No Art for Chavs!
Lors d'un brunch de Nouvel An très réussi chez des amis de Prenzlauer Berg - une assemblée de gens à forte valeur culturelle ajoutée comme il est de mise dans ce quartier -, me fut incidemment rappelée au détour d'une conversation l'existence de sculptures de Henry Moore au milieu de cités londoniennes, grands ensembles jadis grandioses mais depuis la révolution thatchérienne démantelés par les gouvernements successifs à grands coups de privatisation, de vente au rabais, voire de dynamitage. Disposées sur leur socle bien en vue des habitants, il s'agissait de deux figures féminines monumentales que le sculpteur avait vendu à la ville pour une somme modique, convaincu qu'il était du pouvoir de l'art sur les consciences et de sa capacité à rendre la vie plus riche. Dans cette atmosphère follement optimiste d'après guerre qui avait donné naissance au projet social radical du Welfare State, rien n'était trop beau pour l'épanouissement de la classe ouvrière, principes qu'on pourrait en cet âge affreusement cynique disqualifier de paternalistes et renvoyant à un temps incompréhensible où l'art était doté de pouvoirs bien plus extraordinaires que celui de simple fétiche circulant dans un flux incessant de commodités. Je me souvenais les avoir photographiées toutes deux, l'une sur le Brandon Estate, un groupe de tours dominant de façon dramatique Kennington Park, l'autre, placidement postée depuis 1962 sur un bout de pelouse pelée du Stifford Estate dans le borough de Tower Hamlets, une autre création du London County Council promise à un sort plus tragique puisque démolie à la fin des années quatre-vingt dix pour laisser place à un village miniature pseudo-vernaculaire. Cette fin violente mettait un terme à la résistance d'un groupe d'habitants déterminés à défendre leurs logements face à des autorités locales très friandes de mises en scène spectaculaires. Et c'est cette composition de Moore, 'Draped Seated Woman' - mieux connue sous le surnom affectueux d''Old Flo' -, qui fut avant cette destruction programmée littéralement prise en otage et transbahutée à l'autre bout du pays dans un sculpture park du Yorkshire où, assurait-on, elle serait plus en sécurité. En sécurité contre qui ou quoi, on n'était pas sûr, mais le danger était suffisamment grand pour la mettre au vert quinze longues années.
Car Old Flo manquait à sa communauté d'origine qui par la voix d'élus locaux en réclamait le rapatriement immédiat. Malheureusement, une oeuvre de cette valeur était impossible à assurer en période de coupes budgétaires drastiques dans ce qui doit être l'une des zones les plus socialement déshéritées du pays, quasiment en bordure de City. Différents scénarios furent donc envisagés, de son installation sur quelque esplanade venteuse dans l'enclave yupppie de Canary Wharf, secteur de Tower Hamlets d'une affluence insolente où les coûts d'assurance ne représenteraient qu'une broutille, à la solution de dernier recours, qui, elle, a suscité une très vive émotion: vendre le grand bronze au plus offrant afin de colmater des comptes déficitaires et continuer à assurer les services publics de base. Selon les détracteurs de cette vente sauvage, c'est l'ensemble de la communauté qui se trouverait, dans cet acte éhonté de marchandisation, dépossédée de ce qui lui appartient en propre, achevant la trahison d'un idéal social cher à Henry Moore et surtout la confirmation de l'idée de plus en plus répandue que finalement les cités et les gens qui les occupent ne méritent pas d'être environnés de choses de qualité car incapables d'en comprendre le sens et surtout, dans leur brutalité et leur manque criant de sophistication, d'en prendre le soin le plus élémentaire. Classisme primaire démenti par la belle présence de ces sculptures dans l'espace public, très dignes dans leur splendeur hiératique et patinées par le temps comme par les générations d'enfants qui les avaient faites leurs, et l'attachement des habitants pour ces figures du quotidien - même si un jour Old Flo s'était retrouvée les seins bombés à la peinture argent! Dans cette guerre des nerfs ce sont donc bien des enjeux de classe et de domination sociale par l'arme de la culture qui sont mis à nu et cristallisés en un simple objet, et un récent coup de théâtre devrait ajouter du piment à l'affaire puisqu'en fait l'œuvre serait, du fait des différentes réformes territoriales survenues depuis les années soixante, la propriété du borough de Bromley, immense concentration pavillonnaire limitrophe du Kent pas vraiment connue pour sa fantaisie, et surtout à des années-lumière du public auquel elle avait été originellement destinée.
