Les Beaux Gosses
"It's a men's club here. For you it's round the corner." L'événement se reproduit invariablement, lorsque des touristes paumés tournant autour du Berghain des heures avant l'ouverture se joignent à la file du Lab. Les petits groupes mixtes, tirés à quatre épingles pour impressionner des videurs universellement craints, ne semblent en rien déphasés par l'exclusive masculinité de la foule ni l'abondance en son sein de cuir et de latex, et c'est toujours avec une certaine pointe de satisfaction qu'est gentiment lâchée aux inconscients la petite phrase, inlassablement: "Sorry, this is a men's club." Ce soir il y a du monde: contrairement aux Berlinois qui s'y prennent toujours au dernier moment les touristes arrivent tôt, et c'est à croire que beaucoup ont décidé de prolonger leur séjour bien au-delà du Nouvel An. La queue est une véritable Tour de Babel où tous les canons dominants de la gayness contemporaine se trouvent représentés: une proportion considérable de barbes fournies et taillées selon des normes bien précises (strictement délimitée sur la ligne de mâchoire pour bien structurer le bas du visage), pas mal de mecs lookés caillera, puisque Berlin est l'une des plaques tournantes de cet autre culte de la masculinité pure et dure, des harnachements SM plus classiques, en somme une clientèle visuellement très homogène (on parle de 'style Lab' pour désigner ce type de pédé sexy, kinky, urbain et cosmopolite - sans doute en opposition à la scène historique de Schöneberg, en flottaison entre deux temps). Attendant sagement mon tour je contemple avec toujours la même fascination l'énorme masse de béton de l'ancienne Kraftwerk, ses ailes inoccupées trouées de baies obscures que j'imagine cacher un luxe secret de palais vénitien abandonné. Récemment je me suis même aperçu qu'avec la caserne des pompiers et le commissariat voisins, ainsi que les blocs de la Grünberger Strasse, elle formait un complexe urbanistique 'réaliste-socialiste' fabuleux, laissé plus ou mois en l'état depuis la chute du Mur, noir de crasse et proprement impressionnant de nuit... Ce soir je me sens apaisé et heureux de me trouver parmi tous ces hommes d'humeur festive et prêts à prendre possession des attractions du lieu, ce fun palace de toutes les perversions et fétiches imaginables, alors que dans mon casque retentit la voix poignante de Rita Streich sur la musique que Hans Werner Henze avait écrite pour le Muriel de Resnais.
Cela faisait des années que je cherchais les deux bandes originales composées pour Muriel et L'Amour à Mort à environ vingt ans d'écart et dont je n'avais qu'un mauvais enregistrement. Muriel ou le Temps d'un Retour est sans doute l'un des films les plus profondément bouleversants que je connaisse, moderne, lyrique et politiquement tranchant (il fallait la stature d'un Resnais pour oser aborder si tôt les crimes de la guerre d'Algérie), peuplé de personnages beaux et énigmatiques piégés dans leurs temps subjectifs - la magie de Marienbad transposée dans l’austérité coincée du cul de la France gaullienne. Je l'avais revu un soir il y a quelques années à mon retour de chez R., dont je venais de faire la connaissance au Berghain dans les derniers feux de la Snax. Sous le viaduct du U-Bahn à Schlesisches Tor, c'était une chaude soirée de printemps et encore sous l'effet du GHB que j'avais bien sifflé pendant la baise, torse nu avec mon froc en cuir qui me glissait des hanches (j'avais perdu mes bretelles quelque part dans la nuit) et mes bottes qui commençaient à peser très lourd, j'étais d'une insouciance sereine, heureux d'afficher au regard des passants (indifférents) les heures passées sur ce corps même, le mien, hagard et dépenaillé comme on ne pouvait l'être qu’ici - quelque chose de virtuellement impossible dans des villes aussi régimentées que Londres ou Paris. Après ça, regarder Muriel ne pouvait que prendre un relief particulier, la classe de Delphine Seyrig courant dans son élégance désarticulée le long des rues d'un Boulogne-sur-Mer reconstruit et embourbé dans des temps hétérogènes, des errances impénétrables dans leur but comme leurs motivations, la ville se refermant inéluctablement sur elles. La musique de Henze - des pièces très courtes largement fragmentaires - a profondément marqué ma jeunesse tant elle était devenue indissociable de mes étés à Brighton passés avec un homme qui ne voulait pas de moi et avec qui je faisais mon cinéma, rejouant à l'envi la scène primordiale de mon abandon par le seul aimé des années plus tôt, qui m'avait échangé une nuit contre mon double, en seulement plus beau et plus abouti. À Brighton, The Queen of the South, ville à la blancheur de craie immobile sous le soleil, sa jetée d'attractions effondrée dans la mer, comme T.Beach, station balnéaire pulvérisée du Ravissement de Lol V.Stein avec laquelle elle se confondait à la perfection. Ma descente vers T.Beach a duré des années, un deuil que je n'avais pas décelé sous la légèreté anodine des vacances. Puis lentement le temps s'est remis en marche, le corps a repris forme et des noms brutaux et cinglants de modernité en sont devenus le nouvel écrin - Lab.oratory, Ostgut, Triebwerk. À Berlin, là où je suis venu réintégrer ce territoire mouvant et criblé de zones d’ombre.
