Brillante et Glacée
"Like oceanic amoeba chocking on granulated shopping bags,
the spectacle can now only go forward by evolving the ability to eat its own shit."
(McKenzie Wark, The Spectacle of Disintegration, 2013)
J’ai voulu revoir Marienbad. La première fois c’était à la recherche des restes lointains d’un monde germanique implosé, cette Mitteleuropa mythique dont Berlin, que j’avais tout juste commencé à habiter, était redevenue l’épicentre étincelant. Un imaginaire comme les autres fait d’images disparates, de films, d’intuitions de ce que j’aurais pu être en d’autres temps et en d’autres lieux. De quelle classe sociale aurais-je été issu? Sans aucun doute de l’élite cosmopolite cultivée, une haute bourgeoisie devenue maîtresse du monde avant la démocratisation de ses plaisirs réservés: la sensation de la crème artistique transeuropéenne, un révolutionnaire du désir foulant au pied l’hypocrisie bourgeoise? Un petit allumeur en costume marin façon Mort à Venise ou juste un gentil garçon un peu fade et frivole à la Felix Krull? Tant de façons d’être encore possibles sur le terrain de jeu des avant-gardes… Bien plus: le nom de Marienbad résonnait de façon particulièrement exquise comme le paradis perdu d’une élégance parvenue à son ultime perfection avant quelque chute indéfinie, dont Resnais avait réussi à capter les lumières finissantes avec ces femmes glaciales à choucroute figées au son de l’orgue, une haute société oisive réduite à des jeux purement mathématiques. L’Année dernière à Marienbad fut tourné dans divers palais de Munich (Le Nymphenburg, l’Antiquarium de la Residenz) mais c’est cette ville invisible sans cesse évoquée dans l’incertitude d’un événement passé qui se prêtait aux fantasmes les plus entêtants et représentait dans le mystère même de sa sonorité (reprise à l’envi dans la variété française ‘classe’ des années quatre-vingts) l’ultime destination pour finir seul et cynique en digne héritier de Des Esseintes et du Thin White Duke réunis. Voilà en tout cas le genre de garçon que j'étais, prisonnier de ma chambre dans l'atmosphère pesante de La Lugubre Gondole, me décomposant peu à peu dans l’indifférenciation d’une banlieue pourrie par l'emprise des normes.
Alors que Karlsbad à quelques kilomètres de là resplendit de son opulence de pièce montée grâce à la présence de nouveaux riches russes dont aucun étalage ne semble suffire à satisfaire la vanité, Mariánské Lázně, de taille plus modeste mais au pittoresque paysager plus achevé, semble bel et bien flotter entre deux eaux. Le long de ses avenues impeccablement soignées et bordées d’énormes hôtels habsbourgeois déliquescents, c’est un troublant sentiment d’irréalité qui domine dans le décalage entre la grandeur extravagante du décor et une absence humaine presque totale. Tout comme ses palaces monumentaux émergeant comme des songes des forêts de Bohême, les groupes de visiteurs apparaissent de façon aléatoire tels des bancs de poissons en déplacement d’une source thermale à l’autre. Ce sont en très grande majorité des retraités allemands en cure que leur sens vestimentaire no nonsense rend immédiatement identifiables - des coloris déclinant toutes les tonalités du beige, des textiles criards dont la persistance depuis les seventies demeure une énigme esthétique totale et le classique qui faisait jadis beaucoup rire mes parents sur la plage: les sandales à chaussettes. Une musique triste flotte par intermittences au dessus du parc, des rengaines connues (It's Now or Never d’Elvis, Le beau Danube bleu) jouées sur des sortes d’Ondes Martenot synthétiques. C’est la Fontaine Chantante qui repart pile à chaque heure, composition sculpturale du communisme tardif qui par ses jeux d’eau féériques - en fait un seul jet giclant selon les impulsions de la bande-son - attire les foules fascinées. C'est un spectacle à fendre le cœur qui ne fait que rendre plus poignante la fragilité de ce petit monde de fantaisie, confection acidulée qui a résisté à toutes les tragédies de l’Histoire pour s’échouer hallucinée dans une époque pour laquelle elle n’était plus faite.
