De Chagrin, de Vent et de Frissons
L'ouverture est à elle seule un morceau d'anthologie, présageant le déroulement ininterrompu de scènes hallucinatoires qui constituent le Série Noire d'Alain Corneau: Patrick Dewaere en pardessus beige, engagé dans une gestuelle bizarre à mi-chemin entre arts martiaux et cha cha cha sur la mélodie désuète de Moonlight Fiesta sortant de l'autoradio, planté au milieu d'un terrain vague lugubre environné des silhouettes familières des tours de Créteil. C'était un jour d'hiver désolé, un lundi matin glacial ou une fin d'après-midi chargée d’électricité négative dans cette ville opaque aux lignes tranchantes. Cette lumière, je la connaissais bien, c'était celle des samedis pluvieux passés dans les centres commerciaux de la région, l'un des seuls passe-temps auxquels la famille s'adonnait en collectivité, avec le père ouvrant toujours le petit cortège éclaté et douloureux. Errer sans but particulier dans les galeries marchandes et en ressortir les mains vides pour ensuite aller rendre visite à quelque oncle ou aux deux grand-mères dans les communes voisines, tout cela avait quelque chose d’étrangement angoissant - une expérience à la fois entêtante par la modernité sans concession de ces banlieues et porteuse d’un malaise sournois, tant la tension était palpable à l'intérieur de l'unité familiale dont l'implosion programmée venait de s'amorcer. En fait la nervosité était décelable tant dans notre étouffant quatuor que dans le monde ambiant, l'exaspération lancinante d'un corps social se débattant dans le cauchemar frais d'un pays aux mythes ternis, l’impression constante de se trouver au bord d’un désastre indéfini - une catastrophe écologique ou politique, quelque chose de final et de sanglant. Après tout tant de gigantisme et d’hyperactivité insensés se paieraient un jour au prix fort, un peu comme le prophétise Roland Dubillard dans La Ville-Bidon de Jacques Baratier (1971/75), une attaque acerbe de la corruption institutionnelle à l’œuvre derrière les grandes opérations immobilières des villes nouvelles, lorsqu’à la fin du film la plus grande partie du nouveau Créteil est sortie de terre et que ces 'grandes bites', comme elles sont nommées, semblent déjà vouées à un pourrissement et une désintégration inéluctables. Ces instants solitaires entre flâneries tristes et devoirs familiaux me laissaient prendre la mesure de l’immensité de la banlieue parisienne, invariable dans le défilé de ses noms évoquant aux parents des choses très diverses - la haine, le dégoût, l'envie -, une épaisseur urbaine réconfortante dans l'écrin protecteur qu'elle formait autour de moi.
Dewaere a trouvé en Franck Poupart - "Poupée pour les intimes" - le rôle de sa vie, quatre ans avant son suicide (selon Corneau lui-même, il était hors de question que le film existe sans lui). Dans l’énorme ouvrage que les Cahiers du Cinéma ont consacré à la villle dans ses multiples incarnations à l’écran, Série Noire figure en bonne place dans le chapitre sur la banlieue, un genre cinématographique à lui tout seul s'il en est: célinien - l'adjectif le plus usité pour rendre compte de son atmosphère unique -, terminal de noirceur dans l'exposition de rapports humains ne reposant que sur la tromperie, l'exploitation et la violence, l’absurdité d’existences minables et laminées par une misère généralisé - à ce titre, c'est 'la vieille' (la grande Jeanne Herviale, l'une de ces actrices cantonnées aux rôles mineurs mais inoubliable de dégueulasserie) qui l'emporte haut la main. L'effet dramatique est décuplé par la présence récurrente et frontale des ensembles architecturaux de Créteil sur lesquels le réalisateur avait jeté son dévolu (avec Saint-Maur pour ses rues pavillonaires poisseuses). Il y reviendra d'ailleurs pour Le Choix des Armes deux ans plus tard (1981) avec la scène du braquage de banque tournée en plein Mont-Mesly, ma cité première - tout comme quelques années auparavant l'avait été l'extraordinaire navet Du Mou dans la Gâchette (1967)! La ville était manifestement très prisée des auteurs de polars à portée un peu métaphysique puisque Buffet froid de Bertrand Blier, réalisé à près au même moment, fut filmé dans l'une des tours des Philippines, récemment inaugurées dans le secteur résidentiel du lac. Il est vrai que les nouveaux quartiers environnant les cylindres suspendus de l'hôtel de ville et son terre-plein carrelé d’un immense Vasarely zébré avaient de nuit quelque chose d'uniquement classe et même d'inquiétant quand plongés dans l'obscurité il n'en restait que des petites veilleuses rouges pour signaler leur présence aux avions en descente vers Orly. Dans ses formes audacieusement futuristes, Créteil était comme aucune autre ville contemporaine emblématique de cette forte poussée d’angoisse à l’encontre de la modernité architecturale qui caractérisa l’ensemble des années soixante-dix (voir pour cela le moins cutting edge mais très efficace Peur sur la Ville d'Henri Verneuil (1975), utilisant La Défense et le Front de Seine comme décors urbains, tous deux sites d'une féminité dégradée et méritant châtiment, et pour cela violemment pénétrés par un Belmondo cuirassé dans son rôle de flic incarnant les valeurs sûres et le bon sens à la papa).