J’ai choisi mon short de boxeur rouge sang pour faire mon entrée en beauté, ainsi qu’une paire d’Adidas montantes noires et argent, plus confortables pour danser que les Rekins, réservées, elles, au kiff dans la partouze qui vient de se terminer. Il faut recontourner le bâtiment pour accéder au Berghain proprement dit, dont la masse illuminée surplombe comme tous les samedis soir une queue compacte se déroulant autour du terrain vague qui lui fait face. Je me dis qu'il est incroyable qu'après tant d'années la légende reste entière, sans doute d'un prestige égal à celui du Studio 54, la jet-set planétaire en moins (un peu comme la Berlinale, le club est farouchement démocratique et hostile au système de privilèges ringard traditionnellement en vigueur ailleurs), qu'il s'agit sans doute là de la plus brillante opération de mythmaking de toute l'histoire moderne de cette ville, ses origines dans la scène gay underground et la qualité impeccable de sa programmation (sa face cachée, KUBUS, étant le cadre de productions de haut niveau où tout hipster se doit de se ruer sous peine de déclassement) achevant d'en parfaire la mystique étincelante. Tout le monde semble avoir une opinion sur le sujet et on ne compte plus les manifestations littéraires du phénomène, avec des résultats aussi inspirés qu'érudits, ou au contraire banals, voire franchement calamiteux... Fendant la foule en grande partie composée de touristes - l'archétype largement médiatisé de l'EasyJet-setter -, je constate que l'âge moyen y est très nettement inférieur au mien, une belle jeunesse bouillonnante d'anticipation à l'idée de pénétrer dans le saint des saints - le lieu sera-t-il fidèle à sa réputation de plus grand den of iniquity du monde occidental? - et aussi morts d'épouvante à l'idée de passer imminemment sous les fourches caudines du comité de videurs, devenus à eux seuls des célébrités mondiales, leur sort devant être scellé en une fraction de seconde, et comble de l'humiliation, sans un mot - une entreprise de terreur à laquelle nous nous soumettons de notre plein gré dans une fascination trouble et ambiguë pour tout détenteur de pouvoir. La file 'alternative' est, elle, presque toujours déserte mais parfois c'est bien l'énergie du désespoir qui s'empare des malheureux qui s'y engagent - qui de clamer qu'il est attendu par tel ou tel DJ, qui de soutenir qu'il figure bel et bien sur la guest-list. Me gelant les glaouis sous mon short j'affiche un sourire contraint et sans demander mon reste au colosse qui me fait signe de passer, fonce vers le contrôle de sécurité. Là, les préposés à la fouille sont généralement conciliants, c'est juste quand je dois leur expliquer ce que contient ma fiole de poppers que ça devient pénible - après l'avoir abusivement sniffé à deux ou trois reprises, l'un d'eux a même un jour tenté de me la confisquer, un scandale. Ce n'est qu'une fois posé sur mon sofa dans la vaste salle des pas-perdus, face au magnifique Rituale des Verschwindens de Piotr Nathan, que je peux commencer à contempler l'immense nuit qui s'ouvre à moi.