C’est en effet un véritable miracle qu’après les cataclysmes de deux conflits mondiaux, la reconfiguration des frontières dans cette poudrière de revendications nationalistes qu’était l’Autriche-Hongrie et les expulsions sanglantes d’Allemands autochtones durant l'effondrement du Reich, le décor tienne encore debout dans une relative cohérence visuelle. Même au plus fort de la domination communiste, dont le credo fonctionnaliste aurait pu avoir raison de cette folie décadente impérialo-bourgeoise, la ville d’eau continuait à vivoter malgré une décrépitude croissante et une vague de destructions qui ne prirent fin qu’à la faveur d’un facelift glam (avec la fameuse fontaine musicale en pièce maîtresse) entamé dans les dernières décennies de ce qui était encore la Tchécoslovaquie. L’ambiance devait alors être formidablement morbide dans la Marienbad d’après-guerre, brouillée de pluie dans un silence couvrant l’horreur encore vive. Les cendres étaient à peine retombées et Vienne, ex-capitale d’empire et repaire d’anciens nazis suintant de haine, était condamnée à sombrer pour longtemps dans une insignifiance provinciale comme elle semble l’être dans cet autre film ‘chic’ mais complètement dévoré par son délire SM en KZ: Portier de Nuit… Ces jours-ci Marienbad n’est plus qu’une fiction creuse et surfaite, une parodie grossière des fastes d’un monde étouffant dans son propre vomi et parsemée de ruines en attente d’une dernière incarnation lucrative pour quelque oligarque en mal de prestige, comme l’ancien King of England, un colosse historiciste explosif mâtiné de Jugendstil, ou l’Hotel Mondorf dans l'axe de la promenade dont l’inhabituelle sobriété classique se désintègre depuis des années sous un voile à la Christo. Saturée de boutiques de souvenirs et de fast foods graisseux qui ne dépareilleraient pas à Blackpool, Marienbad se trouve toute entière prise dans la triangulation infernale de la classe sociale, du goût et du recyclage spectaculaire.
Car si à la faveur d’un coup marketing un investisseur aventureux décidait de radicalement transformer la ville - vider tous ses petits vieux et en faire une station thermale haut de gamme, un peu comme Budapest tente d’attirer dans ses établissements de bains les super players du business mondial? Si des nymphettes en Prada faisaient elles aussi leur Marienbad, titubant sur leurs talons le long des avenues comme autant d’avatars de A. (le petit nom de Delphine Seyrig) et que sous la Grande Colonnade néo-rococo les magasins chinois de knick-knacks en tous genres laissaient place aux enseignes de luxe ou à une pépinière de ‘jeunes créateurs’ comme il est devenu courant pour ‘régénérer’ des quartiers en perdition (le spectacle a une capacité infinie à se retourner sur/contre lui-même comme le montre la métamorphose actuelle des alentours de Zoo Bahnhof visant à sauver Berlin-Ouest… City West, d’une déchéance sans fond sous le poids du tourisme de masse), Marienbad en serait-elle pour autant préservée de la vulgarité de notre siècle où tout est généré et réabsorbé à l’état de commodité, au-delà duquel plus rien ne peut exister? Le lieu, né d’une logique de spéculation et de rentabilité, n’est-il pas depuis ses débuts qu’une spirale de spectacles en miroir, une œuvre d’auto-phagocytage ressassant jusqu’à l’épuisement une grandeur originelle? Et moi, qui n’en suis plus à une contradiction près, comment me positionner entre ma haine envers tout revanchisme de classe, des inclinations proprement bobo et un faible remontant à l'enfance pour les excès esthétiques des régimes passés? Finalement, en tant que ‘fantasmagorie du capital’, à l’instar des arcades ou des grands magasins de la bourgeoisie triomphante, Marienbad s’inscrit dans une longue lignée des lieux de consommation du plaisir dont Las Vegas représenterait l’apothéose. Sous le déluge de stuc flasque, de meringue sucrée et de néons livides, sa condition présente révèle peut-être enfin sa véritable nature marchandisée, sans masque ni illusion de goût, d’une irréductible vulgarité à laquelle il serait vain de vouloir échapper. À moins de s’enfermer à jamais dans la chambre hermétique du film fantasmé par Robbe-Grillet, joyau noir propulsé dans le rien, et d’attendre comme ses protagonistes indolents et immobiles la fin qui ne saurait tarder.
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