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12 April 2014

Helden wie wir

"La subjectivité fictive qui a dû renoncer à sa propre consistance en échange d'une liberté imaginaire a trouvé un environnement où elle peut s'épanouir en toute sécurité sans jamais être effarée par la découverte de sa propre nullité."

(Francesco Masci, L'Ordre règne à Berlin)

 

'Bowie Is' exhibition, V&A, London

Südliche Friedrichstadt

L'événement est déjà attendu avec anticipation et aura sans nul doute un retentissement considérable: la venue en mai au Martin-Gropius-Bau - un palazzo néo-Renaissance étrangement rescapé de l'éradication du complexe de terreur nazie et dernièrement investi par les proliférations monstrueuses du Leviathan d'Anish Kapoor - de l'exposition blockbuster que le V&A de Londres avait l'an dernier consacré à David Bowie. Pour cette édition on nous promet quelques adaptations visant à mettre en relief le tournant décisif qu'ont dans sa carrière musicale représenté les années à Berlin [1]. Curieusement, quand on sait que Low fut essentiellement produit au Château d'Hérouvillle, que Lodger (le troisième volet de l'abusivement nommée Berlin Trilogy) n'y fut quasiment pas enregistré et qu'une grande partie de la période fut absorbée par un World Tour ambitieux (dont est issu le double-live Stage), on se rend compte que Bowie n'aura finalement passé qu'un peu plus d'un an à Hauptstrasse 155, l'adresse mythique de Schöneberg qu'il partageait avec Iggy - rien à l'extérieur de l'austère Mietskaserne peinte en jaune ne trahissant leur présence en ses murs, pas même un graffito adulateur. Si bien que l'on peut dire que seule l'année 1977 fut proprement berlinoise, "Heroes" en représentant dans sa sublime urgence l'expression la plus incandescente, ne serait-ce que pour le titre anthémique qui deviendra indissolublement associé au devenir de la ville - et dernièrement salement massacré par Romy Haag lors des mobilisations contre les lois homophobes votées en Russie. Les récits entourant la réinvention de Bowie en un lieu en tous points étranger, ne serait-ce que par la langue, sont bien connus: l'anonymat retrouvé après une excessive exposition médiatique (tenues 'prolétaires' et no-nonsense stylistique après le romantisme agonisant d'un Thin White Duke gominé et poudré), la lente convalescence mentale et émotionnelle succédant à une cocaïnomanie hors de contrôle (et compensée par des excès éthyliques dans quelque Kneipe lugubre et plastique du Ku'damm), l'hédonisme d'une vie nocturne interlope dont l'immense pouvoir d'attraction continue à ce jour d'opérer, le sens d'une liberté retrouvée dans une ville désertée et consistant largement en une agglomération informe d'espaces vides. Pourtant très peu d'images, hormis les photos avec Eno et Fripp en session à Hansa, la célèbre série de Masayoshi Sukita pour la pochette de "Heroes" et quelques clichés intimistes avec Romy Haag, témoignent de sa présence dans un cadre urbain dont la dramaturgie aurait à merveille épousé son propre goût inné de la mise en scène. Cette absence de représentation étant très délibérément née d'un désir de retour à la normalité (combien de fois au fil de ses diverses incarnations n'a-t-il prétendu être enfin redevenu 'lui-même'?), elle ne fait que rendre obsédante cet instant parfait de révélation intérieure, plus entêtant encore l'intense mystère de l'alchimie fusionnant psychogéographie intime, Zeitgeist et intuition créatrice, un moment purement épiphanique accouchant à lui seul de constellations sonores vitales.