En vertu d'une psychogéographie complexe qui m'est propre, le 'Klo Bar' constitue, dans son ébullition permanente et la beauté de son spectacle, l'épicentre incontesté du lieu. C'est vraiment là que la véritable diversité du public est la plus évidente, des communautés souvent étrangères les unes aux autres mais unies dans l'euphorie de faire partie de la même odyssée parsemée de plaisirs comme de périls. Y défilent d'abord la moitié du Lab encore en tenue, dont un ou deux queutards notoires qui me saluent en passant, des teufeurs de première dont je n'imaginerais jamais prétendre faire partie et une foule de gens follement attirants, stylés et sexy, filles comme garçons, dont on se demande quel effet doit faire le simple bonheur d'être eux. C'est un espace plush et cosy, où chacun est exposé au regard de tous dans le bien-être qu'apporte le sentiment de se voir intégré à cette immense économie du désir, et il est en cela bien plus séduisant que la boîte de verre grandiose du Bar des Rosaces de l'autre côté du dancefloor, dont le néo-classicisme soviétique est magistralement mis en valeur par la lumière - à l'époque on ne lésinait pas sur la pompe, même pour une chose aussi fonctionnelle qu'une centrale électrique... Quant au Panorama Bar, il occupe une place à part sur ma Carte de Tendre dans la mesure où émotionnellement, plus qu'une terra incognita, la partie supérieure de la superstructure n'existe pour moi quasiment pas. L'escalier qui y mène a même fini par devenir synonyme d'exil forcé lorsque le dimanche soir Berghain est évacué sans ménagement par la sécurité, l'atmosphère étant suffisamment retombée pour oser jeter les irréductibles. Là-haut j'ai toujours le sentiment de m'échouer dans une party qui aurait commencé il y a des lustres et où je n'ai aucun repère, complètement out of place, dénudé et crade au milieu des jolis hispters, provenant trop manifestement des limbes du Lab où j'ai été aspiré sept ou huit heures plus tôt. De plus je n'ai jamais réussi à prendre possession de l'espace qui me semble éclaté, morcelé et incohérent - les chiottes sont introuvables (et quand j'y arrive, c'est invariablement le boxon), je n'aime pas ces enfilades d'alcôves où je ne sais jamais où me poser et la cage d'escalier pisseuse me rappelle trop le collège de banlieue répugnant de ma jeunesse. Même l'immense close-up anal signé Wolfgang Tillmans rayonnant près du bar me semble rédhibitoire. Ironique quand on sait que Tillmans est plus que quiconque celui qui a contribué à forger l'expression visuelle de mon identité de pédé et a façonné toute une iconographie du désir qui m'a accompagné dans toutes les phases de ma vie, depuis ses débuts dans une petite galerie de Bethnal Green et la projection dans un pub hard de l'East End de son mythique Man pissing on Chair - ce qui était à l'époque d'une esthétique inédite et incroyablement excitante -, à l'époustouflante sobriété et sensualité de son travail plus récent. Mais plus que tout, et sans même prétendre gloser sur les mérites respectifs du Pano et du Berghain en la matière, c'est la musique qui nécessairement démarque de façon très nette les territoires.
J'ai beaucoup d'admiration pour ces gens qui suivent les faits et gestes du moindre DJ en activité sur Berlin et sont prêts à parcourir des kilomètres à travers champs pour les voir performer dans quelque open air du Brandebourg, ou qui organisent méticuleusement leurs nuits en fonction du line-up annoncé. Rien de tel chez moi, qui n'ai pour références que quelques résidents d'Ostgut Ton - les autres noms se perdant dans une nébuleuse indistincte -, que je resserts inlassablement pour épater les mecs.
- T'as vu, il y a Marcel Dettmann qui passe à 5h. Faut absolument pas que je rate ça!
Mon rapport à la danse (une forme artistique que j'ai longtemps méprisée - trop matérielle, trop ancrée dans un corps périssable et vulnérable) est complexe et teinté d'un égocentrisme pathologique virant à l'autocratie - cette lacune première expliquant sans doute cela. Elle n'a rien d'une célébration collective ou d'une immersion dans une communauté chaleureusement humaine, elle est plutôt le véhicule d’une représentation autarcique et exacerbée de soi, un besoin archaïque de voir son existence physique diffractée par la multitude de petits miroirs que constitue chaque regard. J'attends toujours du Klo Bar le moment propice pour me lancer - une densité sonore se formant comme une nuée ardente, une répétition rythmique obsessive, une conjonction d'harmonies qui retourne le cœur, une variation soudaine dans la lumière, pour me précipiter vers le dancefloor avec en ligne de mire l'objet suprême à conquérir à tout prix: mon podium - et tous les coups de tasspé sont permis pour y parvenir. L'objet est en soi modeste et haut de seulement quelques centimètres mais les enjeux qu'il cristallise sont considérables, comme si ma vie en dépendait. Je ne m'attaquerais pourtant pas à tout le monde - les pédés sont impossibles à déloger, j'ai depuis longtemps renoncé -, mais les jeunes touristes ne résistent pas longtemps à ma