Mais le plus spectaculaire était encore à venir, seulement quelques jours après le Nouvel An et à deux minutes de là, à la stupéfaction du tout Prenzlauer Berg où se joue depuis des années une guerre de classes d'un autre type. Par une nuit neigeuse, la statue de Käthe Kollwitz sur la place du même nom était la cible d'un attentat au Spätzle, sorte de pâtes collantes en forme d'amibe et fierté du Baden-Württemberg, région méga friquée d'où sont censées provenir les familles bobos de ce quartier-colonie. La mine déconfite de Käthe couronnée de sa moumoute poisseuse faisait le lendemain la une des tabloids, où l'on rivalisait d'indignation pour dénoncer les agissements d'un mystérieux groupe indépendantiste baptisé 'Free Schwabylon'. Par ce coup d'éclat, l'organisation secrète visait à attirer l'attention sur le sort de la communauté souabe du Kollwitzkiez et des humiliations discriminatoires dont elle s'estimait être victime (graffiti haineux l'enjoignant de foutre le camp, déclarations sidérantes de Wolfgang Thierse, vice-président du Bundestag, déplorant la mainmise souabe sur son quartier et les ravages de la gentrification). Ils exigeaient donc la sécession de Schwabylon du reste de Berlin et la formation d'une entité territoriale autonome. Le choix du mémorial de Käthe Kollwitz comme incarnation de l'oppression prussienne n'était d'ailleurs pas un hasard puisque d'une part la statue marque l'épicentre physique comme symbolique du quartier - elle veille avec une grande sollicitude sur un square très prisé des jeunes mamans, présentes et futures -, et que d'autre part l'artiste jouit dans la conscience berlinoise d'un immense prestige de par son fort engagement à gauche, ce qui la mit constamment en danger sous les Nazis. Elle est notamment l'auteure d'une Pietà d'une grande intensité expressive placée au centre de la Neue Wache, lieu suprême des commémorations nationales sur Unter der Linden. Bombarder un buste de Bismarck aurait-il d'ailleurs eu le même impact? Couvrir Käthe Kollwitz de Spätzle revenait donc d'une certaine manière à s'attaquer à la fois à une figure hautement maternelle et à l'intégrité de la nation allemande, et pour certains, c'était le dérapage de trop.
Pire, le Baden-Württemberg, et plus généralement les Länder du sud de l'Allemagne, sont les principaux contributeurs aux fond de secours visant sinon à assainir les comptes berlinois du moins à stabiliser la capitale dans le marasme financier qui est devenu sa marque de fabrique au même titre que son nouvel aéroport, tombant en ruine avant même d'être mis en service, ou que sa scène techno - et on imagine sans mal le degré de ressentiment qu'un tel rapport de pouvoir peut générer d'un côté comme de l'autre. Autour d'une Käthe Kollwitz ennouillée, c'est ainsi l'Allemagne qui met en scène ses névroses de famille, et ce genre d'exhibition n'est jamais très beau à voir. Berlin est actuellement le théâtre de crispations identitaires liées à des changements socio-économiques rapides et leurs effets sur les communautés existantes, et l'action de 'Free Schwabylon', qui au-delà de son côté potache ne doit pas faire oublier la prégnance des mécanismes d'exclusion sous-jacents, n'est jamais que la version chic de ce qui se déroule à Neukölln où l'on en est venu à la violence physique à l'encontre de touristes en goguette accusés de dénaturer le caractère 'traditionnel' du Kiez et de compromettre la pureté du Heimat. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ces poussées de dénonciation et de désignation à la vindicte, comme si dans cette ville sommeillait sous couvert de hipness cosmopolite quelque chose de bien plus funeste qui n'attendrait que la première occasion pour s'échapper et mordre. Mais ça, c'est apparemment l'éternel naturel berlinois qui le veut: sous la façade abrupte, un cœur gros comme ça; derrière le côté grande gueule, une réelle authenticité de caractère, pas comme ces autres Allemands, pleins aux as et étouffés dans leur conformisme bourgeois, tuant la ville à petit feu dans une uniformité toute provinciale. Donc tout ça est de bonne guerre, même si ça rappelle un brin cette poussée de l'extrême droite à Tower Hamlets il y a quelques années, après qu'une campagne pour les élections locales fut menée sur le thème des étrangers (entendre non-blancs) raflant tous les logements sociaux. Une rancœur ancestrale que même l'art le plus inspiré et généreux n'a pu empêcher.
Je viens de commencer à lire ton blog et les 5 minutes que devait durer ma pause dans ma hausarbeit se sont métamorphosées en une heure sans que je remarque quoi que ce soit. Merci beaucoup.