Dans son effacement Bowie était en parfaite adéquation avec ce lieu qu'il avait investi et si puissamment intériorisé, un fragment difforme de ville, isolé et muré de toutes parts, défiguré au-delà de la laideur et parvenu à une sorte d'épuisement esthétique dans un modernisme générique et opaque. Il est difficile pour quiconque n'a pas connu Berlin-Ouest d'imaginer la configuration lacunaire d'une ville encore très largement détruite contrairement aux autres grands centres urbains de RFA, rapidement métamorphosés dans l'extase du miracle économique en cours, les restes de blocs aléatoirement découpés exposant leur murs aveugles et flottant comme un archipel d'îlots sur une immense surface lunaire, telle la Kaisersaal de l'Hotel Esplanade, fragment rescapé par hasard de l'éradication de Potsdamer Platz avant d'être mis sous verre lors des reconstructions héroïques des années 1990. Mais en 1977 on vivait encore pratiquement au milieu des ruines, des moignons décrépits de pompe Gründerzeit cohabitant avec des murailles de logements flambant neufs et éclatants de leurs couleurs pop dans les interstices d'un maillage ravagé - matérialisation des politiques technocratiques de restructuration spatiale à l'origine du mouvement des squats -, et ce n'est qu'à l'occasion de l'IBA dix ans plus tard et la mise en pratique des nouveaux préceptes de 'reconstruction critique' que des secteurs entiers de Kreuzberg retrouveront un semblant d'urbanité et de cohérence formelle. Cette désolation si sensible dans les instrumentaux de Low et "Heroes" a été photographiée par Michael Schmidt dans sa série de 1980 sur la Südliche Friedrichstadt dont le recueil Berlin nach 45 restitue dans une rigueur graphique magistrale la froideur hallucinatoire [2]. Située non loin de Hauptstrasse et Hansa Tonstudio, cette partie de Kreuzberg a été particulièrement malmenée dans les décennies d'après-guerre et fait actuellement l'objet d'un important projet de réhabilitation par la culture. Dans les images de Michael Schmidt, c'est une jungle fantômatique d'immeubles mutilés jonchant les terrains vagues et télescopant des parkings à niveaux multiples, de tours isolées montées sur podium et baignant dans la lumière laiteuse d'un hiver infini qui saisissent par l'intensité d'un gris décliné dans toutes ses variations. La dévastation physique, la déperdition extrême de substance urbaine et l'absence humaine y sont totales, et on ne pourrait imaginer meilleure évocation de Berlin-Ouest comme antichambre du désastre, la destination finale d'une histoire à bout de souffle à laquelle seul le pire des scénarios pourrait désormais mettre fin - une dissolution dans l'aurore nucléaire -, un réservoir purulent de psychoses que Possession, tourné exactement au même moment, incarne à l'excès. C'est cette formation spatio-culturelle propre à Berlin-Ouest qui constitue un maillon essentiel dans la trajectoire de la modernité finissante telle qu'elle est dramatisée par Francesco Masci dans son dernier ouvrage, L'Ordre règne à Berlin [3].

La photo de couverture - un condensé temporel du chantier pharaonique de la Potsdamer Platz par Michael Wesely - résume d'entrée de jeu l'esprit régnant dans la métropole dans la décennie post-Wende, la prolifération stridente de discours et d'images dans une géographie désormais ouverte à sa réorganisation idéologique, die Stadt als Beute. Le triomphalisme frénétique de l'après-réunification - Berlin déclarée métropole mondiale et l'effondrement du rêve frelaté [4], la colonisation et le démembrement de l'Est, son exotisation à travers une esthétique safe et immédiatement commercialisable, son omniprésence visuelle dans la vague d'Ostalgie qui ne pouvait manquer de suivre et a suffi à relancer la mécanique spectaculaire - marque le point définitif d'un processus enclenché au cœur de la modernité et déjà parvenu a son terme durant la Guerre Froide, où Berlin-Ouest se transforma en playground de choix des subjectivités fictives en quête d'expression personnelle. Un des aspects déterminants de la culture underground de cette période, et qui est à l'origine de la venue de Masci dans la seconde moitié des années quatre-vingt, est son irréductible nihilisme, son absence totale de promesse dans un contexte de cataclysme planétaire imminent avec pour seul horizon des amoncellements de débris voués à sombrer dans la boue et les ronces. Pour la première fois, la prétention démesurée des avant-gardes à créer un monde moralement meilleur est enrayée dans la négativité radicale de cette subculture née du Punk - qui avait déjà mis en scène l'inanité des symboles du politique - et façonnée par une configuration urbaine unique dans l'histoire. Objets d'une curiosité réactivée depuis peu [5], les noms et les images de cette époque retrouvent toute leur virulence hautaine: Einstürzende Neubauten, Die Tödliche Doris, les lieux d'expérimentation autant musicale qu'identitaire et sexuelle qu'étaient SO36 et Risiko, l'appel à la révolte cyberpunk de Decoder et ses impeccables credentials underground - William Burroughs, Genesis P-Orridge et Christiane F. y apparaissent -, Nick Cave qui, complètement soufflé par la stage persona de Blixa Bargeld, y amena le cirque de The Birthday Party avant d'y produire coup sur coup ses albums les plus brillants à la tête des Bad Seeds - et qui contrairement à beaucoup n'a jamais cru bon de se gargariser de son passage ici - et évidemment toute la lignée de pop stars et autres nobodies satellitaires venant faire 'leur Berlin' et espérant capter une infime parcelle de l'Angst bowiesque dans la même recherche de déflagration existentielle - avec succès pour Siouxsie and The Banshees, dans une médiocrité sans fond pour Bertie Marshall, un pote de jeunesse de ces derniers qui se faisait surnommer 'Berlin' et qui, n'y retrouvant rien de la décadence toc de Cabaret, piqua une crise du fond de son bedsit crasseux et se vengea de la ville dans un petit livre plein de venin [6], ou dans une avalanche d'emphase vertueuse comme seul U2 en est capable, le groupe s'étant même payé Eno pour à nouveau faire opérer la magie à la chute du Mur. D'ailleurs Bowie, qui venait de faire la connaissance d'Isherwood lors du Station to Station Tour, n'était-il pas lui-même 'nostalgique' d'un monde depuis longtemps anéanti et reconstruit de façon largement fantaisiste par les Seventies, le Weimar d'opérette du film de Bob Fosse dépeint de façon encore plus calamiteuse - si cela est possible - par David Hemmings dans Just a Gigolo (décrit par Bowie, à qui on avait fait miroiter la Dietrich en co-star, comme ses 32 films d'Elvis à lui mais comprimés en un seul)?