progression discrète, centimètre par centimètre, et se trouvent très vite acculés au bord du précipice, comme cette blonde vulgos en soutif qui un soir m'a franchement énervé en faisant de grands moulinets avec les bras et donnait un air d'Ibiza à mon podium - elle était tenace mais comme les autres a fini par céder -, mon hybris précipitant parfois ma chute lorsque pris de blackouts je vacille du socle pour me crasher contre le sol de béton - insensibilisé à la douleur, même la honte ne m'atteint pas... Mitraillé de décharges électroniques, criblé d'astéroïdes sonores qui fusent de tous côtés, constellé de formes lumineuses, le corps est dramatisé et transfiguré dans sa coïncidence totale avec son image fantasmée, celle qui ne doit en aucun cas s'en détacher et le laisser dangereusement seul - mon short luisant dans le bleu profond qui submerge l'espace, le corps compact du boxeur mécaniquement mû par une puissance supersonique qui le régente tout entier, la coupe de cheveux parfaitement maîtrisée. Une Gesamtkunstwerk née de l'alchimie rêvée par toutes les avant-gardes - vie, musique, lumière et architecture compactées en un instant absolu. Le sens de l'espace tel qu'appréhendé du podium est proprement saisissant et l'immense halle n'est jamais si magnifique que dépouillée de tout superflu, son brutalisme terni exposé dans une simple lumière blanche - ce qui est loin d'être toujours le cas, les crimes visuels commis contre l'édifice étant légion. Ainsi, le sixième anniversaire du club pour lequel on avait érigé une sorte de volcan cinétique qui se dressait jusqu'au toit et se mettait par intermittence à éructer des flammes en brillant de ses mille feux, ou bien l'avant-dernière Snax où l'on avait suspendu au plafond une teub en résine géante qui tournoyait bêtement au-dessus de la foule et crachait des fumigènes aux moments paroxystiques - on l'a par la suite retrouvée rescapée dans le jardin du Lab, totem demesuré qui bloquait le passage et emmerdait tout le monde. Lors d'une autre édition qui avait pour thème l'enfermement sous toutes ses formes, une backroom déguisée en camp de détention mâtiné de bidonville envahissait le Hall des Colonnes comme une affreuse maladie, un mirador à projecteur couronné de fils barbelés dominant Guantanamo Gay. Foucault aurait sans doute eu beaucoup à dire de cette collusion ludique entre incarcération, sexualité et contrôle.
Trempé de sueur et le corps en apesanteur je regagne le Klo Bar, qui, orné des vestiges industriels de l'ancienne centrale, rougeoit dans les vapeurs et regorge de groupes d'amis amoncelés sur les sofas. Je ne connais peut-être aucun DJ par son petit nom mais j'ai toujours eu un succès considérable auprès des barmen (auxquels je le rends bien), et ce soir c'est S. qui est là, qui me sourit en me voyant apparaître, m'embrasse puis me prends la main en me rendant ma monnaie. Comme une groupie de bas étage, je fonds... Bière en main je prends place sur un accoudoir de canapé où est assoupi un petit blond qui me plaît, juste ce qu'il faut de caillera Lichtenberg pour pouvoir rentrer, massif et arborant une paire d'Airmax nickel. Je me rends compte qu'il a le nez romain, l'une de ces raretés physiques qui a le pouvoir de me rendre dingue, si bien que je ne me donne même pas la peine de réfléchir avant de commencer à le chauffer - la danse a ce don de rendre invincible - en lui matant ostensiblement les pompes. Ça marche, il les mets bien en évidence, les carresse un peu pour m'allumer, puis me les présente, les jambes remontées et étendues sur moi. Je les admire, les masse longuement, passe ma main à l'intérieur pour sentir la chaleur humide, crache dessus et les lèche avec soin pour les faire reluire, ce qui le fait sourire d'un air satisfait et m'excite à fond, sachant le monde présent tout autour en train de profiter de la scène. C'est alors qu'il me propose d'aller dans un coin plus tranquille pour continuer. Je ne suis pas sûr de vouloir partir mais me laisse tout de même entraîner en bas du grand escalier, dans une zone où je ne vais que rarement, le Hall des Colonnes, forêt froide et inhospitalière bordée d'une série d'enclos en béton et terminée d'un complexe de petites backrooms étagées où l'on se perd à tous les coups. Privé de mon numéro au Klo Bar, loin de la surface magique du podium et trouvant le petit vraiment trop cho, cette sorte de kleine Sau qui à cet âge ne pense qu'à niquer, je commence à être gagné par le doute - en fait la terreur pure de ne pas être à la hauteur de mon image - qui se délite à la seconde -, de ne m'avérer être qu'une super arnaque, a total fraud. Il dégraffe son baggy, il a une très belle queue qui lui repose lourdement sur la cuisse, il me serre la nuque pour m'y plaquer de force puis face à ma résistance m'agrippe par les cheveux. Et là, comme dans un film d'horreur de série Z, la main tremblante portée devant des yeux horrifiés par la mutation extra-terrestre dont ils sont les témoins, vient le coup de grâce:
- Putain, avec ce que tu t'as dans les tifs tu pourrais fister toute la boîte!
Précisément.
