris de lire le dictionnaire et me piquais d'architecture moderne, surtout de la sorte la plus radicale que l'on trouvait partout en banlieue parisienne. C'est pourquoi j'aimais sortir seul et me perdre dans la cité, pénétrer dans les immeubles pour admirer la vue du sommet en espérant pouvoir deviner au loin un peu de Paris, la peur au ventre, craignant d'être à tout moment surpris et violenté. C'est l'un de ces après-midis que je le croisai dans l'escalier. Dans un moment de désœuvrement j'avais accepté d'aller faire un tour au centre commercial du coin avec deux de mes cousines. Il enjambait les marches quatre à quatre tête baissée et parut surpris de nous trouver là.
- Salut Karim, lança l'une d'elle à son passage.
Il répondit à peine et en se retournant capta mon regard. Il avait de grands yeux sombres et brillants, de longs cils de fille contrastant curieusement avec un nez cabossé de boxeur. Ses cheveux étaient très noirs et ras, ce qui ajoutait à sa dégaîne de petite frappe. Il poursuivit sa course sans dire un mot.
- C'est qui?, demandai-je machinalement en sortant.
- Oh, il est dans ma classe. On se croise comme ça, il habite au sixième dans la tour.
La tour, ça voulait dire la zone dangereuse par opposition au bâtiment plus bas qui y était accolé. C'est là que l'on se retrouvait nez-à-nez avec toutes sortes d'inconnus, que des inscriptions incompréhensibles étaient tracées à la merde sur les murs, où des petits mecs qui commençaient à peine à bander dans leur froc se dessinaient sommairement avec des queues énormes leur tombant en bas des pieds. C'était une micro-géographie où les mécanismes de différenciation entre 'nous' et 'eux' fonctionnaient comme dans le vaste monde et qui comme partout dans le vaste monde véhiculaient leur part de fantasmes... Après avoir parcouru deux fois de suite l'allée centrale de la galerie marchande, dont la plupart des commerces avaient baissé leur rideau pour le week-end, je laissai les autres pour aller m'asseoir au bord des fontaines sur la place déserte. Celles-ci venaient d'être rénovées et les bruissements d'eau en cascades qui parvenaient aux étages avaient un effet apaisant de fraîcheur et de tranquilité toute moderniste. Je scrutais avec fierté les nouvelles creepers à grosses boucles que j'inaugurais ce jour-là et qui bien mises en évidence par des baggies blancs ourlés aux chevilles me faisaient une silhouette cool de beau gosse. En plus j'avais pris l'habitude de me relever les cheveux sur le devant en une espèce de banane qui même si elle s'affaissait la plupart du temps en son milieu m'avait fait sortir pour toujours de l'enfance et de ses coupes informes qui avaient fini par me rendre insignifiant. Pour la première fois je sentais que mon corps avait peut-être quelque chose à dire.
C'est là que sur ma gauche je vis Karim sortir en trombe du bâtiment qu'il longea à toute vitesse. J'eus tout juste le temps de remarquer qu'il portait un pull de laine blanc, un jean large et des skets qui me semblaient un peu massives et lui faisaient de grands pieds, avant de le voir disparaître derrière les fourrés. Affalé sur mon banc je commençais à me sentir seul et à avoir froid. Face à moi s'étalait à perte de vue l'épicentre de mon monde futuriste, l'épopée de la grande cité céleste que mon imaginaire avait créée de toutes pièces à grands coups de Neuvième de Beethoven, loin du cauchemar mortifère des concentrations pavillonaires. Ici c'était vraiment du pur et dur, rien à voir avec les banlieues gentillettes couronnées Ville Fleurie 1982. Perdu dans ma contemplation je ne vis pas Karim revenir tranquillement vers moi de l'autre côté de la place, les mains dans les poches et me dévisageant.
- T'as pas une clope?, demande-t-il en portant deux doigts à la bouche.
- Euh non, désolé.
- Tu les connais les meufs avec qui je t'ai vu tout-à-l'heure?, poursuit-il en prenant ses aises sur le haut du banc.
- Ouais, c'est mes cousines. On est invités à bouffer chez elles et j'en peux plus de rester là-haut à écouter leurs conneries. Entre ça et picoler...