'Home is where Berghain is'

Berlin se prête à cette esthétisation à outrance du politique - sa surdramatisation sous le nazisme en représentant un sommet inégalé -, qui dans ses éruptions ultra-violentes qui ont émaillé tout le XXème siècle et dont les échos lointains se firent brièvement sentir lors de l'insurrection punk - presque instantanément neutralisée et dissoute dans l'industrie de l'entertainment [7] - y a vécu ses dernières convulsions pour définitivement laisser place à une prolifération continue d'événements indifférents et interchangeables, absorbant et désamorçant tout acte d'investissement politique se réclamant d'une radicalité systématiquement mythifiée (les squats, les émeutes de May Day, la résistance à la gentrification - un thème ici obsessionnel [8]). Bowie, une subjectivité fictive de dimension cosmique s'il en est, avait donc trouvé son île idéale pour y déployer une stratégie esthétique d'une amplitude et d'une sophistication sans précédent - le frisson de se trouver sur la ligne de confrontation de deux régimes ennemis pouvant à tout moment déclencher un Armageddon, d'approcher, mais en maintenant consciemment la juste distance du dandy, cet Ost si longtemps désiré dans ses mystères et ses dangers [9]. À Berlin, la subjectivité créative de chacun, autant de Geniale Dilletanten soucieux de leur exception supposée, était appelée à s'épanouir en osmose avec la ville la plus viscérale et 'réelle' de toutes - et pour beaucoup de jeunes Allemands de l'Ouest échappant à la conscription, la présence du Mur était la garantie de survie de cette utopie imaginaire contre l'arrogance matérialiste et la Bürgerlichkeit étriquée de la république-mère toute puissante [10]. Mais ce ne fut qu'un blip dans le continuum irréversible d'une culture absolue régentant toute interaction sociale dans les marques laissées par le politique sur le terrain scarifié des anciennes luttes d'émancipation ('Die Ordnung herrscht in Berlin' est le titre du dernier article écrit par Rosa Luxemburg avant son assassinat), et Berlin pouvait enfin opérer sous les yeux de la planète entière sa mue finale au son de la techno la plus intransigeante et l'exaltation de sa permissivité sexuelle dans la Love Parade, son exorcisme du passé par le plaisir, ou plutôt, selon l'expression désopilante de Masci, sa Némesis. Dans le maelstrom d'érudition que représente L'Ordre règne à Berlin, la ville surgit des champs fracassés du récit comme un astre intermittent, et l'auteur n'est jamais en reste de piques, aussi incisives que cryptiques, pour exposer la déréalisation d'une petite métropole engluée dans la génération incontinente de ses représentations et hantée par des obsessions inlassablement régurgitées - la mise à mal du mode de vie vernaculaire du fait de la spéculation immobilière et de la marchandisation généralisée des lifestyles, une culture urbaine intégralement phagocytée par le tourisme de masse, le statut peu enviable de Berlin comme 'ville la plus cool du monde', supplantée depuis peu par Leipzig après que Rolling Stone a abruptement décrété sa fin et - ce qui en dit long sur la faillite intellectuelle de ce type de discours - inextricablement liée au sort du Berghain, lui-même depuis longtemps emporté dans la spectacularisation hypertrophique de son image (et de son corrélat pervers, l'interdiction d'image) et déserté jusqu'au moins le dimanche matin par des Berlinois affligés de se voir dépossédés de leur jouet favori [11].