J'ai toujours aimé flâner dans les toilettes au petit matin. Même si elles étaient régulièrement inondées avant leur rénovation récente, c'était toujours un bon endroit pour échanger trois mots avec des inconnus, idéal pour tomber sur des potes, mater les mecs pisser ouvertement (qui ne se faisaient pas prier), contempler le paysage chaotique des marges de Mediaspree dont l'atroce manque d'urbanité s'était peu à peu répandu jusqu'à cerner le Berghain lui-même - des supermarchés hard discount, un shopping centre d'entrepôts aux couleurs criardes, des parkings déserts à perte de vue. À travers les filtres de couleurs collés aux fenêtres - d'un beau bleu cobalt et rose persan - il avait une délicatesse d'estampe japonaise, apparaissant enneigé même en plein été, irradiant étrangement et flottant au-dessus du monde. C'est pendant l'un de ces moments de calme qu'il m'aborda, un keum comme je les aime, brun, barbu et de cette compacité athlétique si subtile qu'elle semble naturelle. Il était complètement à poil et me demanda avec une courtoisie désarmante si je voulais bien le fister. J'étais fier qu'il me choisisse moi, d'autant qu'à l'époque je commençais à être sérieusement sollicité par d'autres et ne demandais qu'à me perfectionner dans cette pratique. Parce que je suis petit, ai l'air gentil et donne l'impression d'être prêt à beaucoup de choses, j'imagine qu'ils devaient tous trouver ça hyper cho de se faire dominer par un mec comme moi. La première fois j'avais eu très peur de faire des conneries, de causer des dégâts internes irréversibles (j'avais entendu des histoires terribles d'accidents se soldant par la pose d'anus artificiels), tout simplement de leur faire mal et de trahir leur confiance. Ce n'est qu'une fois introduit et envahi par la chaleur transmise par cet autre corps que je saisis l'énormité de ce qui était en train de se jouer, la puissance de cette intimité faramineuse. D'abord, ces mecs sont incroyablement dilatés - on se demande ce qui relève d'une élasticité des sphincters régulièrement entretenue plutôt que de l'effet des chems - et là, dans la cabine des chiottes exiguë, dans les râles de plus en plus haletants du bogosse plaqué au mur, tout me semblait d'une facilité souveraine. J'assistais fasciné à ma propre ascension dans ce cul beau et musclé, tout entier refermé sur moi, n'existant que par ce poing propulsé très loin dans le vide chaud et tendre. L'espace d'un instant j'essayais d'imaginer ce que ce devait être avec quelqu'un que l'on aime vraiment, à la fois ému et excité d'être sorti de moi-même et de mon registre habituel - ces rôles convenus usés jusqu'à corde -, de me sentir investi d'un pouvoir si colossal, d'une telle responsabilité bienveillante envers un inconnu.
Parfois il y a aussi ces visages depuis longtemps perdus de vue qui refont surface, comme N., un garçon que j'avais toujours connu doux et mesuré, et que j'aperçus un autre de ces matins en train de courir dans tous les sens, montant et descendant sans discontinuer le grand escalier en poussant des glapissements stridents, sa longue silhouette gracile terminée de bras anarchiques s'agitant frénétiquement dans l'air. Une fois calmé et en mesure d'ajuster son regard sur moi, il me désigna au loin son nouveau copain, un ancien acteur porno à une époque très en demande sur la place de Berlin et que j'avais toujours super kiffé - le salaud! -, et comme il était d'une humeur très partageuse, il m'entraîna dans les chiottes pour un petit pick-me-up auquel il s'affaira avec toute la concentration requise, avant de ressortir en trombe dans ses grands cris de folle perdue. Je ne le revis jamais plus... Et bien d'autres encore, comme cet homme extrêmement petit déjà vu dans d'autres boîtes à cul - parenthèse: que ce soit au Lab ou au Berghain, une attention particulière est portée à la présence de ceux/celles que leur mobilité réduite ou constitution hors des normes corporelles dominantes rendraient ordinairement invisibles, a fortiori dans une culture obnubilée par la perfection physique, ce qui mérite d'être relevé... La première fois au Lab j'avais mis longtemps à le distinguer dans l'obscurité, au milieu des hauts piliers qui scandent la nef centrale où sont aléatoirement disposées ces cages aux usages érotiques multiples que je nomme les social structures. Il se tenait immobile contre le mur longeant la galerie des glory-holes et, thème de la soirée oblige, était en tenue de foot intégrale, occupé à regarder les mecs passer, pures puissances de baise qui dans leur précipitation vers on ne sait quel bon coup - nécessairement toujours meilleur que le précédent - n'auraient pu le remarquer. C'était donc à nouveau lui qui attendait à l'entrée de la backroom grouillante, et comme au début j'ai commencé à craindre pour lui, que quelqu'un ne déboule foncedé et le renverse, pire le piétine. Dans un souci protecteur dont je n'aurais normalement pas été capable, je restais là quelques minutes pour m'assurer de sa sûreté, lui adressant des sourires appuyés pour bien lui signifier que je veillais sur lui - sans qu'il ne me demande quoi que soit.