- Ouais, celle avec les cheveux longs je la connais, elle est dans ma classe.
- Nan, elle ça va encore. C'est les autres, c'est juste des petits merdeux, tu sais.
- Qu'est-ce tu fous là tout seul d'abord? Y a rien à voir ici.
Je n'ose lui dire que je trouve ça beau de peur de me faire chambrer mais en profite quand même pour le regarder à la dérobée. Il a l'air pensif en fixant les jets d'eau, les yeux légèrement plissés. Il a une barbe naissante, drue et régulièrement implantée, un nez romain avec une bosse très marquée que je trouve excitante.
- T'as pas envie de marcher, là? On se gèle les couilles sur ce putain de banc, lance-t-il en se frottant les mains.
J'accepte de le suivre et pendant quelques minutes ne sais pas trop quoi lui dire. Nous finissons par quitter la place et nous engageons dans une rue en pente. Tout au bout se détache la masse gigantesque du Centre Commercial Régional, le plus grand d'Europe. Des deux côtés des blocs blancs identiques ponctués de petits balcons bleus en damiers suivent le dénivelé de la colline en gradations continues.
- Tiens, ma sœur a trouvé un studio dans celui-là. Elle a du bol de plus avoir à supporter la famille. Moi dès que je peux je me barre d'ici. C'est trop pourri cette ville.
- C'est pas mal vers le lac pourtant.
- Non, y a rien, c'est naze. Moi après le bac je fais une fac de langues deux ans et ensuite je me casse à New York. Là-bas au moins ils te font pas chier pour trouver du taf.
- Remarque, le Bronx après Créteil, ça va pas te dépayser des masses...
Il ne trouve pas ça drôle et continue de marcher en regardant ses skets. Au loin j'aperçois mes cousines remonter la rue, inexplicablement flanquées de mon frère. Arrivés à notre hauteur tous trois paraissent surpris de me voir là avec ce mec et nous fixent l'un après l'autre avec insistance. Mon frère ne s'est pas départi de son expression ordinaire, cette sorte de mépris sarcastique qu'il affiche en permanence depuis qu'il a pris l'habitude de faire corps avec ses potes quand ceux-ci me traîtent de pédé sur le chemin du bahut.
- Tu rentres pas, là?, s'enquiert l'une des cousines, celle qui connaît Karim.
- Non, on se balade. De toute façon ils en ont rien à cirer tant qu'ils peuvent se torcher la gueule.
- Je dirai à tata qu'on t'a vu pour pas qu'elle s'inquiète.
- Ouais, ouais, c'est ça. Dis-lui aussi que je prends bien mon temps, conclus-je en les regardant s'éloigner.
Karim ne dit rien. Je continue sur ma lancée, irrité d’avoir eu à rendre des comptes à une bande de mioches devant lui.
- Le p'tit avec elles c'était mon frère. Une vraie teigne qui ne fait que se foutre de la gueule du monde. On se parle plus de toute façon.
La place se profile de nouveau au bout de l'avenue. Nous avons dû marcher en boucle une bonne demi-heure. À l'approche de l'immeuble un frisson me saisit, l'idée que tout est déjà terminé, qu'on va se séparer comme ça sans raison. J'ai peur que Karim disparaisse. Je voudrais rester avec lui et continuer de le regarder, d'être fier de marcher aux côtés d'un beau petit mec comme lui. Nous passons sous les arcades au pied de la tour, sorte de galerie sous pilotis mise à la mode par Le Corbusier à Marseille et repris depuis un peu partout. C'est que les Modernistes imaginaient leurs créations fixées dans un éclat solaire permanent, sûrement pas la lumière dégueulasse du Val-de-Marne. Ça pue la vieille pisse dans les recoins et la mosaïque bleue des murs est par endroits trouée d'horribles traînées de brûlé. Karim s'arrête devant une porte rouillée à moitié déboîtée de ses gonds.
- Tu viens?, dit-il en prenant un air doux qui me désarme.
