Stinky Toy Town
Il y a quelques années je découvrais l'existence dans un désert de l'Utah des vestiges d'un camp d'expérimentation militaire surnommé 'German Village' [1]. Bâti durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de tester les dernières armes de destruction massive mises au point par le complexe militaro-industriel américain (bombes incendiaires et chimiques), Dugway Proving Ground, de son nom officiel, reconstituait grandeur nature des rues entières d'un quartier ouvrier de Berlin dans toute son authenticité architecturale. C'est qu'après des campagnes de bombardements acharnées la capitale du Reich s'avérait étrangement irréductible aux attaques, et semblait même ressurgir plus forte que jamais de ces épreuves. La robustesse et l'ingéniosité structurelle de ses Mietskasernen, ces bâtiments d'habitation massifs d'une opulence toute wilhelminienne et aggrégés en îlots compacts, étaient selon les experts militaires à l'origine de ces échecs répétés: le feu ne s'y propageait que faiblement, ce qui était frustrant après les firestorms effroyablement meurtrières auxquelles Hamburg et tant d'autres avaient déjà succombé. Sans compter le coût en hommes et munitions que Berlin faisait à elle seule subir aux forces alliées. Dans sa précision et son goût du détail poussé au paroxysme (des décorateurs d'Hollywood avaient été mobilisés à cette intention) 'German Village' offrait enfin la possibilité de frapper la métropole en plein cœur, tout devant maximiser l'impact destructeur des bombes, du degré d'humidité du bois de charpente au type de mobilier utilisé. Rien ne fut laissé au hasard et le simulacre de Kiez fut même reconstruit par des forçats du coin plusieurs fois après avoir été calciné, to get it just right. Un 'Japanese Village' y avait aussi été érigé, soumis aux mêmes tests incendiaires, mais vu la nature infiniment plus légère et diaphane de l'architecture traditionnelle niponne on imagine sans mal les méthodes plus expéditives et les résultats plus immédiats.
On s'est beaucoup questionné sur le rôle et les motivations profondes de l'architecte en chef de cet anti-Berlin, son envers de mort: Erich Mendelsohn, l'un des plus brillants modernistes de l'ère Weimar. Beaucoup de ses réalisations survivent à ce jour, de l'Einsteinturm de Potsdam à la Kaufhaus Schocken de Chemnitz, mais on suppose aussi certaines de ses créations berlinoises pulvérisées par les raids dévastateurs, rendus plus terribles encore par sa connaissance intime d'une ville qu'il avait contribué à façonner dans sa modernité radicale - même si sa fameuse Columbushaus de Potsdamer Platz survécut au martyr avant d'être incendiée, puis rasée dans les années cinquante. À la suite de l'arrivée des Nazis au pouvoir, Mendelsohn émigra en Angleterre, entité insulaire notoirement allergique à toute influence continentale - et surtout allemande -, où il laissa (en collaboration avec Serge Chermayeff) un joyau moderniste d'une classe rare: le De La Warr Pavillion de Bexhill on Sea, une station balnéaire pépère sur la Manche. Mais en tant que 'consultant', Mendelsohn œuvrait activement à un projet qui dans ses visées meurtrières (causer le pire carnage dans l'espoir de provoquer un soulèvement populaire contre le régime hitlérien - qui n'advint jamais) frappait exclusivement les quartiers prolétaires de Berlin - dont les enclaves rouges de Wedding et Pankow -, qui par un heureux hasard étaient aussi les plus densément peuplés. Ces Mietskasernen colossales aux lourdes maçonneries ornées et organisées autour de réseaux d'arrière-cours profonds pouvaient, si frappées par les armes adéquates, se transformer instantanément en un maelstrom de feu et d'horreur. C'est ainsi que les magnifiques villas de dignitaires nazis (et leurs occupants) survécurent en masse au carpet bombing allié de la fin de la guerre - les viser eût été 'un gâchis de bombes', de l'aveu même d'un conseiller de Churchill. Ce qui n'empêcha personne de pilonner le zoo et d'y causer une hécatombe.
L'ombre de 'German Village' continue de planer sur nous puisqu'en ces temps de guerre totale menée contre la menace persistante du terrorisme islamiste, l'Empire s'est doté, sur les terriroires de nations amies, d'un réseau d'infrastructures parallèle où le test des technologies de contrôle et de destruction les plus sophistiquées sont mises au service de stratégies ouvertement urbicides dans les pays déclarés ennemis. Là, on frise le gigantisme dans le déploiement de forces armées, de moyens logistiques et de figurants (d'origine arabe par souci de véracité), et de Fort Knox, Kentucky, à Fort Polk, Louisiane, c'est la même logique de parc d'attraction à la Disney qui donne une légitimité toute ludique à la violence d'État dans une débauche d'effets spéciaux (même l'odeur de cadavres brûlés y est synthétiquement recréée) et de clichés orientalistes. Israël n'est elle non plus pas en reste puisque le site de Baladia dans le désert du Néguev s'enorgueillit d'installations d'une authenticité confondante, sorte de ville arabe générique revue et corrigée à la sauce hollywoodienne et reconfigurable à l'infini suivant les nécessités des conflits en cours [2]. Et, suprême ironie, même Berlin-Ouest disposa en son temps de son propre terrain d'entraînement antiguérilla dans le secteur d'occupation britannique, une entreprise certes plus modeste et discrètement enfouie dans les bois, la 'Ruhleben Fighting City', qui comprenait un petit village très sommaire, une cité d'habitation moderne avec sa superette et était curieusement dominée par deux wagons du Berliner U-Bahn perchés sur un monticule de gazon. C'est ici que les tactiques de reprise de contrôle du terrain urbain en Irlande du Nord furent expérimentées, et même la Princesse Anne de passage par là y conduisit un tank. Le complexe militaire est depuis la réunification utilisé par différentes divisions de la police, dont les troupes d'élite des Spezialeinsatzkommandos, et apparemment inapprochable tant la sécurité y est dissuasive.