- Alles klar bei dir?, lui lancai-je dans un élan d'héroïsme.
C'est alors que sans même me répondre le nain se posta devant moi et baissa mon short pour me pomper. Cela me prit par surprise, mais Il y mettait énormément de conviction, essayant sans vraiment y parvenir de contenir toute ma teub dans sa bouche. C'est qu'il me faisait mal, ce con, avec ses dents hyper acérées, carnassières et tranchantes comme celles de mon chat quand il me mord pour rire. La bite meurtrie je me retirai en hâte, mais il revint aussitôt à la charge, recommençant à me martyriser, ce qui me fit crier tant la sensation de brûlure était vive. De toute façon je n'aime pas me faire sucer, ça finit toujours par me saouler grave au bout d'un moment, et c'est donc sans état d'âme que je le laissai en plan pour m'engager dans une des backrooms, celle que je connaissais le mieux car la plus confortable de tout l'établissement. Même si les canapés sont pourraves comme il le sont de manière omniprésente dans cette ville - une esthétique paupériste reproduite ad nauseam - avec les ressorts vous perçant littéralement le cul, elle a quelque chose d'apaisant dans son obscurité dense à laquelle le regard met très longtemps à s'accoutumer. Les faisceaux de lumière balayant le dancefloor ne pénètrent que faiblement au travers des briques de verre translucide contre lesquelles de détachent les silhouettes de touzeurs déjà en action, si bien qu'il est quasi impossible de voir qui se trouve assis même à quelques centimètres. Tous les restes de doutes et de réticences qui m'avaient entravé une bonne partie de la nuit s'évanouissent dans la décontraction du corps, son abandon dans l'invisibilité, ma réduction à un vague nuage de particules atomiques, lorsque je hasarde mes mains le longs de jambes dont je devine la musculature, entreprends de desaper quiconque se présente à moi, m'empare de parties au hasard pour en jouir égoïstement, comme pris d'un désir dévorant de gamin pervers faisant faire des cochonneries à ses poupées - ce soir comme par magie devenues adultes et entièrement consentantes -, un monstre vampirique aussi insatiable qu'une Sphinge déglinguée sur la route de Thèbes.
Au milieu de tout ça il arrive parfois qu'un jeune con, ignorant de l'Histoire et de ses rites, perce la chambre confinée de la lumière aveuglante de son smartphone (car même dans le noir on doit pouvoir continuer à évaluer la marchandise), ou qu'un autre y amène sa copine pour lui faire une grosse blague, celle-ci lâchant un petit cri d'effroi lorsqu'elle réalise où elle a atterri. C'est naze, et ça fait toujours mal au derche de voir la culture sexuelle créée par les miens depuis des générations devenir un simple objet de dérision, ou pire d'infantilisation, une sorte de safari park pour ces branleurs de touristes qui pourront raconter en rentrant qu'à Berlin ils ont vu des trucs de ouf, que le Berghain c'est vraiment le neuvième cercle de l'enfer en encore plus trash. Et qu'il y a même un ascenseur caché pour les cadavres de camés qu'on y entasse en secret, et qu'au bord de la piscine VIP sur le toit, c'est l'enculade généralisée... Après tout c'était ça Snax et ses parties légendaires dans les entrailles du bunker de la Reinhardtstrasse - désormais occupé par la Collection Boros -, puis Ostgut, le club issu de cette scène et installé tout près dans des garages ferroviaires datant de la DDR, détruits pour laisser place à cette merde ignoble de Mediaspree: les pédés, la techno la plus intransigeante, le Berlin post-Wende, la célébration jubilatoire de sexualités radicales, l'équation parfaite. L'espace d'un instant je suis pris d'un profond respect pour ma Kultur et rêve de pouvoir le leur imposer par la force... En sortant pour aller aux chiottes j'aperçois juché sur l'une des énormes enceintes un jeune mec qui se branle machinalement. Je trouve ça classe, et comme le bogosse m'inspire une grande tendresse je lui caresse les skets avec dévouement, puis devant son assentiment implicite le déchausse pour le lécher consciencieusement, alors que lui ne cesse de fixer la piste d'un air vacant. La simplicité de la scène me comble, c'est beau et naturel, un désir qu'aucun jugement extérieur ne pourra jamais mettre à mal. Ici, on est invulnérable... En arrivant aux urinoirs qui débordent, je me rends compte que mon short de fausse soie rouge est poisseux de jute, on ne verra que ça quand je retournerai danser. L'heure est déjà bien avancée, dix heures du matin, rentrer si tôt n'est même pas de l'ordre du pensable, un dimanche qui ne fait que commencer dans le déferlement des possibles alors que les clients du matin affluent du grand escalier, bien coiffés et resplendissants. Mon podium est à présent vide, et j'en reprends possession avec toute l'autorité que me confère un droit inné.
