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06 October 2013

Nuits d'Orient

Alexanderplatz, Oktoberfest

Le délire s’est à nouveau abattu sur l’Alex. À l'occasion de la célébration de la réunification allemande combinée à une version très locale de l’Oktoberfest de Munich, le village lilliputien qui honore tous les moments forts de l'année a de nouveau investi la totalité de la place. Entre les huttes à babioles en faux colombage, les fantaisies sylvestres d'Hansel et Gretel et l'énorme moulin dont la partie supérieure une fois déboîtée et remplacée par un clocher rotatif éblouit nos fêtes de Noël - la fameuse 'superstructure' -, les foules de touristes, envoûtées par ce condensé d'Allemagne, comme les Berlinois que dans un présupposé hâtif j'imagine venus des quartiers Est - autrement dit 'orientalisés' -, se pressent parmi les étals dans un ravissement évident. Protégé par la capsule jaune de mon tramway qui fend lentement les masses de curieux, je contemple tant d'effervescence en me demandant quel sens donner à Alexanderplatz dans la culture populaire de cette ville, questionnement légitime qui se mue très vite en dilemme moral pour s'écraser dans un accès déplaisant de mauvaise conscience. Car comme dirait le pape, qui suis-je pour juger du goût des autres, même si je trouve le spectacle à vomir et n'ai que l'envie de me barrer? Qu'est-ce qui fait que les valeurs artistiques propres à une catégorie sociale privilégiée, cette petite bourgeoisie intellectuelle contrôlant tous les leviers de l'establishment médiatico-culturel et infériorisant dans sa suffisance de classe tout ce qui n'y appartient pas, soient érigées au rang d'universel à l'aune duquel juger toute production? Il est évident que les logiques de domination structurant la société dans son ensemble se répercutent inévitablement au niveau des normes esthétiques, déterminant un soi-disant 'bon goût' [1]. D'ailleurs les jolis jeunes gens du Bauhaus n'avaient-ils pas eu la folle idée d'éduquer les prolétaires au modernisme le plus progressiste, et par là ni plus ni moins de transfigurer leurs vies, projet dont on voit ce qui est advenu dans le fatras du pseudo-marché bavarois - à moins d'y voir quelque génie postmoderne dans la collision ludique des fragments du capitalisme finissant?... Voilà de quoi me donner des maux de tête à chaque traversée de l'étendue venteuse où cela fait bien longtemps que je ne viens plus regarder le monde du bord de la fontaine magique, cet ancien cœur désordonné d'une métropole en devenir. Peut-être ai-je perdu en imagination, ou tout simplement en amour. Ou bien l'entreprise d'auto-expulsion de ma classe d'origine imaginée dans ma jeunesse comme seul salut possible est-elle désormais finale?

Je suis sorti le soir dans un des bordels de Schöneberg où pour la fête nationale l’établissement souhaitait la bienvenue aux Ossis géographiques de la ville avec un shot de schnapps. Sur une table dressée en plein milieu s’empilaient des kilos de bananes et des liasses de fausse monnaie estampillée DDR en souvenir de ce grand moment d’infantilisation orientalisante que fut l’arrivée des premiers Allemands de l’Est à travers les failles du Mur tout juste tombé, à la découverte ébahie de cette moitié irradiante si longtemps fantasmée. L’euphorie fut de courte durée, on le sait, et il n’est pas excessif de parler de véritable colonisation de cette petite création asilaire un peu crasseuse par son double prédateur et rutilant. Mais ça, c’est une autre affaire et ce soir l’humeur est moyenne autour du bar, l’action en backroom carrément tiède, et engoncés dans leurs carapaces de cuir grinçant les clones font les cent pas dans les travées, hiératiques et pleins de morgue comme les rois du monde qu’ils sont [2]. L’un d’eux, un grand barbu en cop à cravache n’arrête pas d’empuantir de son cigare mastoc le coin détente dominé d’une impressionnante effigie à la Tom of Finland trônant en Pantokratôr. Ça m’énerve et je reflue vers les chiottes où peinant à me hisser sur la pointe des pieds je confonds les lavabos avec les urinoirs, avant d’être invité à branler un kebla qui se tient là depuis une heure le froc autour des chevilles. Il y a aussi çà et là quelques têtes connues, témoins de l'époque faste où j'avais quand même un peu plus la gnaque: avec O., longtemps notre seul pourvoyeur en images fantastiques, nous évoquons avec affection nos projets filmiques passés, surtout celui où, la mâchoire meurtrie d'infliger tant de pipes sans âme, j'avais pris les choses en main en me faisant piétiner par mes deux partenaires tétanisés - coup de maître qui apparemment n'a depuis cessé de faire un carton sur le Net. Puis j'y croise un peu plus tard R., hybride skin-prole qui n’a rien perdu de son allure et que j’avais pris l’habitude de voir certaines nuits hurler comme un dément sous l’emprise des drogues. Ce soir il me paraîtrait presque serein, tourne en permanence à la recherche de son esclave à plein temps et suggère même que nous prenions le petit déjeuner ensemble. Mais à la sortie du club seul un plafond bas d’un gris laiteux régnait sur les rues vides.