Mais c'est bien la France, championne toutes catégories du matage des troubles urbains, qui depuis des décennies assoit en douce une autorité et une expertise enviées de tous - et surtout des États-Unis. Car on pourrait croire que la notion de 'conflit de basse intensité' avec tout ce qu'elle implique - abolition des distinctions entre temps de guerre/de paix, combattant ennemi extérieur/population civile locale, état d'urgence permanent - n'est apparue qu'à la faveur des guerres néo-coloniales lancées par l'administration Bush. Et pourtant, cet arsenal doctrinaire était déjà largement existant en France depuis la Guerre Froide, après que l'ex-puissance se fut trouvée confrontée aux risques simultanés d'expansion soviétique et de dislocation impériale. C'est une longue histoire compliquée et sidérante que celle de la 'doctrine de la guerre révolutionnaire' (DGR) [3], dont les politiques d'exception furent pensées et appliquées lors de la guerre d'Algérie, et une fois réimportées en métropole selon l'effet boomerang théorisé par Foucault [4], survécurent sous une forme ou une autre au gré des crises internes et des turbulences extérieures - de Mai 68 aux dangers du terrorisme islamiste en passant par l'explosion des banlieues. Les inflations sécuritaires délirantes de l'ère Sarkozy n'en représentent que le point culminant et rien pour l'instant ne porte à croire que le retour des socialistes aux affaires marquera une quelconque inflexion de la doctrine d'État en la matière, malgré le déferlement de bons sentiments et de déclarations embuées sur les valeurs éternelles de la République. Quoi qu'il en soit c'est bien le renforcement et l'omniprésence du dispositif de contrôle et de quadrillage militaro-policier des quartiers populaires ségrégués, conjugués à la désignation d'un ennemi intérieur - jeune, maghrébin, mâle, essentiellement violent, inassimilable, forcément délinquant donc terroriste en puissance - qui sont au cœur des principes de la contre-subversion en France.
Il n'est donc pas surprenant que tous les 'German Village', 'Fighting City' et Fort Knox du monde soient sur le point de trouver une nouvelle incarnation dans une création bien française. Cette année l'armée doit théoriquement inaugurer un nouveau complexe d'entraînement antiguérilla au CENZUB (Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine) du camp de Sissonne (Aisne), avec le village de Jeoffrecourt [5], simulacre d'ensemble urbain comprenant champs de tir, immeubles de grande hauteur et quelques bidonvilles pour compléter l'ambiance misérabiliste. Peut-être cette ville artificielle prendra-t-elle pour modèle la Villeneuve de Grenoble, qui fut en juillet 2010 le théâtre d'interventions policières d'une exceptionnelle violence lors de plusieurs nuits d'émeutes (un jeune du quartier abattu par les forces de l'ordre à la suite d'un braquage foiré). La Galerie de l'Arlequin - toujours cet onirisme évaporé d'un autre temps d'innocence - fut ainsi mise en état de siège dans une opération contre-insurectionnelle digne de l'état d'urgence (lui-même décrété lors des révoltes de 2005 pour la première fois depuis la guerre d'Algérie): déploiement des unités d'élite de la police et de la gendarmerie, bouclage du quartier et fouille systématique des habitants, escadron d'helicoptères tournoyant de nuit, tous projecteurs braqués sur la cité. Les images télévisées étaient spectaculaires et clairement destinées à inspirer la terreur. Mais plus dure encore est la prise de conscience que le cadre le plus intimement familier peut à tout moment basculer dans le Grand-Guignol d'une irréalité orchestrée en haut lieu, que la texture fragile du quotidien n'est rien face à l'infériorisation institutionnalisée des classes subalternes (et racialisées), dans des lieux devenus transparents et pénétrables à merci. Et nul doute que les gesticulations de Jeoffrecourt, si elles ne préconisent pas encore le recours aux bombes, seront riches d'enseignements vite mis en pratique dans de vraies cages d'escaliers, avec de vraies gens pris pour cibles, ou comme les désigne Mathieu Rigouste, 'des espaces et des corps d'exception' [6].
[1] Mike Davis, Dead Cities (New York: The New Press, 2002), 62-83.
[2] Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010), 183-99.
[3] Une critique implacable des antécédents historiques et de l'intensification contemporaine des politiques sécuritaires en France, ainsi que de la perpétuation des paradigmes de domination coloniaux: Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).
[4] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997).
[5] Rigouste, op. cit., 283-4.
[6] Ibid., 110.
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