À l'intérieur il fait sombre et l'espace semble encombré de toutes sortes d'objets que je n'arrive pas à identifier. Chaufferie, local à poubelles, garage à mobylettes, dépotoir de l'immeuble, je ne sais pas à quoi sert l'endroit. Il y flotte un fort mélange de pétrole et de détritus putréfiés. Karim s'enfonce dans l'obscurité, je ne distingue que sa silhouette découpée contre les rectangles blancs des soupiraux. Puis il se faufile derrière d'énormes fûts de métal. Au fond du passage il me tire vers lui, les deux mains sur la taille, je devine ses yeux qui brillent et ses pommettes hautes qui se détachent dans une lueur argentée. Je glisse les mains sous son pull et sens les reliefs d'abdos bien dessinés et lisses, puis ses tétons dressés.
- Tu vois l'effet que tu me fais, chuchotte-t-il dans un grand sourire.
Ça me met à l'aise et je continue de le caresser, le long du dos puis glisse les deux mains dans son slip. Il a les fesses rebondies et très velues, je les lui écarte sans oser aller plus loin.
- Vas-y, fous-moi-s'en un, s’te plaît. T'es pas loin, là...
Je m'introduis doucement en essayant de ne pas lui faire mal. Il est bien dilaté, puis contracte plusieurs fois le trou du cul autour de mon doigt, son sourire découvrant une rangée de dents longues et parfaitement alignées. En même temps il me saisit la queue pour la frotter à la sienne, les serre ensemble et commence à nous branler en cadence.
- Tiens regarde, c'est comme si on avait une grosse bite à nous deux.
Ça le fait rire. Je sens la chaleur de sa pine me gagner. Je me laisse aller à cette intimité et enserre à mon tour les deux tiges de la main. Il a raison, ça nous fait vraiment une méga teub.
- Tu kiffes les beurs toi, hein? lance-t-il inopinément.
- Je sais pas... Euh, non pas spécialement.
- Ouais, ouais, bien sûr... Tiens regarde la bien, de la belle bite de beur bien poilue, continue-t-il en se la soupesant de la main. Elle t'aime, regarde. Vas-y, embrasse-la...
Sa voix se fait plus douce et persuasive. Je m'agenouille et lui saisit la queue que je renifle sur toute sa longueur, elle sent légèrement la pisse. Pour rigoler il lui fait dire bonjour en la balaçant de haut en bas par contraction des couilles. Je me mets à en lécher l'extrémité. J'aime l'idée de me faire baiser ma belle petite gueule, celle qui me sert à faire des mines et penser que je mène le monde.
- T'es une bonne salope toi, hein? poursuit-il dans un souffle. Y en a plein l'immeuble comme ça que j'ai tout le temps pendues au bout du gland. On dirait que je les attire.
Ça me vexe de me faire traiter de salope et quelques secondes durant je perds toute concentration. Il me presse les épaules pour que je me remette à le biberonner. J'ouvre la bouche au maximum pour qu'il puisse me niquer à son aise, en gorge bien profonde. Il y va tellement fort que la mâchoire commence à s'ankyloser. Il gémit bruyamment en fermant les yeux, râle à chacun de mes coups de langue. Une mobylette au pot coupé pétarade sous la galerie et passe juste de l'autre côté du mur.
- Ça, c'est mon pote Farid sur sa bécane, j'suis sûr. Putain, lui pour le coup il est membré comme un âne, t'aimerais ça. Il aime bien se faire sucer par des p'tites putes comme toi, ouais ça c'est son kiff. La prochaine fois je l'appelle et là t'en prends plein la gueule, garanti. Mais avec lui faudra avaler, hein p'tite chienne de pute?...
