Animal Nitrite
"(...) like the teeth on cogwheels, they mesh with each other and make the machine go round,
the machine of the spectacle, the machine of power."
(Raoul Vaneigem, Basic Banalities)
Augsburger Strasse est l'une de ces stations de U-Bahn qui dans sa discrétion en serait presque invisible: située à l'arrière du KaDeWe dans cette partie de Berlin-Ouest (ou City West, comme elle a été redésignée) qui dès Wilmersdorf s'enfonce indéfiniment dans une anesthésie visuelle très RFA d'après-guerre, elle ne paraît connue que des gens du quartier, à l'écart des flux de touristes qui déferlent en permanence sur le célèbre magasin. Carrelée en parfait mode seventies d'un orange nauséeux de sortie de boîte à cinq heures du matin, elle n'a rien dans son fonctionnalisme revêche de la pompe Deutschland über alles qui caractérise une grande partie de la ligne de Dahlem dans sa monumentalité granitique völkisch et un rien de kitsch à la Ludwig II.. Alors que je traversais cet été son souterrain pour gagner le quai en direction du sud, une puissante odeur de pisse me heurta de plein fouet. Elle était très rance et contenait une forte dose d'ammoniac combinée à des résidus de détergents, mélange aussi cinglant qu'une bouffée de poppers à jeun qui me monta immédiatement à la tête dans une pulsation cardiaque redoublée. Il y faisait agréablement frais dans la canicule qui pesait sur la ville ardente, et dans le silence de la station vide - le service y est moins fréquent que sur les lignes plus centrales - j'y suis redescendu en attendant mon train. Quelque chose me retenait pourtant de pleinement occuper le souterrain, de m'adosser aux murs lisses et de prendre le temps de profondément inhaler le passage de ces hommes dans l'âcreté de leurs pisses mêlées. Une chose pourtant intensément désirée mais que j'estimais sans conséquence, qui s'évaporerait une fois que le temps dominant aurait repris son cours vers d'autres buts pour d'autres affaires jugées plus essentielles. Dans mon renoncement je pensais aux soupeuses qui dans le Paris crasseux d'avant le grand toilettage des années flash ne vivaient que pour ça, fidèles à leur fantasme le plus dévorant, et n'auraient pour rien au monde dévié de leur rituel quotidien de consommation de pain souillé. Jusqu'à ce que l'équilibre fragile de leur univers érotique ne fût anéanti par arrêté municipal au nom d'impératifs hygiénistes.
Le secteur gay historique de Schöneberg, que je fréquente à nouveau assidûment depuis un ou deux ans, se trouve tout près de là. C'est un développement d'autant plus ironique que pendant longtemps il avait été de bon ton d'en rire avec mes amis 'alternatifs' in the know - jusqu'à louer avec l'un d'eux une chambre à l'heure dans un bouge de l'Eisenacher Strasse, où les rideaux imprimés et les plafonds scintillants d'une myriade de petites lumières nous avaient comme deux cons plus tenus en haleine que le sexe lui-même. Car le quartier, dans sa profusion de bars à cul, de Kinos à cabines et de Kneipen au décor rustique baignant dans des lueurs roses écœurantes, constitue un florilège esthétique des années quatre-vingt, presque inchangé depuis la chute du Mur et l'exode en masse de toutes les énergies créatives vers l'Est, comme s'il s'était soudainement figé en un temps resté en suspension. Alors que l'avant-garde sexuelle polyperverse investissait au son de la techno la plus pointue et primale tout ce que le terrain de jeu d'Ost-Berlin offrait de bunkers, centrales électriques et gares de triage désaffectés (les mythiques soirées Snax sont encore dans de nombreuses mémoires), Schöneberg restait pétrifiée dans son image de vieille tante d'un Ouest désormais marginalisé, repaire de folles ringardes bouffies par l'alcool, de sugar daddies entretenant à eux seuls tout un milieu de Stricher (de nos jours exclusivement de jeunes Roms d'Europe de l'Est comme le montre Die Jungs vom Bahnhof Zoo de Rosa von Praunheim), au milieu desquels circulait une armée de clones cuir dont le style, curieusement guindé face aux hybrides futuristes de la nouvelle scène fétiche, renvoyait à une époque lointaine et fanée, le Berlin-Ouest clinquant des premières backrooms et des boulevards pluvieux et impersonnels de Taxi zum Klo. Car c'est surtout la nuit que les rues, toujours presque entièrement désertes, révèlent leur étrangeté oppressante, une obscurité épaisse à peine percée de néons gris et qui comme une coulée visqueuse se propage entre les immenses bâtisses Gründerzeit aux entrées vertigineuses. En fait c'est vraiment là, dans cette opulence bourgeoise confinée entre ses murailles sombres trouées de lumières délavées, que j'aurais le mieux imaginé voir éclater les catastrophes expressionnistes d'un Meidner ou d'un Kirchner.