Le lendemain Berlin était immobile sous un soleil étincelant et dans ma torpeur j’essayais de rassembler un peu de mes forces en vue du plan cul qui m’avais été promis pour le soir même. Je n’avais rien d’un peu rock ‘n’ roll pour me remettre d’aplomb et dérivais par intermittences dans un état comateux déconnecté de toute notion de temps. Le rencard avait rapidement été réglé en deux ou trois messages et, conscient de ce que les incarnations électroniques peuvent avoir de tyrannique face aux faiblesses d’un corps incarné et faillible, je ne pouvais m’empêcher d’être un peu nerveux dans l’anticipation de la rencontre - simple séance décrassage de bottes ou non. Je ne savais en fait rien de celui qui se désignait sous le pseudo de Dicktator, ses phrases broyées truffées de fautes ne dévoilant rien d’une personnalité à laquelle je devinais pourtant un côté débonnaire à en juger par la pléthore de photos de lui environné d’amis souriants, ici Folsom, là une remise de trophée à la dernière cérémonie Mr. Leather, notre équivalent de Miss Univers. Il avait suggéré un hôtel à Wedding, ce qui ajoutait une certaine dose d’anxiété à l’excitation d’un bon trip crade. Car depuis un plan foireux en Saxe-Anhalt à l’issue duquel on m’avait poliment remis dans mon train, je ne m’éloigne quasiment plus d’une poignée de quartiers jugés safe, et Wedding, auquel j’ai toujours trouvé une fadeur impersonnelle du Berlin-Ouest utilitaire du miracle économique, n’en fait, à tort ou à raison, pas partie. J’imaginais un hôtel d’arrière-cour, les néons blancs perçant à peine l’obscurité, un décor nauséeux de moquettes usées, de verre fumé et de chambres carrelées dans les odeurs de pieds et de détergent... En fin d’après-midi un message est tombé pour mettre fin à mes rêveries exotiques et me dire que ça ne se ferait finalement pas, sans plus de précisions. Un petit crépitement électronique de quelques signes ponctués d’emoticons neuneus, quelque chose d’infiniment inconséquent dans sa légèreté, indolore dans son absence d’implications, qui ne laissa rien dans son sillage et à la faveur duquel Dicktator retourna à sa nuit, aussi épaisse et insondable que les rues de Wedding dans leur éclairage javélisé, droites et tranchantes, sans affect ni douceur. C'est-à-dire rien, dans les configurations présentes du désir, qui ne nous soit à ce point étranger.

 

[1] "Par la maîtrise intellectuelle des critères de différenciation, les nouvelles couches moyennes veulent s'assurer qu'elles échapperont à la déchéance suprême : la 'massification' et la 'banalisation'. Crainte qui ne fait que refléter, en la sublimant dans l'esthétisme, la hantise de toute petite bourgeoisie : la prolétarisation." Jean-Pierre Garnier, 'La nouvelle Beaubourgeoisie', in Une Violence éminemment contemporaine. Essais sur la Ville, la petite Bourgeoisie intellectuelle & l'Effacement des Classes populaires (Marseille: Agone, 2010), 77. Garnier se réfère dans ce passage à l''habitus de classe' analysé par Bourdieu dans: La Distinction. Critique sociale du Jugement (Paris: Minuit, 1979).

[2] J’ai appris que The Valley of the Kings, la thèse de Gayle Rubin consacrée à l’histoire de la scène leather de San Francisco, ouvrage faisant de loin autorité sur la question, allait enfin être publiée - une immense nouvelle.

Comments

Ah ! Que j'aime les histoires de rendez-vous manqués !

Je te suis régulièrement, merci pour la qualité de ta plume, ainsi que pour la force de tes photos, que je ne me lasse pas de contempler dès que j'en ai le temps.
A bientôt de te lire.

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