C’est donc le nouveau complexe civique de la jeune préfecture qui apparaît à plusieurs reprises lors des sorties frénétiques d’un Franck Poupart en crise, dont la caisse déglinguée vient s'échouer dans les miasmes glacés d'un terrain vague gigantesque: l’hôtel de ville et ses volumes de verre fumé, la Maison de la Culture en forme de colimaçon avec en contrepoint la forteresse aveugle du Centre Commercial Régional ’Créteil Soleil’ (à l’époque le plus grand d’Europe et lieu central du roman de Philippe Di Folco, My Love Supreme), le tout connecté par un réseau d'esplanades et de coursives en faisant une sorte de Brasillia à la française dans le silence et l'immobilité atemporels qui semblent l'avoir irrémédiablement aspirée. Au loin, le Mont-Mesly paraît plus menaçant que jamais, un empilement cyclopéen de volumes cubiques où dominent des effets graphiques alternant le noir et le blanc dans une composition d’ensemble classique de perspectives, de boulevards et de places. Le terrain vague sépare du nouveau centre institutionnel cette cité toute en hauteur, immense projet technocratique des 'Trente Glorieuses' à leur apogée qui ferait presque vieux jeu par son côté collet monté tout droit sorti d'une France gaullienne ultra-paternaliste. On ne savait pas très bien ce que cette étendue informe cachait parce qu’il n’y avait aucun moyen d’y accéder. Dans La Ville-Bidon on en fait un repère de loulous et de filles un peu allumées (Bernadette Lafont en prêtresse des décharges et muse des cités d'urgence), une constellation informe de ferrailleurs, de bidonvilles et de circuits pour rodéos improvisés. Des rangées de pylones électriques parcouraient la steppe qui s’étendait jusqu’à la route nationale et de loin la vue était à couper le souffle, l’ailleurs urbain absolu, la ville-totalité toute droit sortie de quelque imagination démiurgique, Babylone scintillante et irréelle qui tranchait cruellement avec les banlieues pépère habitées par nos grand-mères, ses pavillons de meulière pour petits vieux incontinents, un manque criant de distinction hermétique à toute modernité. La silhouette de Créteil au loin est imprimée au plus profond de mon imaginaire, archétype mental d’une puissance fabuleuse. Lors de mes passages à Paris je scrute toujours l’horizon où elle m'apparaît de façon furtive, brouillée dans les couleurs confuses d'opérations de réhabilitation successives, ayant à jamais perdu la magie visuelle que tous ces cinéastes avaient magnifiquement restituée dans leurs accusations apocalyptiques et invocations poétiques d'une société française désormais condamnée.
L’odyssée funeste de Franck Poupart se déroule à l'extrême fin des années soixante-dix, période marquée par une incertitude croissante face à un chômage de masse aux effets de plus en plus tangibles, la peur panique du déclassement, une crispation des rapports sociaux dans les cités avec un racisme endémique mettant à mal les relations entre communautés, un retournement soudain des uns contre les autres, la guerre de tous contre tous - et la gauche avait encore à prendre le pouvoir, d'où les espoirs faramineux placés dans son avènement. À cet égard, Série Noire se rapproche d’un autre chef-d’œuvre du film noir, britannique celui-ci, dans sa description froide d'une violence sociale sans fond et de la faillite de la civilisation promise: Get Carter de Mike Hodges (1971), situé dans un Newcastle bétonné et partant déjà en sucette, une sale gueule de bois après l’hubris brutaliste des Swinging Sixties. De même Créteil, pétrifée dans sa monumentalité hiératique, marque le point de glaciation irréversible, la mise à nu de la ville dans sa structure essentielle, sa cruauté, son côté irrémédiablement toc malgré l’emphase de son lyrisme formel, son impénétrabilité monolithique, les multiples oppressions inscrites dans sa constitution même, le mensonge fondamental d’un ordre hors de contrôle et voué à se renouveler dans les infinies pauvretés intellectuelles, sexuelles et sociales d’une population exsangue. À l’obsédante présence de la ville vient se superposer une bande originale qui renforce brillamment l’aliénation générale et la rend par sa simplicité d’autant plus insoutenable - un procédé efficacement déployé par Corneau dans plusieurs de ses films: au lieu de compositions inédites des postes de radio débitent sans discontinuer les tubes du hit-parade, variété formatée et stridente venant baigner ces vies rabougries dont l’horreur, loin d’être atténuée par ces bluettes, n’en devient que plus cinglante. D'une Sheila atterrissant de nuit à Kennedy Airport et d'un Gérard Lenorman roucoulant son amour à une Lilas “au goût spécial de framboise“ jusqu'à une Karen Cheryl pleine d’interrogations dans le sobrement nommé Si, c’est, par-delà l’effet accessoirement nostalgique produit par ces chansons à moitié oubliées, le vertige d'un système se révélant dans son absolu cynisme, l’anesthésie maintenue par tous les moyens possibles, l’abrutissement lénifiant trouvé dans la vie des stars. Chez nous, la radio était aussi presque toujours allumée, les grosses périphériques essentiellement - les parents n'auraient rien écouté d'autre, Radio France étant dans son élitisme supposé réservée 'aux riches'. Depuis l’offre s’est diversifiée au-delà de leurs espérances les plus folles: au milieu du salon trône à présent un grand écran plat, d’un noir profond et d’une géométrie implacable, les déferlements satellitaires qui en émanent les maintenant, éternels captifs, dans 'l'émotion vraie', celle de leurs années-bonheur.
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