Alors pourquoi Schöneberg maintenant? Aurais-je moi aussi cédé aux fanfares du retour miraculeux de Berlin-Ouest proclamé depuis des années par une presse dont la seule raison d'être est d'entretenir la hype à tout prix? C'est ainsi qu'après des années de relégation et de dérision, l'ancienne vitrine du capitalisme serait de nouveau le centre de gravité du lifestyle berlinois et le théâtre des enjeux urbanistiques de demain. Certes, les abords du Ku'damm sont en passe d'être dramatiquement remodelés par des opérations immobilières de prestige (l'immense tour Zoofenster, la rénovation rétro-chic de Bikini-Haus) visant à gommer l'image Christiane F. / rent boys / kebab shops (au choix) des alentours de Zoo et attirer une clientèle d'un autre calibre. Les premières victimes collatérales en seront bien entendu la micro-écologie de sex-shops et peep-shows environnant la gare et toutes ces choses tombées dans le silence qui ne satisfont plus les exigences implacables du présent: ainsi ce joyau de glitz et d'aliénation consumériste délicieusement guerre froide, shopping mall plastique depuis toujours un peu miteux et déserté où David Bowie aimait se saouler la gueule - et condamné de même à la démolition - qu'est le Ku'damm-Karree. Peut-être ai-je aussi fini par me délester de mes préjugés de branleur hisptérique ne jurant que par Kreuzberg-Friedrichshain et orientalisant en retour ce Far West jugé risible (un comble!), et que cette désidentification m'a amené, dans l'idée de plus en plus avérée que le trash, même du meilleur goût et à la pointe du cutting edge, n'en reste pas moins trash, à voir cette ville comme un tout indifférencié, une gigantesque machine à broyer, aveugle et sans âme, rejetant tout ce qu'elle absorbe comme de pauvres commodités sans éclat. À Schöneberg, la mise à nu de la mécanique marchande à laquelle nous nous soumettons tous de plein gré est finale dans une 'authenticité de l'artifice' dénuée d'ironie, où le sexe se consomme sans afféteries ni fausses prétentions dans un décor maintenant à peine l'illusion. Dans les bars hardos pétaradant de rouge sang et de noir latex comme les backrooms crados avec leur lino rafistolé au gros scotch, c'est la même humilité du corps pris dans l'engrenage du spectacle et gluant de foutre, délaissé dans ses désirs vacillants et ses faillites, sa fragile humanité... Parce qu'enfin Schöneberg échappe un peu à la tyrannie du contemporain, que s'y croisent une infinité de façons - plus ou moins occultées, déconsidérées ou glorifiées - d'être 'gay' (ou non identifé comme tel), que des créatures fabuleuses venues d'un temps inconnu y paradent dans leur majesté, parce que l'on n'est qu'à quelques heures des méga-orgies qui doivent ponctuer Folsom ce week-end, le lieu est ultimement, pour reprendre Gayle Rubin, the Valley of the Kings.
Photo du sniffer: Anne Laure Jaeglé
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