D'ailleurs plus rien d'autre ne finit par importer tant cette vision hégémonique, monodimensionnelle et hermétique à la multiplicité des réalités sociales semble à elle seule vampiriser le génie de cette ville, quiconque n'appartenant pas à la classe privilégiée et moralement supérieure de l'artiste jouissant de et en lui-même (ou tous les rôles apparentés) étant de facto invisibilisé - pas assez cool, pas assez mobile, pas assez libre de s'explorer. Dans leur expansion infinie que la nuisance d'autrui ne doit en aucun cas venir compromettre, les subjectivités fictives règnent sans partage et il leur est toujours loisible, une fois rentrées chez elles, de rendre compte de l'unicité de leur expérience transformative par la création. Dans la lignée du pauvre Bertie et de sa collision malheureuse avec une ville indifférente à ses illusions de midinette, Berlin produit un genre littéraire en pleine explosion, ces parcours prétendument initiatiques dont toute une jeunesse avide d'auto-réalisation, notamment française, nous abreuve depuis maintenant quelques années. Des titres tels que Fuckin' Berlin et Demain Berlin, hormis le fait d'être tous deux extraordinairement mal écrits, ont ceci en commun qu'ils trahissent une ignorance crasse de la ville s'étendant au-delà de leur scène respective et révèlent, dans leur incapacité stupéfiante à une quelconque réflexivité, la vacuité de non-individus propulsés dans une course aux plaisirs extrêmes supposément impossible en France, pays de merde réactionnaire et accablé de tous les maux - pour le premier un week-end de fun à écumer les bars à cul lors de Folsom à la recherche de l'ultime masculinité dans une germanité fantasmée [12]; pour l'autre une défonce sans fin dans les chiottes du Panorama Bar, parfaitement inconséquente dans son équivalence machinale à toute autre forme d'expérience [13]. Dans les deux cas, rien dans cet hédonisme égotiste "ne fait corps", ni physiquement ni socialement, même les expériences sexuelles les plus censément radicales se jouant dans la déconnexion fondamentale de subjectivités enfermées en elles-mêmes et, dans leur désir obsédant d'être à la pointe d'une avant-garde auto-proclamée, engagées dans une guerre de tous contre tous, réinstaurant en cela l'état pré-politique d'avant le Léviathan théorisé par Hobbes. Dans une de ces digressions brillantes qui constellent tout le livre, Masci met en regard le héro antique, dont la mort revêtait dans son esthétique une valeur éthique exemplaire aux yeux de la communauté, avec les hérauts insubstantiels de la modernité finissante, tous identiques dans le mirage de leur individualité paradant sur un terrain de jeux sans aspérités ni entraves - heroes just for one day [14]. Et c'est bien cette liberté imaginaire illimitée qui assure la perpétuation des structures de domination, l'État n'étant depuis longtemps plus contesté dans son monopole du pouvoir - il se montrerait même plutôt conciliant envers les excès de cette population jouisseuse tout occupée à sa propre esthétisation, tapant du poing de temps à autre pour lui rappeler qui commande mais se sachant fort bien conforté dans son empire tant que le déferlement des plaisirs promis continuera d’attirer une jeunesse déterritorialisée venant y chercher 'en mieux' ce qu'elle connaît de toute façon déjà, tant que Schönefeld, plaque tournante du low cost, croulera sous son afflux journalier de subjectivités fictives en état d'alerte maximale [15].