Il me tapote la joue en signe d'affection. Une forte odeur de gazoline envahit le local, qui me monte à la tête. Je commence à être très excité par l'endroit et l'idée qu'il puisse m'amener ses potes, me regarder leur faire prendre leur pied l’un après l’autre, qu'il parle même d'une fois prochaine. Je le pompe sans discontinuer tout en lui enfonçant un deuxième doigt dans le cul. À l'intérieur c'est humide, tendre et sans fin. Un goût douçâtre se répand tout-à-coup dans ma bouche, je sens qu'il commence à mouiller. J'introduis la langue dans son orifice pour aspirer toute sa mouille, lève les yeux en demande d'approbation pour qu'il comprenne bien que je ne suis là que pour son plaisir. Au bout d'un moment je sens que ça vient. J'essaie de me retenir en me contractant mais c'est trop tard. En quelques spasmes je jute sur ses Nike blanches un gros molard vitreux qui dégouline sur le ciment. Karim se détourne alors brusquement et se branlant la bite avec une vigueur accrue finit par cracher sa sauce contre le mur dans des halètements saccadés. Il reste longtemps comme ça le dos tourné, continuant de se masser le zob pour faire couler jusqu'à la dernière goutte. Après avoir terminé il remonte son froc et gagne aussitôt la porte entrouverte sur l'extérieur. En le suivant je manque de trébucher sur un vieux moteur de mob désossé. Il marche vite et s'engouffre dans le hall d'entrée avant de gravir les marches quatre à quatre sans s'arrêter. Je le talonne comme je peux, un horrible pressentiment au ventre. Arrivé au sixième il me fait un clin d'œil de killer et un sourire narquois aux lèvres me donne un léger coup de poing à l'épaule.
- OK, c'était cool... Allez, ciao bello.
Il disparaît sur la coursive et le silence se rétablit dans la colonne d'air, interrompu seulement de claquements de portes dans les étages supérieurs. Au-dessus de la place le ciel est d'un gris plombé d'orage. Je suis comme sonné, ne sais plus où me traîner. L'idée de me retrouver dans l'appartement est insupportable. J'attends un peu sur le balcon, redoutant les réflexions des uns et des autres qui ne manqueront pas de me harceler. Une bouffée de chaleur lourde d’odeurs de cuisine me saute à la figure dès que je franchis la porte et de la salle à manger c'est une cacophonie de rires et d'histoires drôles dont j'ai raté le début quelques heures auparavant.
- Ah bah tiens, v'là le grand, s'exclame ma mère en me voyant entrer. T'étais passé où encore? Sylvie elle m'a dit qu'elle t'avait vu avec un garçon de sa classe...
Mon cœur fait un bond. C'est comme si on venait d'y retourner une lame de couteau, ça me brûle. Je sens de la gorge monter l'envie de chialer.
- Si tu te fais des copains, c'est bien, remarque, hein?...
Je ne réponds pas, n'ai rien à dire à ça. Mon regard se détourne indifféremment vers la table où s'étale un gros gâteau marron éventré. Des dizaines de verres de différentes tailles à moitié vides encombrent la toile cirée. Celui de ma mère est maculé de rouge à lèvres sur les bords.
- Tiens, prends une part de forêt noire, reprend-elle en désignant du menton le carnage crémeux. T'as presque rien mangé à midi.
Dans la lumière jaune pisse venant des appliques les peaux commencent à luire étrangement alors que de grosses auréoles de transpiration concentriques marquent les dessous de bras des sous-pulls synthétiques. Un de mes oncles, le plus fort en gueule et maître des lieux, sort quelques bouteilles du bar encastré dans le living.
- David Bowie, c'est un pédé lui, hein? C'est comme l'autre con à la télé, comment il s'appelle déjà?...
Je me demande comment on en est arrivé là. Raide sur sa chaise et son carré platine impeccable, ma mère ne pipe mot, l'air renfrogné et les yeux bas fait celle qui n'a rien entendu, son numéro favori. C'est qu'il y a longtemps on lui avait fait le même coup avec Cloco et là, ça ne prend plus. À l'époque elle avait trop pleuré.
- Allez Didier, encore une p'tite poire?
Didier en a déjà un bon coup dans le nez et ricane comme un grand benêt pendant que les autres dégainent de concert leurs cigares, de véritables barreaux de chaise qu'ils allument avec gourmandise. Les trois frères sont ainsi unis dans ce rituel mâle, par-delà les années, la perte de leurs corps de jeunesse, les vies familiales avortées. Le reste de la smala squatte la chambre. Sébastien, le plus jeune, fait comme d'habitude le zouave, trébuche et se cogne la tête contre le rebord du lit. Le cirque est à son paroxysme dans l'appartement. Je regarde en silence ma cousine qui verra Karim lundi au lycée, voudrais qu'elle vienne d'elle-même me parler de lui mais n'ose rien demander de peur d'éveiller les soupçons. Je ne sais plus où me poser, me tords sur le canapé dans un état d'énervement fébrile. Je me rends compte que j'ai encore l'odeur de son cul sur les doigts. Au fil du soir mon dénuement est de plus en plus à vif, mais dans la déconnade générale personne ne semble rien remarquer. Je décide de sortir à nouveau sur le balcon. Dans le couloir je croise ma tante qui apporte le café.