In girum imus nocte et consumimur igni
La nuit nous tournons en rond et sommes consumés par le feu
Dans L'Amour à Mort de Resnais, le continuum du film est entrecoupé d'interludes abstraits où des flocons en suspension envahissent l'écran sur un fond d'un bleu vitreux alors que retentit la musique solaire de Henze, ces mélodies de banlieue de la mer. Le blackout avant la chute, le cerveau glacé dans la tempête de neige argentée, saturé d'hybris et ivre de son pouvoir sur le monde, le cœur et le désir desséchés, l'être tout entier raidi et cinglant. Dans les entrecroisements de déflagrations électriques, les éclairs bleus qui traversent le cube, il n'y a plus ni podium ni bar, ni de corps kiffant de petite caillera, les jambes écartées sur un sofa défoncé. Seule la rembarde du grand escalier, qui ne cesse de dégorger the beautiful ones, la jeunesse planétaire qui avec morgue et aisance circule dans l'espace qu'elle fait sien. Se cramponner à elle et ne plus bouger pour que le départ, la sortie d'orbite ne soient pas définitifs, continuer à espérer les atteindre et être accepté d'eux. L'intérieur des joues broyé et à vif, la main passée dans les cheveux dans une manie compulsive à rejouer Golden Years pour absolument personne, l'Histoire qui m'étreint, la vieillesse de la culture dont je proviens, les murs à bites et les baignoires de pisse, grevée par sa trop grande matérialité face à la pureté cosmétique et électronique qui m'environne... L'idée, fixe, ne me quitte pas de la nuit, elle s'est condensée en moi comme un bloc de béton brut, péremptoire dans les évidences dont elle me persuade. Ça faisait une éternité que je ne l'avais cotoyée, cette salope, en vérité depuis les années d'école. Il était avéré qu'en sortant au petit matin je finirais dans la Spree, à pieds joints du haut de l'Oberbaumbrücke, un pont classe et pratique à la fois... Mais la Spree et ses trois centimètres de flotte, je risque juste de me cogner au fond, ça ne marchera jamais. Non, il faut voir grand, large et surtout profond, le Danube oui, pour les villes sublimes qu'il traverse et que je pourrais revoir une dernière fois. Ou chez moi, intégrer la Tamise à marée basse, d’une grève déserte de Wapping ou Rotherhithe, là où, d'un bleu intense et glacé, elle s’élargit dramatiquement avant l’estuaire, les épaisseurs de boue qui en saturent les fonds et la puissance des courants sous-marins excluant toute chance d'en réchapper... La noirceur de la backroom pour fermer les yeux et faire taire l'idée, c'est dégueulasse là-dedans, le canapé troué couvert de foutre et les bouteilles vides qui roulent par terre. Un keum éclaire le sol de son smartphone, rampant à quatre pattes à la recherche de son poppers, ou de son ticket de vestiaire... La neige tombe toujours, me recouvre et m'engourdit, je suis jeté là, personne n'a rien vu, d'ailleurs ici personne ne s'étonne de rien, en fait tout le monde s'en tape... L'Amour et La Mort unis dans un même film, une super idée, les carillons tibétains de Hans Werner Henze tintinnabulant et se fondant dans l'infini, comme un appel, une promesse consolatrice de jours meilleurs, de rédemption même, car je suis un bon garçon, on ne doit pas mal me juger, non....... Quand je me réveille il fait déjà jour, j'ai le sentiment irréel de m'être téléporté à travers la superstructure de béton. Le Klo Bar où je me trouve est complètement vide - où sont-ils partis tous? S. est là, cool et nonchalant, prêt à me servir. Il me lance le même large sourire qu'à l'accoutumée, pose ma bière sur l'une des vitrines de verre encastrées dans le bar sur toute sa circonférence. À l'intérieur des caissons illuminés c'est une vision miniature et merveilleusement onirique de corps d'hommes enlacés ou baisant dans une sorte d'apesanteur liquide. Les sculptures, d'une finesse d'exécution extrême et comme piégées dans l'ambre, constituent une frise érotique continue, puissamment sensuelle et romantique, une ronde des amants emportée dans un flux inexorable... Je m'allonge à nouveau sur le sofa, d'ordinaire débordant de clubbers exténués, ou bien seuls et désemparés. Je me trouve bandant dans mes bleachers et mes bottes, avec, pendant de la poche arrière, mon marcel en latex que la chaleur étouffante du podium m'avait empêché de garder. C'est vrai, hier