Finalement c’est comme si Berlin avait fini, à l’issue d’un processus de réductions successives, par coïncider avec sa représentation la plus élémentaire, celle d’un club géant où les passages transitoires de milliers empêchent tout ancrage dans une quelconque historicité - l’étrange réticence de nombre de nouveaux arrivants à parler l'allemand étant l’un des aspects les plus criants de ce détachement du lieu, lui-même devenu tout-à-fait commun dans l'immense circuit de l'entertainment global. C'est peut-être là que se situe le basculement qualitatif qui nous coupe à jamais de l’expérience des premières générations du siècle dernier: en quoi les attentes d'un jeune pédé parisien qui verrait en Berlin une Babylone gay moderne peuvent-elles différer des formations imaginaires d’un Christopher Isherwood, qui avait de son propre aveu fui une Angleterre suffocante guidé par le seul fantasme qu'il se faisait des corps prolétaires de Wedding ou Kreuzberg? Peut-être ce dernier avait-il une appréhension intrinsèquement différente de l’altérité qui l'ouvrait à des déflagrations intérieures, à l'acceptation d’être à jamais changé et à sa propre déperdition dans une ville encore fortement structurée par des relations de pouvoir, un site de résistances multiples que Masci nomme territoire. Et de ses fragments désintégrés Bowie a dû entrevoir les reflets finissants, connaissant lui-même la transfiguration au point précis de tension de deux ontologies essentiellement opposées, un dernier moment de grâce avant que l’histoire ne s’emballe pour de bon, que dans la colonisation progressive de ses espaces défaits par le pouvoir neutralisant de la culture absolue, Berlin finisse par ne plus désigner aucun lieu géographique concret mais une simple condition générique [16]... Dans l'une des séquences de Cracked Actor, le documentaire de la BBC suivant Bowie durant le périple américain du Diamond Dogs Tour de 1975, le Duke squelettique, assis à l'arrière d'une limousine et gérant tant bien que mal l'effet d'un autre petit gramme, contemple en ricanant une mouche en train de se noyer dans sa brique de lait: "It's kind of how I feel", nous informe-t-il, insconscient du fait que pour lui le pire était encore à venir. Et l'on serait presque tentés de lui dire "nous aussi", plus d'un an après son retour mélancolique sur les hauts faits de 1977 dans Where are we now?, dont la sortie avait provoqué dans la presse un déluge d'autoréférentialité dithyrambique, à l'instar du concept graphique de l'album détournant l'iconographie originelle de "Heroes". C’était donc reparti pour un tour: la radicalité libertaire de Berlin, l'ébullition de la scène alternative (curieusement toujours celle de l'Ouest), Dschungel commme le Berghain d'alors, les amants du Mur, les VoPos visant Hansa de leurs fusils - autant d'épopées qui nous seront immanquablement resservies au Gropius-Bau... Nous suffoquons de vivre dans la ville la plus cool du monde après Leipzig, de ces mots pétrifiés tombant de la bouche de pretty things tremblant, dans l'envers masochiste nécessaire à la jouissance qui leur est perpétuellement promise, de se faire tèj par Sven, de devoir continuer à flotter dans une histoire épuisée et condamnée, à défaut d'autre chose, à se répéter indéfiniment dans un champ discursif de plus en plus balisé et étroit. Et cette fois-ci il est à parier que Berlin, à jamais reconnaissante à Dame David de l'avoir honorée de l'un de ses plus grands mythes, saura nous maintenir dans l'attente nerveuse de l'événement-phare de ce printemps: le retour du Messie lui-même.

 

[1] Sur l'odyssée berlinoise de Bowie: Hugo Wilcken, Low (New York, London: Continuum, 2005); Thomas Jerome Seabrook, Bowie in Berlin. A New Career in a New Town (London: Jawbone Press, 2008).

[2] Michael Schmidt, Berlin nach 45 (Göttingen: Steidl, 2005).

[3] Francesco Masci, L'Ordre règne à Berlin (Paris: Éditions Allia, 2013). Interviews: 'Berlin, cette île du bonheur fictif', Ragemag, 03.2014; 'Ganz Berlin basiert auf Kitsch', Frankfurter Allgemeine, 13.07.2013; 'Je suis pour la suppression du Ministère de la Culture', Le Rideau, 06.2013.