- Ça va Doudou? On t'a pas vu beaucoup aujourd'hui...
Je la fixe avec un air de chien battu, ne trouve rien à lui dire.
- Non.
La place est un grand rectangle noir où l'on ne distingue plus rien hormis les fontaines illuminées qui dans leur effet dramatique sont proprement féériques. Dans mon walkman je passe le Premier Concerto de Chopin pour pleinement m’imprégner du spectacle et repenser à ce jour. Au loin à l'horizon des enchaînements de petites lumières scintillantes signalent d'autres banlieues dont j'ignore le nom. Dans la tour et celles d'en face quelques appartements sont encore allumés, j'imagine que comme nous d'autres familles font la fête tard. Dans la profondeur du bloc aveugle je pense avoir perdu Karim pour toujours.
C'est un rite bien rodé: le signal de départ lancé par le père. Un sifflement accompagné d'un claquement de doigts, parfois d'une exclamation en pseudo-allemand - on se demande où il est allé chercher ça - et il n'y a alors plus une seconde à perdre dans la ruée des au revoirs. Le reste des convives en profitent aussi pour s'éclipser et c'est comme ça que les esclaffements de toute la compagnie résonnent une dernière fois dans l'immeuble endormi. Mes parents et mon frère me précèdent sur la coursive illuminée comme un paquebot. Les autres sortent les uns après les autres dans des éclats de rire indistincts. Les parents décident d'attendre l'ascenseur, je tripote mon walkman dont les piles commencent à faiblir. Puis en levant les yeux je sens un frisson me monter droit des jambes et me foudroyer au ventre, je suis cloué sur place. Karim se tient à l'entrée du palier sous la lumière d'une veilleuse, la clope aux lèvres. Il a l'air grave, la lueur jaune venant du plafond lui durcit les traits. Les autres déboulent à leur tour dans la cage d'escalier et avec un air mi-amusé mi-perplexe ne comprennent pas trop ce que je fais planté là.
- Ben alors, tu descends ou quoi?
- Oui, oui... C'est mon walkman, il s'est cassé, balbutié-je l'air faussement paniqué.
Au travers des corps qui défilent Karim tire une taf en me quittant pas des yeux. Je fais mine de suivre les autres jusqu'à l'entresol puis remonte immédiatement en courant. Il est adossé au mur, jette sa cigarette et me prend la tête dans les mains. Nous nous embrassons violemment, je lui saisis la nuque, lui lèche le cou. Il me mord les lèvres, les joues, on se cogne dans ces mouvements désordonnés. Il me sert fort contre lui mais je sais notre temps déjà écoulé.
- Je t'avais attendu toute la nuit à la porte... Et puis j'ai entendu des gens rire.
Il parle tout bas entre deux halètements. Ses beaux yeux noirs luisent de vie et dans leurs mouvements papillonnants c'est comme s'ils tentaient de me reconstituer tout entier. Il me pose dans la main un bout de papier plié.
- Tiens, appelle-moi demain à six heures. J'attendrai pour répondre.
- D’accord… Il faut que j'y aille là. Ils vont se demander....
Je descends l'escalier à reculons en m'aggripant à la rampe et le regarde les yeux ouverts dans leur aperture maximale, surtout ne rien perdre de lui. Puis dévale les marches à toute vitesse.
Dans la voiture éclairée de l'intérieur le père est énervé, tapote le volant des doigts dans une mélodie intérieure de colère qu'il est seul à connaître. La mère et le frère sont à l'arrière, droits comme des I, visages fermés. Je prends place à l'avant.
- T'étais où encore? On dirait qu'il y a que toi ici. C'est pas vrai ça....
La mère, encore très alerte à cette heure de la nuit, en rajoute une couche.
- Qu'est-ce t'as foutu? T'en a une coupe de douille.
- Mais, c'est mon walkman. La bande s'est coincée dedans.