après-midi c'était Folsom, un super moment avec les potes, même s'ils râlaient un peu du manque d'ambition politique de cette procession de freaks - le potentiel révolutionnaire de tout désir non normatif - uniquement focalisée sur les outfits les plus chtarbés, surtout les ensembles à thèmes animaliers. Puis les célébrations avaient commencé un peu partout dans la ville. J'étais venu au Lab car je savais que l'esprit y serait identique à lui-même, rien à voir avec les teufs attrape-couillons et leurs carrés VIP sponsorisés par des marques de bagnole... Il m'observait du fond du bar, près de l'entrée où stagnaient des bouffées de brouillard opaque venues du dancefloor, un grand skin hiératique, torse nu et luisant de sueur. Il sirotait sa binouze assis sur le radiateur, les bretelles rouges baissées et les bottes crades bien en évidence face à moi. Ses lèvres très rouges étaient ourlées, un coin relevé en un léger rictus, et ses yeux plissés me jaugeant dans un mélange d'amusement et d'arrogance. Je l'ai laissé venir, L'Homme assis dans le Couloir, dans l'anticipation calme de qu'il voudrait bien me faire. La lumière chaude de ce matin d'été tombait sur nous des grandes baies donnant vers l'est, les filtres de couleur, roses et oranges, collés aux vitres lui donnant une brillance toute orientale. C'est là, par-delà la nuit transfigurée, qu'il vint doucement se blottir contre moi. L'espace d'une heure, les fiancés du vent, accrochés l'un à l'autre et emportés loin, n'avaient plus rien à craindre.
À la fin du Satyricon de Fellini, alors que s'achève le périple autour de l'Empire déliquescent à la découverte des peuplades les plus fabuleuses et des perversions les plus extraordinaires, Encolpe et les autres protagonistes se figent subitement en une fresque ornant les ruines d'une villa au-dessus de la mer scintillante, tous irrémédiablement renvoyés à un passé hors de portée. C'est une scène d'une mélancolie extrême - qui me fait inévitablement fondre en larmes -, le sentiment de la fin irréversible d'un monde antique que nous sommes condamnés à ne jamais comprendre. Le Berghain se referme de la même manière sur ses propres mystères, comme ces images de chambre funéraire ayant survécu intactes aux siècles et se désagrégeant en quelques secondes au contact de l'air extérieur, trop nocif, témoins de fêtes lointaines aux grands yeux ahuris. Une forte désorientation accompagne les premiers moments du retour dans le paysage ravagé: en gentil garçon qui n'a rien fait pour fâcher le service d'ordre, je dis au revoir aux molosses de l'entrée (qui ne répondent jamais), entièrement mû par le désir de continuer, sans trop savoir ni où ni avec qui. L'été il est toujours possible de remonter la Friedenstrasse, même terrassé par la fatigue, et de finir au parc - là il y a souvent de l'action, ça nique ouvertement dans les bosquets à quelques mètres des familles bobos du Bötzowviertel devisant et festoyant sur les pelouses -, ou sinon mater un Citébeur, toujours le même, mon bootleg de Matos de Blackoss 3, avec mon préféré, Souann, dit 'le python dans la fournaise'... Mais aujourd'hui c'est l'hiver: mon cœur sombre à la vue du terrain vague, inhabituellement hostile et infranchissable, une géographie accidentée qui semble à chaque retour configurée différemment, alors que s'éloignent de moi les murailles bordées de barbelés, les empilements de containers aggrémentant les jardins si pleins de vie l'été, l'enfilade de hautes baies trouant la carcasse de béton dégradé dont les amoncellements cyclopéens semblent toujours plus fantastiques - un départ de Cythère fade et sinistre. La boue est dense et visqueuse, j'ai du mal à y avancer tant elle semble m'aspirer et me retenir en elle. Perdant mon équilibre je m'écrase dans une épaisseur de sables mouvants. Comme le clown d'Ashes to Ashes coulant à pic dans la mer, quelque part sur la côte sud de l'Angleterre, je reste là résigné, les yeux rivés au désastre - et personne en vue pour me relever.
merci.
Hi
Je n´ai pas encore lu tout le blog, mais en quelques paragraphes, je me suis pris une claque.
Bref, je suis une femme, ne suis pas gay ou peut-être et je souhaiterais te contacter pour une interview.
Je serais vraiment ravie que tu me contactes (email adresse dans ton formulaire de contact)
Merci