[4] Matthias Bernt, Britta Grell & Andrej Holm (eds.), The Berlin Reader. A Compendium on Urban Change and Activism (Bielefeld: transcript Verlag, 2013), 23-65.

[5] Wolfgang Müller, Subkultur Westberlin 1979-1989. Freizeit. Fundus Band 203 (Hamburg: Philo Fine Arts, 2013); Wolfgang Farkas, Stefanie Seidl & Heiko Zwirner (eds.), Nachtleben Berlin: 1974 bis heute (Berlin: Metrolit, 2013).

[6] Bertie Marshall, Berlin Bromley (London: SAF Publishing, 2006).

[7] Francesco Masci, Entertainment ! (Paris: Éditions Allia, 2011).

[8] Masci reprend l'exemple de l'inscription de Neukölln, GAYS NAZIS & HIPSTERS FUCK OFF!!!, qui avait à l'époque causé tant d'émoi, pour exposer l'effondrement du politique (tel qu'il est entendu par Machiavel et Hobbes) dans une guérilla des distinctions individuelles où l'affirmation d'une unicité fantasmée ne peut se faire qu'au prix de la suppression violente d'autres subjectivités tout aussi fictives. Masci 2013, op. cit., 38-39.

[9] 'Ashes and Brocade. Berlinism, Bowie, Postpunk, New Romantics and Pop-Culture in the Second Cold War', in Agata Pyzik, Poor but Sexy. Culture Clashes in Europe East and West (Winchester, Washington: Zero Books, 2014). Le chapitre inclut en outre une réflexion originale, et rare, sur le Possession de Żuławski.

Sur la fascination exercée en Grande Bretagne par une Europe de l'Est monochrome et essentiellement identifiée comme germanique: 'Lipstick & Robots', in Michael Bracewell, England is mine. Pop Life in Albion from Wilde to Goldie (London: Flamingo, 1997), 187-210.

[10] Théo Lessour, Berlin Sampler. From Cabaret to Techno: 1904-2012, a Century of Berlin Music (Berlin: Ollendorff Verlag, 2012), 267.

[11] Quitte à s'aliéner plus d'un hipster, Masci réserve ses meilleurs coups de griffe au saint des saints. Tout en reconnaissant le génie marketing consistant à rendre l'intérieur du palais des plaisirs hermétique à toute prise d'image (entretenant en cela un climat de transgression perpétuelle dont les enjeux sont démesurés - braver l'interdit en créant des images ex nihilo) dans un régime culturel justement fondé sur leur circulation libre et pléthorique, il est moins tendre quand il s'agit d'en évaluer la position symbolique dans le Berlin contemporain. C'est la fixation quasi névrotique sur l'éventualité d'en être rejeté - ce qui déclencherait une crise existentielle ingérable, comme en témoignent parfois d'affreuses scènes d'effondrement nerveux à la porte - qui rend le Berghain 'kitsch' au même titre que le Berliner Schloss - un choix pourtant plus évident -, ces deux marqueurs s'inscrivant dans le même flux imaginaire qui subsume un espace urbain totalement éviscéré - la résurrection du passé impérial et un libertinage sexuel présenté comme sans limites n'étant que deux valeurs vides arbitrairement apposées à la tabula rasa offerte par Berlin comme pourraient l'être une infinité d'autres.

[12] Jeff Keller, Fuckin' Berlin (Paris: Éditions Textes Gais, 2008).

[13] Oscar Coop-Phane, Demain Berlin (Le Bouscat: Éditions Finitude, 2013).

[14] Masci, op. cit., 98-99.

[15] Tobias Rapp, Lost and Sound. Berlin, Techno and the Easyjet Set (Berlin: Innervisions, 2010).

[16] Dans un de ces paradoxes qu’il affectionne, Masci corrèle la perte de substance et d’identité de Berlin avec le remplissage méthodique de ses vides, le projet gargantuesque de Potsdamer Platz comme les centaines d’autres, plus anodins et banals, qui recristallisent le tissu urbain à l’échelle locale, contribuant à sa déréalisation accélérée. Masci, op. cit., 28.

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