- Ah bah ça, ça m'aurait étonnée. Faut toujours qu'tu déglingues quequ'chose, hein?...
La voiture fait une embardée brusque. La tour face à nous s'éloigne dans toute sa hauteur vertigineuse. Sans réfléchir je glisse une cassette dans l'autoradio, je ne sais pas que le volume est au maximum. Ça explose immédiatement, des basses assourdissantes, le crescendo des voix, une montée de pure adrénaline: Let's Dance de Bowie. Le père agite la tête dans tous les sens en essayant de négocier sa marche arrière.
- Hé, tu t'calmes, là! Il va m'faire sauter la bagnole lui avec ses conneries...
Ses cris éclatent dans la capsule de cauchemar hermétiquement scellée. Dans mon crâne ce n'est plus qu'une matière blanche opaque qui se répand et en occupe tout le volume. Des frissons me parcourent de partout et l'envie de pleurer me reprend.
- Elle est super cette chanson, lâche la mère à l'arrière. Ils l'ont montré cette semaine à la télé, il est tout blond maintenant. Ça lui va bien, je trouve, il fait encore plus américain qu'avant...
- Bowie est anglais.
- Ah bon? Pourtant j'aurais cru...
- Non.
Elle m'énerve avec ses prétentions de mère dans le coup. En plus elle dit n'importe quoi. Je me penche et à travers la vitre tente d'apercevoir Karim quelque part dans les étages mais nous roulons trop vite. Le père contourne l'immeuble en seulement quelques secondes, c'est comme s'il tenait absolument à me dérober ce dernier instant / Because my love for you would break my heart in two / Il n'y a aucune circulation et nous quittons assez vite la cité, par cette même rue que nous avions descendue ensemble. Les nouveaux quartiers résidentiels de l'autre côté des voies du métro sont plongés dans le noir, seulement les petites veilleuses rouges au sommet des tours les annoncent aux avions en descente vers Orly. Nous sommes déjà engagés sur la voie rapide, bientôt il ne restera rien de Créteil que l'on distingue à peine dans les nuées oranges des réverbères, et au fil de paysages informes de gares de triage et de villes pavillonaires indistinctes nous regagnons notre pays aux ronds-points fleuris.
Let's Dance venait de sortir et c'est sans doute le premier morceau disco à m'avoir à ce point électrisé. Bien avant il y avait eu Bad Girls de Donna Summer mais parvenu à l'adolescence, le corps sortait enfin de lui-même, se découvrait des capacités de séduction dans le mouvement et les fringues classes. Je me sentais capable de rivaliser avec les beaux gosses que j'avais toujours regardés de loin en souhaitant être eux... Dans la voiture le silence est horriblement pesant. Seule la mère se risque à faire 'la la la' sur Modern Love, que bien sûr elle a aussi entendu à la radio. L'album n'est même pas terminé lorsque nous arrivons à destination. Une fois la porte refermée chacun gagne sa chambre sans demander son reste, et seul assis sur mon lit je me demande comment cela a pu arriver si vite, me retrouver séparé de Karim, déjà devenu presque irréel et enseveli dans un ailleurs qui m'est d'ici totalement inaccessible. De lui je n'ai que ce morceau de papier griffonné d'un numéro que je lis et relis dans l'espoir de le faire revivre encore un peu. À la lueur de la lampe qui étire les ombres sur le papier peint moisi je repasse la cassette sur mon magnétophone. Sur la pochette de Let's Dance Bowie prend une pose de boxeur, j'ôte mon t-shirt et observe mon reflet dans la vitre, prends un air mauvais en serrant les poings. Je me trouve beau, tel que Karim a dû me voir. De la chambre d'à côté viennent de vagues remous, j'entends une voix s'élever, elle est violente. C'est le père qui se débat tout seul dans sa propre nuit.
"J'aimerais tant que tu comprennes
Toi que je vais quitter ce soir
Que l'on peut avoir de la peine
Et sembler ne pas en avoir
Le cœur blessé, sourire encore
Indifférent apparemment
Aux derniers mots qu'il faut écrire
Lorsque finit mal un roman."
(Godard, Week End. Chanson de fin)
© Kosmospalast 2012
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